La preuve que Salah Ben Youssef n’était pas un saint et Bourguiba un monstre

On se souvient tous des premiers mois qui ont suivi la «révolution» bouazizienne. Dans l’hystérie collective, les néo-bolcheviques et les hyper-islamistes appelaient au jugement et à l’exécution, pas seulement des bénalistes mais aussi des bourguibistes, ou du moins ce qu’il en restait. Nous voulons le procès de la «dictature», de 1956 à 2011, braillaient les islamo-gauchistes ; Bourguiba et Ben Ali sont des tyrans sanguinaires, enchaînait la horde ; l’indépendance fut une imposture, renchérissaient les mercenaires du Qatar et la soldatesque de l’Empire, que le nouveau proconsul américain venait d’introniser nouvelle «élite» politique, comme naguère en Irak, Ahmed Chalabi, Jalel Talabani, Iyad Allawi et Ibrahim al-Jaafari, sous l’autorité du proconsul Paul Bremer ! C’était en réaction à cette hystérie collective et à cet effondrement de la conscience nationale que j’avais décidé de lancer, dès février 2011 et à partir de Paris, le Mouvement néo-bourguibiste (MNB). Par cette ultime tentative d’éviter à la Tunisie le pire, l’objectif était beaucoup plus psychologique que politique : créer un choc national en thérapie au traumatisme que les Tunisiens venaient de subir, réveiller la nation pour que se taise la populace, stimuler la raison pour calmer la ferveur passionnelle, convoquer l’Histoire pour conjurer les méfaits d’une mémoire amnésique. Considérée dans son immédiateté, cette tentative a été un échec. Mais pas dans ses effets à moyen terme, puisque le bourguibisme est désormais à l’honneur, y compris chez ceux que Bourguiba honnissait le plus, à savoir les islamistes et les gauchistes ! Ce fut un échec parce que la mobilisation de ces deux ennemis historiques du bourguibisme a été remarquable. Mais pas autant que la gendarmisation des «bourguibistes» de la 65e heure, ceux qui, de 1987 à 2011, n’ouvraient la bouche que chez leur dentiste ! Un certain Kaïs Laouiti, qui tient sa «légitimité» bourguibienne de son père Allala et de son mariage avec la fille de Bourguiba junior, a loué les services d’une certaine Sihem Boukhris pour casser le MNB. C’est que pour ce banquier londonien, le bourguibisme n’est pas une pensée politique qui transcende les familles, les idéologies et les générations, dont la réactivation peut sauver la Tunisie de la décadence, mais un héritage qu’il faut savoir fructifier ! Même si le bourguibisme a retrouvé son énergie mobilisatrice, c’est depuis l’hystérie collective de 2011 que le youssefisme a été sacralisé, sanctifié, idéalisé par ces héritiers sans héritage que sont les islamistes. Lorsqu’on n’a pas de racines idéologiques proprement nationales, il faut bien s’accrocher à un rameau, fut-il destourien. Car, qu’on le veuille ou non, Salah Ben Youssef est d’abord une émanation du tronc commun destourien dès les origines, c’est-à-dire dès le congrès fondateur de Ksar Hellal, le 2 mars 1934. Comme ils sont orphelins de racines nationales, les islamistes ont trouvé dans le youssefisme un point d’ancrage et un levier de ralliement. Parti exogène par excellence, Ennahda a ses racines idéologiques ailleurs qu’en Tunisie : chez les Frères musulmans en Egypte. Plus exactement chez Ibn Taymiyya, Al-Mawdudi l’Indo-Pakistanais, Hassan al-Banna, Saïd Qutb et Youssef Qaradhaoui, le mufti de l’Otan. Second parti à se réclamer du youssefisme, le CPR de Moncef Marzouki, qui n’est en fait qu’un appendice d’Ennahda. Ennemi mortel de Bourguiba et du bourguibisme, comme ses frères islamistes, le président intérimaire devait, lui aussi, arrimer son parti fantôme à une figure emblématique du nationalisme tunisien. Se servant d’un récit légendaire sur son géniteur biologique qui se serait exilé au Maroc pour éviter la «persécution» des youssefistes, à un moment où le conflit entre bourguibistes et youssefistes n’était pas encore armé, il s’est trouvé en la personne de Salah Ben Youssef un père spirituel pour broder sa propre légende. Il y en a même parmi ses derniers et rares zélateurs, un individu bombardé directeur de l’ITES, se réclamant lui aussi du youssefisme, qui a appelé au jugement des «criminels» ayant persécuté les youssefistes, notamment Béji Caïd Essebsi !
