Une contribution de Youcef Benzatat – 19 mars : la France a mal à sa mémoire coloniale

Sous un régime patriarcal, la femme violée est considérée comme coupable et non victime. Coupable d’avoir été l’objet du viol et d’être par conséquent la cause du déshonneur qui frappera sa famille, son clan et sa tribu. Elle endossera durant toute son existence la posture de débauchée, de malpropre, et sera à chaque occasion sommée de s’auto-lapider pour gagner un recoin dans le labyrinthe absurde qui régit les rapports dominants/dominés qui conditionnent le système patriarcal. Car dans ce monde, ce sont les dominants, le règne des mâles, qui dictent leur loi sur le sens à donner aux événements qui s’y produisent. Ce sont eux qui distribuent souverainement les places dans la hiérarchie des êtres qui le constituent. L’homme, la femme, l’enfant, le patriarche et l’ancêtre occupent chacun une fonction et un rôle qui leur sont naturellement alloués. Aucun écart n’est toléré, sous peine de déstabiliser l’ordre qui régit le groupe. La femme étant considérée comme démunie de toute intelligence, de vertu, encore moins de toute capacité d’émettre une opinion, ni d’exercer un quelconque pouvoir, elle sera exclue de toute prétention à se revendiquer victime dans le cas où elle subira un tort de la part d’un mâle. Elle n’aura d’autre choix que de s’effacer et de se soumettre à la place de coupable qui lui a été allouée et de doubler d’efforts en multipliant son autocritique pour pouvoir gagner la moindre indulgence de la part des mâles dominants. Cette métaphore de la femme violée sous un régime patriarcal ressemble à s’y méprendre au viol colonial, dont le violeur ne cesse de sommer l’ex-colonisé de faire son autocritique sur les méthodes qu’il a employées pour se défaire de la barbarie coloniale, avec son lot de crimes contre l’humanité, crimes de guerre, torture, pillage des richesses, appropriation des terres, destruction des structures sociales, économiques, politiques et tout ce que représente le colonisé. Du génocide à l’ethnocide, tout y passe. Sommé de faire son autocritique dans la perspective de conclure sur la nécessité de la colonisation qui devrait revêtir pour lui un caractère positif et civilisateur. Bref ! Endosser la posture du coupable pour avoir été colonisé. Dans cette arrogante asymétrie, que voudrait imposer l’ex-colonisateur dans la production du discours sur une mémoire non partagée, le colonisé est sommé de freiner ses ardeurs qui pourraient transformer cette mémoire commune en «mémoire dangereuse», dixit Benjamin Stora dans son dernier ouvrage. Un ouvrage dans lequel il incite l’ex-colonisé à s’auto-délester de sa douleur et à gommer les stigmates du tort subi. Telle une femme violée sous un régime patriarcal ! Afin, dit-il, de dépassionner l’héritage tumultueux de l’histoire entre nos deux peuples et construire un avenir commun, serein, apaisé et pourvoyeur de conditions de bon voisinage. Est-il nécessaire de rappeler que la sérénité, l’apaisement et le bon voisinage sont incompatibles avec le déni de l’histoire et des crimes abjects qu’elle a générés entre les hommes ? Ne serait-il pas plus lucide et courageux de s’engager dans un travail commun de cicatrisation des méfaits de la colonisation afin d’écarter toute éventualité de danger que des mémoires non partagées peuvent faire ressurgir ? Mais cette démarche, qui devrait transférer le tort du coupable présumé à la victime fantasmée, ne peut que conduire vers la destruction de l’ordre hiérarchique qui distribue les places des dominants/dominés et devenir un lourd fardeau pour l’ex-colonisateur, qui sera contraint à accepter la plus mauvaise place dans l’histoire, synonyme d’effondrement de l’image qu’il voudrait imposer de lui-même et de toutes les valeurs qui la déterminent. A l’image du violeur dans le système patriarcal, l’ex-colonisateur n’est pas prêt à admettre son tort, en rectifiant l’image qu’il se fait de lui-même, sous peine de se voir acculer à la plus détestable place dans l’ordre que définit le droit en matière d’égalité et de symétrie dans les rapports entre les hommes. D’autant que cette nécessaire abjuration devrait amener l’ex-colonisateur à l’abandon de toute prétention à la poursuite de la colonisation sous d’autres formes et l’achèvement définitif du système colonial. Un piège duquel ni l’ex-colonisateur ni le patriarche ne pourront se défaire sans abandonner leur faux orgueil, sur lequel a été bâtie leur puissance usurpatrice, sur le compte du devoir de vérité pour construire ensemble, dominants/dominés, coupables/victimes, un monde meilleur.
Youcef Benzatat

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