Interview – Franck Frégosi : «Il y a un risque que des actes ciblant les musulmans aient lieu»

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Franck Frégosi. D. R.

Algeriepatriotique : Quelle lecture faites-vous de la sanglante attaque terroriste contre le siège du magazine Charlie Hebdo qui a fait 12 morts, dont dix journalistes ?

Franck Frégosi : Il y a plusieurs niveaux de lecture. On peut ne pas apprécier ou ne pas être un lecteur de Charlie Hebdo, mais rien ne peut justifier cet assassinat collectif qui a été perpétré. Ce qui a été montré par la mobilisation qui s’en est suivie, le jour même et aujourd’hui (le lendemain de la tuerie, ndlr), puisque moi-même j’ai assisté à différents rassemblements, là, en ville, devant des universités ou devant des mairies, où des personnes sont réunies, de toutes confessions. Le deuxième élément de cette analyse, c’est qu’il y a une prise de conscience, me semble-t-il, d’un risque de dérapage. Il ne faut surtout pas commettre d’amalgame et – j’allais dire – de faire preuve de la lâcheté la plus grande, qui serait à l’exemple de ce qu’ont fait les auteurs de cet acte, que de vouloir prétendre que cet acte puisse se justifier d’une manière religieuse. Il y a aussi le risque, aujourd’hui, que certains actes et paroles ciblant les musulmans, de façon virulente, soient à l’ordre du jour. Mais il y a une prise de conscience unanime de la classe politique visant à ne pas s’engager dans la voie de l’amalgame. Le troisième élément, c’est peut-être cette difficulté ou ce risque de vouloir imaginer que les musulmans pourraient avoir une autre attitude que celle de la réprobation. Je crois que si les musulmans ont réagi, ils l’ont fait en tant qu’êtres humains. Point besoin d’être musulman pour réagir face à ce genre de situation. Il y a parfois le sentiment ou la tendance à vouloir demander aux musulmans d’avoir à dénoncer, ce qui a priori aurait été fait en leur nom, alors que ce n’est pas le cas. Il y a ce sentiment aussi très partagé qui montre que la réprobation de tout individu n’est pas du tout liée à une appartenance religieuse particulière. Que des responsables religieux dénoncent à juste titre cet acte odieux au nom de la religion, cela paraît légitime. Mais il ne faut surtout pas créer un amalgame entre des criminels et une partie de la population française, au motif qu’ils auraient en commun la religion.

Les attentats qui ont été perpétrés à Paris vont-ils donner lieu à une exacerbation des discours racistes et antimusulmans, selon vous ?

Ce que je dis, c’est qu’il y a des risques. Et c’est pour cela que je dis qu’il ne faut pas tomber dans l’amalgame. En tout cas, le discours officiel dans certaines situations politiques, de droite comme de gauche, appelle à faire attention à ne pas sombrer dans l’amalgame. Maintenant, la façon dont a été commis cet acte et le type d’arguments qui ont été avancés par ses auteurs risquent de conforter le discours populiste ambiant de ceux qui n’ont jamais considéré les musulmans comme faisant partie intégrante de la société française. Ceux qui ont commis cet acte se sont rendus complices, d’une certaine manière, des discours les plus populistes, les plus xénophobes et les plus islamophobes qui soient.

De jeunes Français sont partis faire le «djihad» en Irak et en Syrie. Les actions qui viennent d’avoir lieu à Paris sont-elles le signe que ces terroristes liés à Daech et Al-Qaïda sont entrés en action en Europe ?

Cette question touche toutes les cités européennes et vous avez bien fait d’insister, car ce sont de jeunes Européens qui viennent de différents milieux. Ce que l’on sait des deux jeunes qui seraient à l’origine de l’attaque de Charlie Hebdo, c’est que l’un d’eux aurait déjà été impliqué dans une affaire visant à faciliter le passage de djihadistes vers l’Irak. Il n’a pas pu s’y rendre. Il a été arrêté à la frontière. Il y a dans la société une mobilisation pour éviter que des jeunes partent (en Irak et en Syrie) et, quant à ceux qui en reviennent, qu’il y ait un suivi. Il est très difficile de se lancer dans ce type de considération, mais toujours est-il qu’il faut qu’il y ait un devoir de vigilance face aux réseaux d’endoctrinement et de recrutement qui peuvent exister. Quand je parle de recrutement, je veux dire qu’il faut surtout s’intéresser aux racines sociales et économiques, à la fragilité, également, d’une certaine population qui peut se laisser séduire par ce type de mobilisation. Le reste appartient aux services de sécurité qui sont suffisamment attentifs à ce problème. Je pense qu’il faut savoir raison garder comme l’a rappelé le chef de l’Etat (François Hollande, ndlr). Il ne faut pas avoir peur et, surtout, que s’installe dans nos esprits la suspicion à l’égard de nos voisins, ce qui serait dramatique, comme le cherchent certains individus.

