Slim Othmani à Algeriepatriotique : «Il y a urgence à revoir le système fiscal algérien» (I)

Algeriepatriotique : Le gouvernement Sellal a lancé l’opération «mise en conformité fiscale volontaire» qui autorise les barons du marché parallèle à déposer leur argent dans les banques, leur permettant ainsi d’intégrer le circuit officiel sans encourir les sanctions prévues par la loi. Qu’avez-vous pensé de cette mesure ?

Algeriepatriotique : Le gouvernement Sellal a lancé l’opération «mise en conformité fiscale volontaire» qui autorise les barons du marché parallèle à déposer leur argent dans les banques, leur permettant ainsi d’intégrer le circuit officiel sans encourir les sanctions prévues par la loi. Qu’avez-vous pensé de cette mesure ?
Slim Othmani :
J’ai appelé de tous mes vœux, depuis des années, à ce qu’il y ait une amnistie fiscale en Algérie qui devait être accompagnée d’une révision et d’une réorganisation de la fiscalité algérienne, particulièrement en ce qui concerne la taxe sur l’activité professionnelle (TAP). Pourquoi ? Parce qu’en fait, on a voulu soigner par cette mesure les conséquences mais pas les causes. Aujourd’hui, ce que nous observons, c’est que la TAP est toujours là. Le carburant de l’informel est toujours présent dans le système fiscal algérien. Cette TAP est décriée même par les spécialistes de la fiscalité. Ce n’est pas le fait de financer les collectivités locales qui pose problème, mais c’est la façon de les financer à travers la taxe sur le chiffre d’affaires. Cette mesure a ciblé les individus au lieu de cibler les entreprises et les individus parce qu’il y a de l’argent qui appartient à des entreprises qui activent dans l’informel. Certes, les propriétaires mettent l’argent dans leur tiroir et le considèrent comme étant le leur, seulement, on ne règle pas le problème du pourvoyeur de cet argent : l’entreprise. Comment produit-elle cet argent ? Eh bien, à travers des actions informelles ! Pourquoi nous sommes là ? Pour plusieurs raisons. Je vous ai cité la première raison : la TAP qui est un des petits éléments. La deuxième raison, c’est le rapport qu’entretient le contribuable avec l’institution. Il y a un problème de confiance. Il est lié à quoi ? Pendant des années, l’administration fiscale a eu une démarche répressive vis-à-vis du contribuable, qu’il soit une personne physique ou une personne morale. Cette façon d’opérer, en mode répressif, a induit un comportement de défiance, donc, une absence de confiance. Et dans ce cas, comme dans tous les pays du monde, le contribuable cherche toujours à optimiser sa fiscalité. Il l’optimise de façon légale ou illégale. Et quand nous sommes en mode d’absence de confiance totale, elle est optimisée de façon illégale. Voilà pour ce qui est de l’entreprise et du citoyen. Je trouve que l’opération lancée le gouvernement gagnerait à être revue et maintenue, en lui donnant un autre caractère, beaucoup plus fort et une portée beaucoup plus symbolique. Il faut aussi l’accompagner des réformes fiscales qui s’imposent. Je pense que l’opération va s’arrêter le 31 décembre 2016, mais avant qu’elle s’arrête, il y a urgence à revoir le système fiscal algérien, pour plus d’équité, réduire l’informel et élargir l’assiette fiscale, car en l’élargissant, vous augmentez les recettes budgétaires de l’Etat et vous réduisez le déficit budgétaire. Un autre aspect qu’il faut rappeler, c’est la décennie noire où les marchés étaient difficilement alimentés. Le marché était alimenté par des acteurs qui s’exposaient et prenaient des risques physiques pour pouvoir transporter de la marchandise de telle à telle région. Il y en a beaucoup qui sont morts. On ne le dit pas, mais si nous regardons de plus près, beaucoup de gens qui ont été tués par les terroristes transportaient de la marchandise. Cette décennie noire a aussi consacré l’arrivée d’acteurs dans l’informel. Pourquoi irait-il payer ces impôts, lui qui était exposé au danger ? Beaucoup de recettes de finances à l’intérieur du pays ont fermé leurs portes. Les fonctionnaires de ces organismes demandaient aux opérateurs économiques d’aller payer leurs impôts dans les villes. Donc, les gens se sont mis à ne plus payer leurs impôts. Ces gens ont eu un rôle de stabilisation par le fait que le pays était alimenté, couvert et servi. Cela a permis, malgré tout, de fixer la population. Sinon, tout le monde aurait afflué vers les villes pour pouvoir survivre.
L’origine de ces sommes déposées, dans ce cadre, auprès des banques doit être licite, c’est-à-dire que cet argent ne doit être associé à aucun acte punissable par la loi. Selon vous, est-ce que la provenance de cet argent a été vérifiée ?