A tous ces héritiers sans héritage national, le moment est venu de confronter les faits historiques aux méfaits mythiques. De revenir sur les causes réelles du conflit entre Salah Ben Youssef et Habib Bourguiba. De dire qui voulait tuer qui. Le moment est venu pour restituer des vérités restées jusqu’à présent muettes. Le moment est venu de publier pour la première fois un document accablant sur les rapports complexes entre Salah Ben Youssef, le pourfendeur d’un Bourguiba «traître et francophile» et la France coloniale.
Mais auparavant, ce petit rappel aux petits néo-youssefistes. En 1988, sur instruction de Ben Ali, la dépouille de Salah Ben Youssef a été rapatriée et inhumée au carré des martyrs du cimetière Al-Djellaz. Sa veuve, déjà rentrée en Tunisie le 22 décembre 1987 après plus de trente ans d’exil au Caire, a été reçue au palais de Carthage par Ben Ali, le 2 janvier 1988. Un hommage officiel et national a été, à juste titre, rendu à son mari décédé vingt-sept ans auparavant dans des conditions moralement condamnables. De là à faire de Salah Ben Youssef un saint patriote et de Bourguiba un démon et un traître, il y a un pas que les démagogues et les politicards peuvent franchir, mais pas les pédagogues et les historiens.
Comme le nom d’Ali par rapport à Mouawiya, de Che Guevara par opposition à Castro, ou Ben Bella par rapport à Boumediene, ou encore le général Naguib par rapport à Nasser, celui de Salah Ben Youssef, par rapport à Bourguiba, renvoie à une construction mythique. Le mythe de l’homme moralement pur et politiquement intègre, le mythe du panarabe convaincu et du musulman attaché à sa foi autant qu’à sa patrie. En somme, il serait tout ce que Bourguiba n’est pas. Pour moi, ce portrait de Salah Ben Youssef s’inspire beaucoup plus de la fiction que de la réalité, de l’homélie post-mortem que de la vérité historique. Feu Salah Ben Youssef n’était pas un être plus moral que Bourguiba, ni plus panarabe ni plus musulman que lui. On ne peut même pas considérer que c’est la question de l’autonomie interne qui est à l’origine de la rupture entre les deux figures emblématiques du mouvement indépendantiste tunisien, même si elle en a été le point nodal. A l’origine du divorce entre Bourguiba et Salah Ben Youssef, du schisme mortel entre les bourguibistes et les yousséfistes, il n’y avait qu’une âpre dispute pour le leadership, la lutte fratricide pour le pouvoir suprême.
Dans cette implacable logique de lutte pour le pouvoir, l’antagoniste devait faire, du moins simuler, le contraire de tout ce que l’adversaire incarnait. Si Bourguiba, en fin stratège, était pour la ratification des conventions sur l’autonomie interne (qui seront signées par Tahar Ben Ammar et Edgar Faure le 29 mai 1955), Ben Youssef n’avait d’autre choix que de s’y opposer dès le 31 décembre 1954. Si Bourguiba adoptait la stratégie du «minimum pour avoir le maximum», Ben Youssef devait adhérer à la tactique du «tout ou rien», à la «stratégie orientale», exactement comme Allal Al-Fassi au Maroc. Si Bourguiba affichait sa préférence pour une alliance géostratégique avec l’Occident libéral, Ben Youssef devait forcément opter pour une alliance avec les «forces du bien», c’est-à-dire l’URSS et les Etats réduits à la triste condition de satellites. Si Bourguiba amorçait sa politique de sécularisation de l’Etat et de la société, Ben Youssef devait inévitablement et sans grande conviction appeler le peuple au soulèvement contre ce grand pourfendeur des valeurs «sacrées» de l’islam. C’est d’ailleurs pour cette raison que dans le dictionnaire des idoles des islamistes tunisiens, Salah Ben Youssef figure en bonne place, quelque part entre Hassan el-Banna, Saïd Qutb et Khomeiny. Il serait le premier martyr de la cause islamiste, la première victime du «mécréant» Bourguiba. Si Bourguiba devait montrer sa singularité face au nassérisme, il ne restait à Ben Youssef que le choix d’inscrire son mouvement scissionniste dans la mouvance du panarabisme nassérien. L’illustre historien Charles-André Julien a dressé un portrait croisé des deux leaders nationalistes en écrivant : «Tous deux passèrent par l’Ecole des sciences politiques et devinrent avocats, mais le premier était issu d’une famille djerbienne très aisée, le second sortait de la petite bourgeoisie sahélienne de Monastir. Ben Youssef, plus jeune de quatre ans, manifesta comme son aîné un grand zèle militant, mais avec un dévouement moins exclusif à la cause, une ambition plus