Yacef Saâdi raconte la Bataille d’Alger – L’exil inattendu des chefs de la Révolution (VI)

Ce qui m'avait profondément contrarié et même déçu, c'était ce retrait du CCE d'Alger et sa sortie vers l'exil. Je pensais, franchement, que ce départ à l'extérieur serait préjudiciable au moral des troupes et de la population. Et l'issue que j'appréhendais s'est concrétisée. Pourtant, me disais-je constamment, la place des chefs n'est-elle pas auprès des troupes ? Autrement dit, «partir et laisser son pays en pleine difficulté est une honteuse tentative de fuite, que je qualifie de haute trahison». Ainsi, ce qui devait arriver arriva. Scindés en deux groupes, les membres du CCE ont pris la clé des champs, comme on dit. L'un est parti en Tunisie, l'autre au Maroc. Mais je restais toujours dans l'énigme, me posant de nombreuses questions, dont les principales : diriger le combat de l'extérieur, en plus du fait que ce retrait inattendu a été un «sacré coup» pour tous les militants qui se sentaient frustrés par ce comportement d'égoïstes – je le dis hautement – ne signifie pas «trêve ou fin de la guerre» ? Qui, parmi les cinq membres du CCE, a influé sur cette décision ? Ce n'est pas, en tout cas, Krim Belkacem, Larbi Ben M'hidi ou Abane Ramdane. Reste alors Benkhedda et Saâd Dahleb. Mais ces deux-là n'avaient que peu de voix au chapitre et ne pouvaient s'imposer dans un cas pareil, me disais-je. A toutes ces questions, je n'ai pas eu de réponses. Et ce n'est qu'après l'indépendance, après ma sortie de prison, que j'ai appris de la bouche de Krim Belkacem que cette décision – prise au cours d'une réunion au Télemly, dans la villa de Ouamara Rachid – était unanime pour le départ à l'extérieur, eu égard au fait que le CCE avait perdu le contrôle de la situation et que ses membres vivaient sur un volcan. «Les milieux libéraux qui nous abritaient étaient devenus suspects aux yeux de la police», me disait-il. Il m'a fait état également du débat entre les membres du CCE et les positions de chacun qui étaient relativement concordantes, avec cependant de légères nuances. Enfin, la genèse de ce départ est consignée dans mes archives et quiconque pourra avoir une copie, pour son information, ou pour ses travaux de recherche pour l'écriture de l'Histoire. Ce retrait inattendu des chefs de la Révolution, à l'extérieur du pays, m'avait contraint de revoir mes plans afin de conserver et perpétuer cette ardeur qu'avaient les militants à combattre les régiments parachutistes, jetés dans l'impétuosité de la «Bataille d'Alger», sous le commandement de Massu. Il fallait que la révolution continue et que les patriotes ne perdent pas espoir devant les inconstances des uns et les atermoiements des autres.
Machination et déstabilisation ou le triste monde de la trahison
Les conséquences de la grève des 8 jours étaient pesantes pour nous, car réduisant considérablement notre marge de manœuvre. Ainsi, mes contacts ont été interrompus avec les secteurs opérationnels, et je n'ai pu les renouer que bien après la grève, à l'exception de la zone III dont les responsables, Abderrahmane Ader (Si Hamoud) et son adjoint Ahcène Guendriche (dit Zerrouk), tardaient à donner signe de vie. Cela m'inquiétait au plus haut point. Etaient-ils morts ? Se cachaient-ils quelque part, pour ne pas se faire repérer ? En réalité, Guendriche, alias Zerrouk, était réfugié chez une de nos militantes, selon son épouse ; quant à Ader, Si Hamoud, elle nous a appris qu'il s'était replié vers le maquis. Othmane Hadji dit Ramel a été promu capitaine et responsable militaire pour les trois zones et ce qui restait des groupes armés. Cette situation difficile, bien sûr, mais naturelle en temps de guerre, ne nous a pas fait baisser les bras. Nous avons continué nos actions, telles que tracées dans notre programme de lutte contre la soldatesque qui était lancée à nos trousses. Et il y avait des hommes, malgré la grande saignée. Il y avait Attalah Boualem, connu sous le nom de «Abaza» qui dirigeait avec «El-Kahouadji», de son vrai nom Bencherif Omar, un des groupes armés les plus craints de la capitale. Abaza faisait partie des précurseurs qui avaient pour noms Arbadji Abderrahmane, Ali la Pointe, Omar Hamadi, Salah Bouhara, Rouibi Ahmed, Ladour, Abdelkader Chichoua, Aïdoune Amar, Bechkirou, Amalfi Mustapha, Louni Arezki et beaucoup d'autres. Abaza était un homme rompu à la guerre urbaine. Son retour m'avait comblé d'aise. Après la disparition de Ramel, le 26 août 1957, j'ai confié aussitôt la direction des groupes armés, ou ce qu'il en restait, à Guendriche dont le travail de sape était soigneusement tenu secret. Pour rappel, il a été arrêté le 6 août 1957, conduit tout droit à l'école Sarouy pour se voir délier la langue par les «spécialistes de la question», il lève les bras, sans être touché, et se met spontanément à table. C'est à partir de là que commence son odyssée dans le triste monde de la