Oman et Bouzaréah

Par Brahim Lalibi – Surpris vous l'êtes, et vous serez nombreux à vous interroger sur le rapport qui pourrait exister entre Oman et Bouzaréah. Je vous suggère de la patience, et vous allez tout comprendre. Oman, ce pays dont le regard est figé éternellement sur le golfe Arabique ou Persique (c'est selon), la tête dans les monts du Dhoffar et les pieds trempés dans le détroit d'Ormuz, c'est à la géographie qu'il doit son histoire. Peuple de marins, passage incontournable, à l'époque, du commerce avec l'Asie. Un peuple sage, pacifique, qui a su tirer profit du flegme de l'ancienne puissance colonisatrice, et qui s'est enrichi de la sagesse hindoue, par le brassage ininterrompu des populations. Fin négociant d'épices, d'herbes, d'aromates et d'encens, bien avant la découverte de la route des Indes par Vasco de Gama. Oman est aussi le seul pays de rite ibadite officiel. Sa relation séculaire avec nos frères de Ghardaïa est évidente. L'une des caractéristiques ostensibles (et qui n'est pas une devinette en soit) est qu'il vous suffit d'observer et de scruter le commerce et les étalages des mozabites, vous remarquerez ce goût prononcé pour l'encens, la myrrhe, le nard (en hébreu et en arabe : Nered), ce parfum oriental capiteux, sous forme d'huile ambrée, extrait d'une plante du Tibet, ces arômes d'épices et ces émanations de senteurs omanaises… De son vivant, Marx se serait tiré les poils de sa barbe «broussailleuse», en voyant que le rite ibadite a été déterminant dans cette relation commerciale, générant, jusqu'à aujourd'hui, une substantielle plus-value ! Cependant, nous avons beaucoup à apprendre de nos frères ibadites (loin de cette mentalité rouh chouf and lemzabi telkaha…). Le monde arabe fidèle à sa conception tribale de la société, et à son subconscient monarchique et despotique, avait loupé un tournant de l'Histoire en succombant à sa vieille culture, et en cédant à ses vieux démons archaïques, désuets et obsolètes, en intronisant Mouawia. Il avait enterré, très tôt, les grandes avancées de l'ibadisme. Il faut se rappeler que la première élection démocratique (et la seule peut-être) dans le monde musulman fut ibadite, en 751. Le premier imam a été élu à Nizwa et au suffrage universel ! Cette élection pouvait, à bien des égards, aiguiller, éclairer et indiquer aux musulmans la voie à suivre. Bien au contraire, l'Histoire nous enseignera plus tard que ces idées avant-gardistes avaient été combattues dans la terreur et le sang. La pensée ibadite était, et de loin, en avance sur le plan des idées, sur la nature du pouvoir, sur les principes fondamentaux qui devaient guider tout Etat, et surtout sur la majorité qui devait, en principe, assumer cette tâche. Je reviens à Oman, dans les années 1970, le pays de Sindbad le marin (sa ville natale est Sohar), était en plein déclin, proie à la rébellion et à l'insécurité. Les routes des épices ont pris un autre itinéraire ; absence d'infrastructures, villes éparpillées et éloignées, 10 km de bitume pour tout le pays, une pauvreté rampante jusqu'aux portes de Mascate, cette capitale fermait ses portes le soir, pour ne pas être envahie. Le niveau était tel qu'il n'existait ni cours complémentaires (CEM) ni lycées, les parents les plus fortunés envoyaient leurs enfants à Bagdad, en Irak, pour continuer leurs études secondaires ! Loin d'Oman, un siècle avant, à Alger, s'ouvrait la première Ecole normale pour instituteurs, c'était en 1865. Elle fut installée au début à «Mustapha», mais les locaux devenaient insuffisants, au point que l'administration avait dû, pour les élèves indigènes, recourir à la location d'une partie de l'immeuble, dont M. Sedira, professeur à l'Ecole, était propriétaire. L'enseignement comprenait, outre les matières fondamentales, la mécanique, l'administration et l'état civil, le chant et l'orgue, l'horticulture et même la télégraphie ! La journée, pour les élèves maîtres, commençait à 4h, hiver comme été, et se terminait tard, à 21h. Les journées étaient dures et âpres. Le régime était rigoureux et sévère, la délicatesse et la commisération n'étaient pas les vertus de l'époque. Le silence absolu régnait, car on ne pouvait causer qu'avec modération et convenance, on devait chuchoter et élever la voix était un blasphème. A la suite d'une menace d'épidémie et de glissements de terrain inquiétants du sol en 1888, l'établissement fut transféré en toute hâte, dans les bâtiments inachevés de l'asile d'aliénés de Bouzaréah, destiné aux anxieux, voire aux «simples paisibles». Les étudiants l'avaient baptisé, non sans humour, «Mahboul Ville». Les promeneurs qui passaient sur la route longeant l'établissement, apercevant les Normaliens, les prenaient, des fois, pour des «pensionnaires pas très sains d'esprit» et rajoutaient : «Ils n'ont pas l'air méchant.» Le nom de Bouzaréah est l'agglutination de deux mots «bousse» et «erih», ce qui signifie «le baiser du vent». Une autre explication voudrait qu'on pense plutôt à Bouzaréah, celui qui détient les graines. En effet, c'était le jardin potager d'Alger, et une pépinière renommée pour ses graines et ses plantes, pour toutes sortes de légumes, fruits et fleurs. Bouzaréah