saccadée, une ligne de conduite plus personnelle. Eloquent, mais pas toujours maître de ses propos, il apportait dans la conversation une ardeur trépidante dont la tension ne laissait pas d’inquiéter. A la souplesse du bourguibisme, il opposait une intransigeance doctrinale et tactique, tout en ne négligeant pas de cheminer par des chicanes secrètes.» Contrairement à une légende savamment entretenue, Ben Youssef n’était donc pas un radical indépendantiste refusant toute négociation avec la France, ni un fanatique panarabe, encore moins un islamiste avant la lettre, mais «un fin politicien qui a été longtemps un chaud partisan du dialogue avec la France, plus porté aux concessions parfois que Bourguiba lui-même». Ben Youssef n’était pas un radical indépendantiste, car, selon Félix Garas, il avait donné à Mongi Slim son assentiment sur le fameux discours de Carthage (31 juillet 1954, amorçant l’autonomie interne), tout en voulant être le «véritable maître des négociations». Salah Ben Youssef aurait fait savoir «en sous-main» à Mendès France qu’il était «prêt à un arrangement» et que Bourguiba était dépassé par les événements.
Mais ce n’est pas cela le plus grave. Le document accablant dont je parlais plus haut est un entretien entre Salah Ben Youssef et Charles Saumagne, fonctionnaire de la Résidence française en Tunisie, historien et journaliste. Il s’agit d’un document rarissime, qui remonte à 1956 et qui n’a été publié en France qu’une seule fois, en mars 1976. Aucun historien tunisien n’a jamais évoqué ce document, pourtant mentionné par Mohamed Sayah, le gardien du temple bourguibien ! Non point par égard pour Salah Ben Youssef mais par ignorance de ce document capital. C’est sous le titre de «Une interview inédite de Salah Ben Youssef» que la revue de Jean-Paul Sartre, Les Temps Modernes, a publié pour la première et dernière fois le document en question. L’auteur, Charles Saumagne, commence ainsi : «Lundi 23 janvier 1956. Long entretien avec Salah Ben Youssef, chez lui, de 18h30 à 21h. Bahri (il s’agit de Bahri Guiga), à la dernière minute, a préféré que la rencontre n’ait pas lieu chez moi…»
A son intervieweur, Charles Saumagne, Salah Ben Youssef déclare ceci : «Il est vrai que j’ai voulu dépasser le problème que les conventions n’ont pas résolu parce que le ramassis d’ambitieux bourguibiens a calculé qu’elle (sic) acquerrait ainsi la protection de la France pour leur permettre de jouir des places et de l’exploitation incontrôlée des plaisirs du pouvoir. Il est vrai que j’ai pu me rendre compte au cours de mes voyages et à l’occasion de mes contacts avec le monde extérieur que la Tunisie et l’Afrique du Nord sont en mouvement vers un état de plus complète émancipation que celui où prétendent le fixer les conventions. Mais je ne désire pas créer un état de choses qui précisément contrarie le mouvement inauguré pour la Tunisie vers l’émancipation. Ce que je demande, c’est que l’opinion réelle du peuple tunisien ait toute liberté de se révéler par le moyen d’élections accomplies sans contrainte.» Et Salah Ben Youssef d’ajouter plus loin ces propos pour le moins surprenants, qui dénotent son pragmatisme et son machiavélisme, exactement comme le pragmatisme et le machiavélisme de Bourguiba : «Quant à ma mission orientale, n’exagérons rien. Vous savez bien à cet égard quelles sont mes dispositions personnelles d’esprit. Je veux, moi aussi, que le Maghreb acquière sa personnalité internationale, mais pour son compte, non pour le compte de telle ou telle puissance et à l’extérieur, fût-elle afro-asiatique ou arabo-musulmane ! Et je sais que l’usage que le Maghreb doit faire de cette personnalité reconquise, c’est pour l’associer de quelque manière à délibérer, au destin de la France qui nous a faits, et que nous ne pouvons rien faire dans le monde sans elle et que nous avons l’habitude de la France. Mais pourquoi voulez-vous que par des déclarations prématurées je dénature mes chances dans une négociation éventuelle devenue inéluctable, que je me prive des atouts que j’ai acquis en Orient ? Je les garde dans mon jeu : il y aura un moment de choix où je n’aurai plus besoin d’eux, et où Tunisie, France, Maroc et Algérie seront les charnières de deux mondes, et libres et maîtres de jouer ce grand rôle… Comment la France ne se rend-elle pas compte que Bourguiba et les siens l’ont déjà trahie ! Qu’ils se moquent d’elle alors que moi, elle ne peut me reprocher que de ne l’avoir jamais trompée !»