trahison. Je ne l'ai appris que bien plus tard, j'allais dire quand c'était trop tard, hélas ! En effet, ce soi-disant moudjahid que je connaissais depuis 1944 et, bien mieux en 1948, lorsque nous militions dans le cadre de l'OS, a été bel et bien retourné par les services de renseignement français et jouait sa carrière de lâche absolu, en toute circonstance. Debbih Cherif est tombé, le même jour, avec Ramel, dans un guet-apens organisé par le sinistre Guendriche, qui reprenait son pseudonyme d'antan, «Judas», qui lui allait comme un gant. Ainsi, après la perte de Ramel et des autres baroudeurs de la ZAA, j'étais obligé de renforcer mes groupes armés par un apport conséquent. Boualem Abaza a été affecté à la zone III ; c'était pour moi la meilleure recrue, puisqu'il venait droit du maquis et, de plus, son passé de patriote le précédait. Il fallait parer au plus pressé pour reprendre la situation en main. Et c'est de cette manière que j'ai opéré pour retrouver nos marques dans la gestion de la «Bataille d'Alger», au moment où les parachutistes du général Massu s'efforçaient, pendant toute cette période, de démanteler notre organisation, en quadrillant la ville, en bouclant les «quartiers arabes» et en multipliant les points de contrôle. Ils utilisaient également les fichiers de la police, de même qu'ils procédaient à des arrestations massives pour débusquer les militants du FLN dont le nombre était évalué à 5 000 à Alger. Les renseignements obtenus sous la torture et l'infiltration des filières du FLN leur permettaient d'anéantir progressivement nos réseaux. Quant au travail de Guendriche, il est clairement établi, aujourd'hui, qu'à partir de son arrestation le 6 août, les services du colonel Godard commençaient à voir plus clair dans le cloisonnement imposé dans l'organisation, à tel point que c'étaient les renseignements fournis par ce dernier qui ont permis l'arrestation de nombreux responsables. Il prenait de l'importance en s'associant à la confection d'une monstrueuse toile d'araignée et le principe du dispositif qu'il a imaginé, pour nous soumettre, s'appuyait sur la ruse. Les moyens, tous les moyens étaient mis à sa disposition par ceux qui l'employaient dans ce métier d'indic, de traître. C'est alors que sa «participation effective» à la «Bataille d'Alger», de l'autre côté de la barrière, avec l'ennemi, a été on ne peut plus positive au moment où des frères tombaient, de grands militants, pour que vive ce pays. Beaucoup ont été arrêtés et subi d'atroces tortures, d'autres ont été froidement liquidés par sa faute, disons par sa fidélité au régime colonial. Guendriche, alias «Zerrouk», «Judas» ou «Safi» (le pur), autant de pseudonymes pour cet ignoble individu dont il faudrait écrire tout un roman pour le situer dans le monde de la félonie, a continué à mener son travail de déstabilisation, à l'insu des chefs que nous étions, dans ce microcosme de la ZAA. C'est ainsi que je suis devenu sa victime et peut-être plus, car sans savoir en ces moments pénibles que lorsque je prenais attache avec lui, je communiquais en réalité avec Godard. Et comment ne pas croire en celui que je connaissais depuis 1944, celui qui me montrait ostensiblement les signes de fraternité militante ? Oui, comment ne pas le croire puisqu'une fois retrouvé, après un silence prolongé – sécurité oblige ! – il m'a réitéré dans sa correspondance son fallacieux credo, «venger la mort de Ramel et Debbih Cherif». En effet, je me rappelle qu'après la reprise des contacts avec lui, et après la mort des deux héros, il m'avait envoyé une lettre dans laquelle il exprimait son profond regret devant cette énorme perte, mentionnant sa décision de changer son pseudonyme pour celui de Safi et de poursuivre la lutte… jusqu'à la victoire finale. Cette lettre venait donc pour capter ma confiance, localiser l'endroit où je me réfugiais et entreprendre mon arrestation par les bleus de chauffe. Guendriche continuait son travail de sape. Ces sentiments hypocrites, traduits dans une correspondance non moins fausse et dangereuse, ne me laissaient guère pressentir que Guendriche avait des contacts permanents avec la hiérarchie colonialiste et qu'il travaillait directement avec Godard, ce qui lui a facilité la découverte de notre cache. Ainsi, il savait que nous étions, Zohra Drif et moi, au domicile de Fatiha Bouhired, 3 rue Caton. Mais savait-il qu'un autre refuge, tout près, au numéro 4, et faisant face au nôtre, abritait Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali, Mahmoud Bouhamidi et le petit Omar ? Cela aussi relève du miracle, n'est-ce pas ? Il le saura peu après, de même que les «services français». Il saura que ces derniers ont changé de refuge, après mon arrestation, pour aller au 5 rue des Abderrames, où va se dérouler le drame.
Yacef Saâdi
Demain : L'affaire de la trahison de Guendriche dans le détail
 

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