Ces actions vont-elles pousser Paris à revoir sa politique étrangère, notamment en cessant d’entretenir le terrorisme ?

Que voulez-vous dire par entretenir le terrorisme ?

La France a largement contribué au chaos qui sévit en Libye et en Syrie…

Jusqu’à preuve du contraire, la France ne soutient pas directement le terrorisme. Je ne vois pas très bien sur quels faits vous vous basez. Est-ce que vous avez des faits précis qui tendent à le prouver ?

Le payement des rançons aux groupes terroristes pour la libération des otages français n’est-il pas un exemple flagrant du financement indirect du terrorisme par la France ?

Je ne suis pas en mesure de m’exprimer sur cette question ; je dirai simplement que les officiels disent qu’il n’y a pas eu de rançons, donc je maintiens cette version-là. Après, vous avez différents pays avec différentes politiques. Les Etats-Unis se refusent à tout versement de rançon et la France, officiellement, est sur la même longueur d’onde. Manifestement, il y a peut-être des payements de rançons mais qui ne sont pas forcément des financements directs. Il y a des Etats qui interviennent. Je pense que le moyen le plus efficace pour éviter ce type de situation est d’empêcher que de telles situations perdurent. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut lutter contre des groupes terroristes, quelle que soit leur idéologie. Il y a une dimension sécuritaire, inévitable et indispensable, et un travail plus en amont, plus compliqué, et qui consiste à éviter que des mouvements de ce type puissent avoir des recrues. Or, ce travail n’est pas facile. Il consiste à mettre la main dans le cambouis, à s’interroger sur les populations fragilisées socialement et celles qui vont servir de chair à canon ; finalement, à ces organisations. Le problème ne se pose pas en termes de versement de rançons ou pas. Il appartient à l’Etat de se définir. Et je pense qu’aucune personne en France ne trouverait à redire si des personnes qui ont été kidnappées revenaient. Je dirais qu’il est de mauvaise foi de porter ce jugement de valeur en se disant qu’on n’aurait pas dû verser de rançon, surtout vis-à-vis des familles.

Par contre, il est clair – et vous avez évoqué le cas de la Libye – que ce qui se passe en ce moment avec la circulation des armes, est en grande partie lié au démantèlement de l’Etat libyen. Un certain nombre de nos responsables ont voulu, effectivement, rendre grâce au colonel Kadhafi, mais qui, à sa manière, à l’époque, servait de verrou de la région. Or, la disparition de cet Etat, qui n’était pas un Etat démocratique, a, d’une certaine manière, contribué à faciliter la circulation non seulement de mouvements insurrectionnels, mais surtout d’armes. Si on veut être efficace, il faut peut-être aussi s’interroger sur notre part de responsabilité dans la circulation des armes et le fait que des groupes profitant du démantèlement de cet Etat peuvent intervenir sur différents terrains comme c’est le cas aujourd’hui. Pour moi, le problème n’est pas le versement de rançons ou pas. C’est un sujet délicat. Avec ce qu’on ressent aujourd’hui comme émotion, on oublie qu’il faut s’intéresser au terreau social de ces organisations. Il faut plutôt apporter des réponses complexes par rapport aux individus qui ont été embrigadés dans ces mouvements. Il faut pouvoir réfléchir de manière globale à ce problème et non pas s’y intéresser simplement parce qu’il y a eu un attentat.

50 000 citoyens se seraient convertis à l’islam en France. Sur quoi vous basez-vous pour avancer un tel chiffre, sachant que les autorités musulmanes en France ne recensent pas les convertis ?