Quant au pro-orientalisme supposé de Ben Youssef et au pro-occidentalisme supputé de Bourguiba, je laisse le lecteur de ce document apprécier ce différentialisme manichéen : «A-t-on jamais étalé plus de flagornerie et de platitude que n’a fait Bourguiba à l’adresse de l’Orient arabo-musulman dans son discours d’orientation du congrès de Sfax ?»
Mohamed Sayah eu raison de commenter cette interview de Ben Youssef dans les termes suivants : «Y a-t-il contraste plus frappant entre le programme que soutenait Ben Youssef dans ses discours publics et celui qu’il plaidait dans son entretien avec Charles Saumagne ? Ce contraste est en lui-même révélateur de la duplicité du personnage autant que du mépris dans lequel il tenait à la fois ses propres compatriotes et ses alliés d’Orient. Après avoir sollicité l’appui de ces derniers et leur intervention dans une affaire qui ne devait relever que de la volonté des Tunisiens, il se livrait à un marchandage avec la France, pour ne lui demander, en fin de compte que de le préférer à Bourguiba.»
Aux lecteurs et aux historiens de juger le yousséfisme à l’aune de ce document parfaitement authentique et d’apprécier celui qui a été en 1950 ministre dans le gouvernement Chenik, de l’apprécier non point selon le leitmotiv déformant et manichéen qui fait de lui l’ange que la bête (Bourguiba) a dévoré, mais selon ce qu’il fût réellement : un brillant avocat comme Bourguiba, un parfait francophone comme Bourguiba, un musulman quiétiste comme Bourguiba, un parfait nationaliste qui a mis tout son talent et toute sa fougue au service de cette Tunisie indépendante dont il aurait tant voulu être le premier président. Reste la question, aujourd’hui encore épineuse et polémique, de son tragique assassinat à Francfort, le 12 août 1961. Elle fera l’objet de mon prochain article.
Par cette première contribution, j’ai voulu répondre aux imposteurs qui cherchent à s’approprier le youssefisme, comme il y a d’autres imposteurs qui entendent squatter le bourguibisme. S’approprier le youssefisme, non guère pour établir la réconciliation nationale qui est vitale et impérative aujourd’hui, mais pour instaurer de faux clivages idéologiques et, plus grave encore, semer la discorde entre les Tunisiens. Par-delà le devoir de s’opposer aux tentatives de zizanie du guide suprême des Frères musulmans locaux, et de déjouer la stratégie de discorde du satrape de Carthage, il faut désormais laisser reposer en paix Bourguiba et Ben Youssef, dont la vie autant que la mort ont été un don sacrificiel à la Tunisie et une leçon de patriotisme pour les futures générations. Frères de combat devenus ennemis politiques, Salah Ben Youssef et Habib Bourguiba ont tous les deux contribué de façon décisive à l’indépendance de la Tunisie. Comme Tahar Sfar, Mahmoud Materi, Bahri Guiga, Béhi Ladgham…, ils appartiennent tous les deux à l’école destourienne issue d’Ali Bach Hamba, Abdellaziz Thaâlbi, Béchir Sfar et Abdeljelil Zaouche. Tous ces hommes et bien d’autres encore ont porté haut et fort l’étendard du nationalisme tunisien… un nationalisme en berne depuis que la Tunisie a été «libérée» de son indépendance un 14 janvier 2011 !
Mezri Haddad
 

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