Vous me donnez une occasion de parler de la provenance de cet argent. Il y a divers canaux. La première origine est la vente sans facture. Je précise que nous parlons de l’informel et non de trafiquants de drogue, d’or et d’armes. Je parle de l’économie informelle qui veut dire que la personne n’utilise pas un circuit bancaire classique, qu’elle ne paie pas ses impôts. Cela ne veut pas dire qu’elle va traiter de produits illégaux et interdits par la loi. L’autre origine est la surfacturation des importations. Avec le différentiel du taux de change entre le taux officiel et le taux parallèle, un opérateur économique a intérêt, aujourd’hui, à surfacturer ses intrants : machines, matière première, etc., et prendre des devises à l’étranger et les échanger sur le marché officiel. Nous avons fait l’exercice, hier, pour un opérateur économique qui pose un problème à la filière boisson, dont je ne citerai pas le nom. Nous avons découvert que cette personne, finalement, n’avait pas intérêt à gagner officiellement de l’argent. En fait, ce qu’il fait, il surfacture absolument tout, puis change son argent au taux parallèle à 170 ou 175 DA. Ce différentiel de prix sur la devise, contenu dans la quote-part de ses intrants dans la structure de coût, fait qu’il gagne beaucoup d’argent au noir, qu’il doit recycler. Il existe deux canaux de recyclage de l’argent au noir qui se fait dans le monde entier. Le premier consiste en des lois comme celle qui accompagne cette mise en conformité fiscale, en payant juste 7%. Chose qui peut être intéressante pour lui. L’autre canal de recyclage dans le monde est l’agriculture. Cette dernière est, malheureusement, une grande machine à laver l’argent sale, à condition qu’il y ait des mécanismes de subvention derrière, qui permettent aux gens de récupérer leur argent. Il ne faut absolument pas traiter l’économie informelle sous l’angle exclusivement répressif. Il y a beaucoup de personnes qui sont dans l’informel malgré elles. Des personnes qui ne savent faire que dans l’informel, des analphabètes, mais qui ont l’esprit entrepreneurial. Ces personnes ne savent pas parler aux banquiers ni à l’administration. C’est plus facile pour elles d’ouvrir une activité informelle, elles trouveront toujours d’autres personnes qui vont les financer, moyennent un intérêt très élevé. Ces personnes restent dans l’informel, donc le répressif n’est pas utile. Ce qui serait intéressant pour l’Algérie, chose que nous avons proposée depuis longtemps, est de produire un livre blanc de l’informel. Un vaste diagnostic de ce qui se passe en Algérie en termes d’informel. Et comme préalable, accepter le fait que nous n’allons pas éradiquer l’informel. C’est impossible. Par contre, il est possible de construire des chemins qui permettent à des gens, dans l’informel, d’intégrer graduellement la formalité. Pour cela, il est urgent, d’abord, de réduire la pression émotionnelle autour du thème de l’informalité, en arrêtant de qualifier ces personnes qui activent dans l’informel de voleurs, bandits ou escrocs. Il se peut que ces personnes aient été poussées à activer dans l’informalité par le système fiscal. Prenez par exemple la distribution en Algérie ; politiquement parlant, l’Etat n’a pas intérêt à ce que toute la distribution se fasse dans la légalité, sinon, vous allez avoir une inflation de 20% à 25% sur l’ensemble des produits.
Justement, l’Etat a-t-il intérêt à éradiquer l’informalité ?
