Les démons de l’art algérien – Acte I

Par Abdelkader Benbrik – Presque toute une génération (la nouvelle) est atteinte soit d’une amnésie culturelle, soit d’une ignorance totale. On est sur le point d’oublier complètement les racines algériennes d’un art authentiquement algérien, d’un patrimoine culturel amazigho-arabo-andalou. La nouvelle génération risque de perdre les repères, par la faute de ceux qui se sont proclamés responsables, guides et dirigeants de la culture, dont ils ne connaissent en fait que le raï, et la danse du ventre et des jambes en l’air. Un constat amer, notre culture est à l’agonie, dira un grand artiste retiré malgré lui de la scène. On ne s’est souvenu de Boudjemaâ El-Ankis que lorsqu’il est mort. Des figures de pionniers dans les oubliettes, des œuvres archivées et classées dans les cases des bas-fonds. Le faux modernisme pénétrait sans protocole dans les foyers, à travers les «cabarets satellitaires». Une formule qui a anesthésié toute une génération du monde arabe. La dernière fois qu’un événement culturel originel a été organisé à l’échelle internationale, c’était en 1997, aux Etats-Unis, à Washington durant la période du 15 au 31 décembre, sous le sigle «Festival Ana El-Arabi» (Moi l’Arabe). L’Algérie a participé avec la troupe Andalousie qui a donné un concert typiquement puisé du patrimoine algérien. Cette troupe était invitée aussi à participer à un concours de la meilleure troupe musicale. C’était la première et la dernière fois qu’un festival à multiples vocations typiquement arabes est organisé aux Etats-Unis, avec la collaboration de la Chambre de commerce américano-arabe. Aujourd’hui, on repose la même question : que sont devenus les hommes et femmes de culture, de théâtre, de la musique, de la poésie, de l’écriture, de la peinture, etc. ? Que sont devenues les œuvres culturelles des pionniers, les grands maîtres algériens du chaâbi, du haouzi, du kabyle, de l’Oranais ? Qu’est devenu le travail important des auteurs qui avaient consacré plusieurs années à le préparer ? Citons, comme exemple, l’Anthologie bilingue de la poésie populaire, chaâbi et haouzi parue en 1997, dans un volume très important qui comprenait quatre tomes. Quatre ouvrages traitant du patrimoine culturel algérien de l’oralité (poésie et chant) des grands maîtres de la poésie populaire et des chantres interprètes. Le premier tome est une traduction intégrale en français de plus de soixante poètes dont 50 en arabe et dix en amazigh. Chaque œuvre est enrichie d’une analyse musicologique, historique et d’une transcription musicale rythmique et vocale précisant les modes musicaux interprétés. Un hommage rendu à la poésie populaire maghrébine dont les grands maîtres algériens et marocains ne connaissaient, à leur époque, aucune frontière qui sépare les deux peuples frères dont le patrimoine culturel est commun. Des chantres et poètes algériens et marocains chantés et glorifiés dans cette tradition poétique populaire tels Ben Messaïb, Ben Triki, Lakhdar Benkhelouf, Mohand ou Mohand, Mustapha Ben Brahim, Ben Ali Ould Ezzine, Embarek Essoussi, Kaddour El-Alami, El-Hadj Ben Hachemi El Merakchi, Cheikh Ahmed El-Omiri, Cheikh Ben Ali El-Amraoui, Cheikh Nedjar, Cheikh Ramgaoui Nedromi, Benslimane Hadj Ahmed El-Grabeau, Cheikh El-Arbi El-Meknassi, Mohamed Lahlou, Ben Sahla, Ahmed Ben Harath et d’autres. L’œuvre des maîtres interprètes les plus prestigieux est étudiée et analysée. On y trouve notamment El-Hadj Mohamed El-Anka avec dix qaçids en arabe et deux chants en kabyle. El-Hadj M’rizek avec quatre quacid en arabe. El-Hachemi Guerrouabi avec dix qaçid en arabe, Fadila Dziria avec cinq chants en arabe, Abdelkrim Dali avec quatre chants en arabe, El-Hasnaoui et Slimane Azem avec cinq chants en kabyle. Il faut aussi ne pas oublier les interprètes juifs d’Algérie. Lili El-Abbassi de son vrai nom Castel avec quatre chants en arabe, il est l’auteur de la chanson «Ouhrane El-Bahia, lile oua nhar zahia» et Rainette Daoud «l’Oranaise» avec quatre chants en arabe. Un travail qui passionnera tout amoureux du chaâbi, du haouzi et de la poésie, tout amateur d’art pictural, musicologue et musicien, linguiste, philologue et sociologue afin de s’imprégner de cet entremêlement savoureux du profane et du sacré et souhaitant approfondir leur connaissance de la culture maghrébine qui caractérise profondément cette poésie chantée. Le deuxième tome traitera de l’ouest et du sud de l’Algérie, allant jusqu’à Taza au Maroc et même Fès. Le quatrième tome mettra en valeur la richesse du folklore algérien à partir d’un choix de textes caractérisant toutes les régions d’Algérie. Ce volume est conçu et dirigé par Rachid Aous avec la participation bénéfique du docteur Hamdane Hadjadji, professeur émérite à l’université d’Alger, en langue et littérature arabes, du Dr Michel Nakad, docteur en histoire des religions de la Sorbonne, philologue en langues sémitiques comparées, de Brahim Djelloul Rachid, musicien et musicologue, et Mourad Ould Slimane, poète chanteur, diplômé de l’Inalco Paris. Le premier tome est préfacé par J. E. Bencheikh, poète écrivain et professeur