Je n’ai aucune statistique, c’est le chiffre qui est avancé depuis plusieurs années, mais personne n’est en mesure de le confirmer. Il y a plusieurs manières de se convertir à l’islam comme il y a plusieurs façons d’en sortir. La conversion à l’islam n’obéit pas à un schéma unique. C’est un processus plus en moins long qui concerne des personnes qui viennent de différents milieux socioprofessionnels, qui ont des histoires différentes. Cela se traduit également par des compréhensions de l’islam parfois différentes. Il n’y a pas encore de statistique mais, de façon générale, les courants qui fascineraient le plus les jeunes non musulmans, aujourd’hui, ce sont les courants rigoristes. En gros, parmi ceux qui ont fait le choix d’entrer en islam aujourd’hui, beaucoup choisiraient une voie plus intégrale que certains appelleraient des intégristes, alors que ce n’est pas la tendance habituelle, puisque dans le panel des conversions à l’islam, vous avez des gens qui ont rejoint la religion musulmane au terme d’une quête spirituelle tout à fait respectable et qui vont davantage se reconnaître dans la pratique de l’islam mystique à l’exemple du tassaouf (soufisme, ndlr), là où d’autres se contentent d’une pratique exigeante. Il y a également une frange d’individus qui – peut-être parce qu’ils sont en rupture avec la société dans laquelle ils vivent – croient trouver dans certaines formes d’expression de l’islam une manière de se reconstruire. Mais les formes sur lesquelles ils débouchent sont peut-être plus radicales et les amènent parfois à accroître le sentiment de rupture par rapport au reste de la société.

Comment expliquez-vous cette attirance pour la religion musulmane si on se réfère à ce chiffre ?

Dans les parcours des conversions, du point de vue théorique en sociologie, il y a ce qu’on appelle les conversions relationnelles où des individus qui ont des voisins de palier, des copains de faculté ou de collège qui sont musulmans, embrassent la religion musulmane. Ils sont fascinés par la dimension communautaire. Il y a aussi ce qu’on appelle des conversions rationnelles où, souvent, ce sont des individus qui ont un fort capital culturel, qui sont insatisfaits de leur religion d’origine, ou qui n’en ont aucune et, petit à petit, découvrent l’islam par les textes. Mais, dans la réalité, tout ceci est un peu mélangé. C’est-à-dire que vous pouvez très bien avoir des voisins de palier musulmans sans pour autant le devenir, comme vous pouvez le devenir, parce qu’à travers leur exemple, vous avez découvert des croyants authentiques et, pour certains, cela va – notamment dans certains milieux qui n’ont pas, forcément de religion au départ – jusqu’à avoir une très grande fascination par rapport à la dimension communautaire de l’islam. Je mets l’accent sur la solidarité qui règne entre les croyants qui est un facteur qui peut intervenir, je dirais, à amener l’individu à faire le choix de la conversion. Bien entendu, après cela, vous avez affaire à des parcours extrêmement différents. Vous avez des individus qui sont devenus musulmans, qui ont continué à approfondir leur connaissance de la religion et qui, parfois, sont devenus de véritables érudits. Il y en a qui se sont convertis pour des raisons matrimoniales et je ne mets pas en doute la sincérité de leur conversion, car elle est tout aussi légitime vu qu’elle a un intérêt matrimonial. Tous ceux qui sont devenus musulmans ne sont pas restés forcément des pratiquants réguliers, à l’exemple de ceux qui sont nés musulmans, ce qui ne les empêche pas d’être considérés comme tels.

Il y a un retour vers la religion, mais pas seulement chez la communauté musulmane. Est-ce exact ?

Je ne dirai pas un retour. Je pense que c’est peut-être une perspective, parce que nous sommes, notamment en Europe occidentale, profondément sécularisés. Il ne faut pas confondre : si on parle de plus en plus de la religion, c’est parce qu’il y a une visibilité accrue de certains symboles religieux et cela ne veut pas dire pour autant qu’il y a un retour du religieux ; cela ne veut pas dire qu’il y a une explosion de croyants ou de pratiquants. C’est souvent des identifications ponctuelles. Par exemple, on observe dans le monde chrétien une permanente fréquentation du pèlerinage et le pèlerinage ne dure qu’un temps, c’est un moment d’identification fort. Cela ne veut pas dire que ceux qui font du pèlerinage à Lourdes ou à Compostelle vont pour autant fréquenter les églises le restant de l’année. Par contre, l’élément important qu’on observe, c’est l’expression publique du religieux dans l’espace de la cité. Mais cela ne veut pas dire pour autant une intensification de la religiosité. Il y a différentes manières d’être croyant et religieux de nos jours. Ce qui est intéressant, c’est de voir cette diversité et nous avons vu cela quand on a parlé des différents profils des convertis.

Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi

L’interview audio

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