était magique, avec son paysage divin, enchanteur, et sa nature irréelle. Malgré son hiver rigoureux, rude et inclément, et ses vents rageurs et coléreux, le printemps convertissait «Air de France» en un jardin d'Eden, les fleurs de bruyère se mélangeaient, avec cette rare harmonie, aux genêts. Nombreux étaient les Algérois qui revenaient le dimanche soir avec des paniers pleins de champignons, de cèpes et de sanguins. Bouzaréah était connue aussi par son observatoire dont une grande figure, «Frédéric Sy», avait découvert deux astéroïdes et les avait baptisés El Djazaïr, le 2 mai 1916, et Bouzaréah, le 2 octobre 1916. Trois élèves «indigènes», uniquement, figuraient dans la promotion 1886, un seul l'année suivante, et deux en 1889. Les Algériens étaient réunis dans un dortoir, avaient leurs tables réservées au réfectoire, et même leurs salles d'études distinctes. Par contre, les Français étudiaient à part. Parmi les anecdotes, Jules Ferry, alors ministre de l'Education, en visite à la section de l'Ecole normale de Fort National, entra dans une classe, interrogea les élèves maîtres en géographie et fit faire au jeune Ferhat le tour de la carte ou du globe. L’élève était brillant et se tira fort bien de l'affaire ; arrivé à Hanoi, l'élève répliqua : «Capitale du Tonkin (Vietnam), vaste colonie française, et vous M. le ministre, vous avez été l'un des artisans de cette conquête.» Sur ces mots, Jules ferry, le visage livide, ne prononça pas mot, un silence religieux s'établit, et la délégation quitta la classe, défaite et consternée. Il faut reconnaître que plusieurs générations d'instituteurs compétents, aptes, expérimentés et habiles avaient fréquenté ce haut lieu du savoir. Bouzaréah rivalisait avec les grandes écoles mondiales. Plusieurs noms illustres y ont fait l'apprentissage du métier le plus noble. Bayod Aissa, Mouloud Feraoun, Louanchi et Biarnay qui rédigea son ouvrage inégalable sur les dialectes berbères du Rif, sur ceux de Ouargla en 1908 et sur les dialectes de Bethioua, du vieil Arzew. Revenons à Oman, souvenez-vous, dans les années 1970, le pays souffrait d'un déficit chronique en infrastructures : lycées inexistants, routes, aujourd'hui, il est classé parmi les dix pays ayant connu le plus fort développement, selon l'ONU. Le niveau de l'enseignement est tel que les prestigieuses universités occidentales recherchent les cadres omanais. Un système de santé performant qui a obtenu les éloges et les louanges de l'OMS. En moins de dix ans, le nombre d'hôtels aux normes internationales (retenez bien le chiffre) est passé de 200 à 6 000, répondant à un tourisme qui augmente de 30% chaque année (notre orphelin finissant, El-Aurassi rougirait de honte face à de tels chiffres). Des industries porteuses et d'avenir (la voiture Symbol ne semble pas y être), des semi-conducteurs jusqu'à la robotique. Informatisation de toutes les administrations, institutions, aéroport…
Par la sagesse de ses dirigeants, leur goût de la mesure, leur discrétion, leur retenue, le pays est devenu la plaque tournante de toute négociation intéressant l'avenir de la région, (ils ne se considèrent pas comme «kouwa iklimiya»), c'est le seul pays, aussi, qui a su trouver cette inimaginable, pour certains, équidistance entre l'Iran et les pays du Golfe. Le rite ibadite, à travers l'histoire, a façonné ses adeptes, en les rendant travailleurs, solidaires, organisés, soudés, ordonnés, structurés en une ruche immuable et infatigable (à tel point en m'égarant, parfois, et en déraisonnant, comme je le fais souvent, je me disais : et si les Algériens étaient tous mozabites, l'Algérie serait-elle dans cet état ?).
Les mauvaises langues qui ne voient que l'apparent (le paraître est un signe très distinctif de la personnalité de l'Algérien d'aujourd'hui) me rétorqueront que nous serons tous formatés, avec le même prototype et le même exemplaire : une petite chéchia, un cache-poussière bleu et un pantalon accordéon…
Je le sais, mes frères mozabites, d'ailleurs très indulgents, comme ils l'ont superbement été, lors des derniers événements – voudront bien m'excuser pour ce petit dérapage innocent et bénin. Mais c'est la réalité d'une image absurde, plutôt d'une caricature aberrante, qu'on garde de ce peuple discipliné et laborieux. Celle d’Oman n'est plus la même, après seulement un quart de siècle d'efforts. Et nous, après avoir vu naître l'Ecole normale de Bouzaréah en 1865 ? Quelle est cette malchance qui a hypothéqué notre présent et qui nous a basculés dans cette terrible régression ?
Mes chers amis, si vous n'avez pas encore de réponse, alors aidez-moi à trouver ces pleureuses des temps anciens, de l'Egypte aux Hébreux, aux «naiihates» d'El Maari, et jusqu'à nos jours dans quelques régions. Ces femmes, qui par leurs cris et les versets scandés, sanglotaient, gémissaient, imploraient le ciel et rythmaient le transport de la dépouille vers sa dernière demeure. Dénichez-moi quelques pleureuses, pour une «nedba» sur notre dégénérescence, et une autre «nedba», non moins stridente, sur notre déclin.
C'est l'ultime consolation à mon profond chagrin.
B. L.

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