En principe, l’Etat a intérêt à éradiquer l’informalité. Mais par son système fiscal, il pousse l’opérateur économique à rester dans l’informalité. Si, d’un côté, l’Etat ne change pas son système fiscal et l’environnement des affaires et, de l’autre, pousse l’opérateur à intégrer la formalité, il va y avoir une inflation de l’ordre de 20%. Ce qui est socialement et politiquement impossible. Donc, l’Etat est face à une situation où la sphère économique, formelle et informelle, lui dit : «On ne vous demande pas de baisser les impôts, mais juste de revoir votre système fiscal pour qu’il soit plus incitatif, équitable et qu’il permette aux acteurs de l’informel d’intégrer la formalité et réduire toutes ces exceptions fiscales qui créent véritablement des problèmes au niveau des revenus de l’Etat, et cela transparaît sur la communauté en général. J’étais très intéressé quand j’ai lu votre article du 14 février dernier, et je tenais vraiment à passer un message positif. Il faut voir l’informalité comme une réelle opportunité pour l’Algérie. Pourquoi ? Elle a réglé un problème d’emploi. Selon les experts, entre 30% et 40% de la population active travaille dans l’informel. C’est une soupape pour le chômage. Pourquoi je la considère comme une opportunité ? Nous avons des gens qui ont l’esprit entrepreneurial, c’est vrai, ils n’ont pas monté des méga-conglomérats ou des holdings, mais ils veulent créer leur propre entreprise, petite, moyenne ou grande, peu importe. Ces acteurs-là brassent des flux de matières, d’argent et d’information. C’est tout un univers d’information qui nous échappe. Donc, c’est une opportunité pour nous de capter toutes ces informations, qui vont nous permettre d’avoir une meilleure photographie de l’économie algérienne pour qu’ensuite, construire une vision qui soit cohérente de notre économie. Je suis contre la démarche d’aller attaquer, brutalement, comme cela est suggéré systématiquement, les gens de l’informel, les lobbies et les barons. Il doit y avoir des lobbies et des barons, ne serait-ce que pour le système financier informel. Parce qu’il existe un système bancaire informel parallèle au système bancaire officiel. Il y a des gens qui ont beaucoup d’argent, qui financent des activités informelles avec un taux d’intérêt qui va de 20% à 24% par an. Certes, du point de vue religieux, cela s’appelle de l’usure, mais c’est ce qui est pratiqué. Vous avez besoin d’argent ? Vous pouvez trouver des gens qui vous prêtent, en dehors du système bancaire. C’est un système bancaire parallèle qui tourne bien. Le change parallèle est un système bancaire parallèle informel. Il y a plusieurs choses qui se sont installées parce qu’on n’a pas traité rapidement le mal à la racine, c’est-à-dire qu’on n’a pas compris pourquoi les gens allaient vers l’informalité. Il faut dire aussi que la bureaucratie est un très grand catalyseur d’informalité et la corruption, la petite, je ne parle pas de la grande, est aussi un facteur d’informalité. Si à chaque fois que je veux importer un ou trois boulons, ils me demandent de payer, je préfère de loin payer un douanier qui deviendra mon douanier attitré et qui s’occupera de ma marchandise. C’est mieux que d’acquitter des droits de douane, etc.
Selon les chiffres officiels, au moins 200 marchés informels ont fait leur réapparition à travers le territoire national en 2015, principalement dans les grandes villes. Comment expliquez-vous cela ?
C’est normal. Est-ce qu’une ville, comme Alger par exemple, a développé correctement, mis à part les centres commerciaux de Bab Ezzouar et Ardis, son immobilier commercial ? Non. Vous avez vu le prix du mètre carré de l’immobilier en Algérie ? Partout dans le monde, on essaie de réguler. C’est-à-dire qu’il y a véritablement un garde-fou pour que la spéculation immobilière s’arrête. Prenons l’exemple de Dubaï, le Cheikh de Dubaï interdit des majorations à 7% l’année. En Algérie, vous allez voir des propriétaires de baux immobiliers, qui louent, déjà, à des prix élevés, ils vont observer l’activité économique qui s’y déroule. S’ils voient que l’activité économique tourne bien, ils arrivent à provoquer une augmentation de 20%, 40% jusqu’à 100%, en disant à la personne : «Je prends 100%. Si cela ne vous plaît pas, vous partez.» Les locataires ne sont pas protégés, ni par rapport à la durée du bail ni par rapport aux augmentations. De plus, les tarifs au mètre carré sont absolument stratosphériques, avec cerise sur le gâteau, une demande systématique d’avoir une partie non déclarée, si ce n’est 100%. Ils y en a même qui demandent à être payés en devises, parce qu’ils veulent indexer leur loyer sur la devise. Le rôle de l’Etat est justement de ne pas aller taper sur la tête du gars qui a vendu, justement, sans facture pour pouvoir payer ce loyer, mais plutôt d’aller voir ce qui se passe dans le marché immobilier commercial et d’habitation, et mettre de l’ordre dans ce foutoir qui est aussi un producteur de masse d’argent informel. Les propriétaires d’immobilier sont les gens qui sont dans le quasi informel. Il y a une partie qui est déclarée et l’autre non. Vous avez une autre source de production d’argent informel, ce sont les opérateurs économiques qui paient leurs ouvriers au noir et qui ne les déclarent pas, ou qui les sous-déclarent, en leur payant une partie de leur salaire au noir. Si vous avez une armée à lancer dans l’informel, vous trouverez beaucoup de chantiers qui ne sont pas, forcément, liés les uns aux autres. Sur la notion des charges patronales extrêmement lourdes pour l’entreprise algérienne, il y a tout un chantier à ouvrir pour réduire le poids de ces charges. Evidemment, pour les recettes de l’Etat, il va falloir trouver d’autres mesures, plus intelligentes et mieux structurées, que celles qui sont appliquées actuellement et qui font que les gens ont tendance à ne pas déclarer leurs travailleurs.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
Demain : Il faut provoquer un choc de confiance pour sauver le dinar

Pas de commentaires! Soyez le premier.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.