de littérature arabe à la faculté de Paris IV Sorbonne. Ce volume est édité par l’édition «El-Ouns» à Paris, sous le titre «Les grands maîtres algériens du chaâbi et du haouzi». Il y a lieu de citer qu’une première anthologie, objet d’une recherche approfondie sur le phénomène de la poésie populaire «chiîr el-melbourne», ses qualités, ses genres et types, ainsi que ses poètes célèbres, a été effectuée par le professeur Belhafnaoui d’Oran et Mohamed El-Fassi du Maroc, qui, en 1967, sont parvenus à collecter plus de 70 textes (qaçids) dans la rigueur et l’élégance des mots. 70 œuvres de poésie appartenaient à des auteurs algériens et marocains, seulement à cette époque, ces œuvres n’avaient pas trouvé d’éditeur en Algérie. Le ministère de la Culture n’a pas donné d’importance à ce travail. Les deux chercheurs ont trouvé un soutien au Maroc en l’Académie royale qui les a édités dans un volume très précieux qui comprend plusieurs tomes, dont l’explication de texte et les mots employés par les poètes qui n’ont jamais fréquenté les écoles à l’exception des écoles coraniques. Nous avons de tout temps tiré la sonnette d’alarme sur la situation du patrimoine culturel en perdition. Artistes, comédiens, auteurs, écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens, acteurs, tout ce monde de la culture que l’Algérie a enfanté a été marginalisé par un système qui a vidé le pays de cette richesse combien inestimable, un trésor délaissé, une énergie négligée. Aujourd’hui, on a voulu faire d’un âne un cheval de fantasia, Riad El-Feth a ouvert ses portes non pas aux chouyoukh, mais au raï. Vivant dans une jungle inextricable où une louve ne reconnaîtrait pas les siens – la médiocrité règne en maître absolu, favorisée par des médias –, le raï est désormais une culture et un art, que l’auditeur, à l’oreille désormais déformée, gobe en payant le prix fort. Des diseurs de paroles se prenant pour des poètes. Ce phénomène qui bouleverse le paysage culturel est une (contre) révolution culturelle, reléguant toute une génération d’hommes et femmes de culture issue de l’indépendance au musée de l’Histoire. Aujourd’hui, paroliers et chanteurs, en l’absence des poètes, bricolent le plus vite possible sous la pression des fabricants de CD, la demande d’un public qui n’a le plus souvent comme modèles médiatiques et médiatisés que Nancy Adjram, Thamer Hosni, cheb Untel… Combien d’écrivains, de chercheurs, de journalistes, de comédiens, de poètes sont interrogés à longueur d’année sur leur métier, leurs problèmes ? Aucun. Mais lorsque cheb Khaled se déplace de la départementale à la nationale, toute l’Algérie le sait. Des chanteurs médiocres et vulgaires sont devenus en quelque sorte les «députés», les représentants de la plus large fraction de la population. Le raï sous une forme latente ou inconsciente est devenu une expression politique dont l’idéologie de base est l’aspiration à la réussite dans un environnement où l’argent, l’apparat et les signes extérieurs de richesse sont ostentatoires. La nouvelle génération ne se contente plus d’être assise pour écouter, elle fait irruption avec son corps qui devient un acteur qui pose problème à tous les «ringards» qui ne savent plus s’il faut invoquer Dieu ou le diable. Pourtant, notre terre a donné en son temps des idées et des hommes. Le poids de ses créateurs est encore là dans toute la lumière de ces certitudes. La culture est une entreprise de clarification et de mise en perspective. Alors, si le poète oranais a dit un jour «rohi ya Ouahrane beslama», devrons-nous dire aujourd’hui «roh ya fen bladi beslama» ? La sanaâ, une production musicale à Alger, liée à Cordoue et ancêtre du chaâbi, avec Aït Ouarab Mohand Ou Idir plus connu sous le nom d’El-Hadj Mohamed El-Anka , fondateur du chaâbi, déclinaison moderne de la musique andalouse sanaâ, Arezki Chaïeb, alias El-Hadj M’rizek. Ahcene Larbi Benameur, alias Hssissen, Amar Aït Zai, Amar Ez-Zahi, Boudjemâa Mohamed, alias Boudjemaâ El-Ankis (le petit El-Anka), El-Hachemi Guerrouabi, Dahmane Ben Achour, Sid-Ahmed Serri, Mohamed Sfindja, Mohamed Khaznadji, Zerrouk Mokdad, Bahdja Rahal… Nous trouvons dans la seconde école le type gharnati de Tlemcen lié aussi à Gharnata (Grenade) avec les chouyoukh (maîtres) El-Hadj Mohamed El-Ghafour, Larbi Ben Sari, Redouane Ben Sari, Abdelkrim Dali, Cheikha Titma Bentabet, Nouri Koufi…
La troisième école du malouf constantinois, lié à Séville, avec les chouyoukh Raymond Leyris, Darsouni, Si Hassouna, Hamou Fergani, Abdelkrim Bastandji, Hadj Mohamed Tahar Fergani, Salim Fergani, Simone Tamar, Abdelmoumen Ben Tobal, Mohamed Sougni, Ahmed Aouabdia, Alice Fitoussi… D'autres genres populaires en sont issus n’kilabat, el-arobi, zendani…
Un demi-siècle après son accession à la souveraineté nationale, l’Algérie demeure confrontée – il est probable qu’elle le sera encore longtemps si des changements ne sont pas apportés – à un défi dont la nature et l’ampleur expriment des enjeux déterminants : l’affirmation d’une culture nationale et d’un art authentique, une chose primordiale.
A. B.

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