Contribution du Dr Arab Kennouche – De l’Etat civil à l’Etat zaouïa : naissance d’un quatrième pouvoir

Dans tous les pays de la planète qui fonctionnent avec une Constitution, il existe généralement trois pouvoirs : l’exécutif, le législatif et le judiciaire. En Algérie, on vient de battre le record et créer la sensation en instaurant un quatrième pouvoir. Finalement, il aura fallu attendre le retour de Chakib Khelil en grande pompe pour cerner la notion d’Etat civil si chère à la présidence de la République et qui nous laisse sur notre faim. Car qui aurait pu nous éclairer sur ce concept mieux que les protagonistes mêmes de cette rupture avec le passé, comme Chakib Khelil, et que le public algérien a du mal à comprendre ? Qui aurait pu faire le lien entre un Etat méprisé, celui des militaires, et un Etat envié, le civil du nouveau FLN, sans porter son propre regard sur celui des zaouïas de Chakib Khelil ? Quel esprit génial aurait pu, il y a quelques mois encore, déterrer les vieilles confréries algériennes pour expliquer toute la portée du concept d’Etat civil que les planificateurs actuels de la politique algérienne avaient du mal à vendre, non sans une pointe d’ironie, à tout un peuple abasourdi par cette nouvelle formule ? Alors que nous commencions à entrevoir une lueur d’espoir dans ces mots chargés d’équité et de probité intellectuelle, les grands acteurs de la politique bouteflikienne nous renvoient maintenant des siècles en arrière, au temps où l’islam était réservé à une poignée d’initiés superstitieux, grands connaisseurs des lois du commerce de la religion, tels les curés européens qui pour vous assurer une place au paradis vous vendaient des «privilèges». Mais un tel commerce de dupes n’est-il pas la spécialité de nos dirigeants actuels, au point de remettre aux calendes grecques tout Etat civil, au profit d’un Etat zaouïa qui se profile à l’horizon ? Le passage de l’un à l’autre semble inévitable vu les efforts déployés par le clan pour se blanchir de toute accusation de corruption ; alors que Chakib Khelil se débat comme un pauvre diable pour tenter d’inverser la machine judiciaire, la Présidence ne souffle mot sur les dernières péripéties de l’affaire Sonatrach, donnant à penser que c’est bien à l’Etat zaouïa que le peuple algérien devra donner son adhésion en 2019.
Les enseignements de l’affaire Chakib Khelil
Puisque le gouvernement actuel semble se soucier de la légalité en attaquant le rôle des organes de justice et de sécurité dans la gestion de la cité, il semble logique de se demander en quoi le passage de Chakib Khelil en Algérie en 2016 représenterait une première étape fondatrice de l’Etat civil, soucieux de justice divine et d’équité. Ce qui frappe l’entendement, c’est la facilité avec laquelle l’ancien ministre balaie d’un revers de main l’ensemble des pièces du dossier Sonatrach qui concerne pourtant deux systèmes judiciaires complètement indépendants, ceux de l’Algérie et de l’Italie. Chakib Khelil s’est octroyé un super-pouvoir extrajudiciaire en affirmant sans ambages qu’il ne saurait être question de corruption active dans cette affaire, et que d’autres tenants et aboutissants doivent être pris en considération, lesquels n’ont aucune valeur juridique en soi. L’ancien ministre n’accorde donc aucun crédit au travail minutieux des juges algériens et italiens : autant de cerveaux, autant de fautes. Confrontée à la théorie de l’Etat civil chère au néo-FLN, cette attitude de rejet de la justice nous amène à penser que l’Etat civil contient un pouvoir hors normes de contournement de la justice institutionnalisée, pouvoir discrétionnaire qui se substituerait aux juges souverains. En d’autres termes encore, le néo-FLN de Saïdani aurait créé un quatrième pouvoir par ce fameux Etat civil, avec tout spécialement la capacité d’en appeler aux zaouïas les plus efficaces pour statuer sur des litiges normalement dévolus à l’Etat de droit. L’Etat civil se renierait donc lui-même, puisqu’il aurait recours essentiellement à un pouvoir religieux évoluant hors du temps pour son propre exercice. Le quatrième mandat aura donc créé le quatrième pouvoir politico-maraboutique dans une attitude de reniement et d’autodérision de l’Etat civil : si vous êtes pris la main dans le sac, c’est la faute au DRS qui manipule même les comptes bancaires situés à l’étranger. Le pouvoir de renverser la vapeur provient de cette mécanique de l’Etat civil à se changer en Etat zaouïa, le temps d’une reconfiguration nécessaire au travestissement d’une justice et d’un droit positif vers une zaouïa blanchisseuse des plus rétrogrades. On aura ainsi compris la force des discours de Saïdani à ce propos : il existe en Algérie un quatrième pouvoir civil (mais au sens extra-constitutionnel et religieux) qu’aucune grande nation de ce monde n’a encore eu le privilège de posséder : les pouvoirs traditionnels se voient adjoints un nouveau pilier, celui de la zaouïa, pilier central lui de l’Etat civil. Alors, comment s’en servir ?
Le quatrième pouvoir
L’affaire Sonatrach s’est donc muée en affaire Khelil à l’insu même du principal protagoniste. Il revient cependant au clan présidentiel d’avoir établi un quatrième pouvoir, le politico-maraboutique, dont les prérogatives semblent très larges et dangereuses. Tout d’abord, l’alliance Khelil et marabouts représente un tout nouveau pouvoir judiciaire en soi, dont l’efficacité juridique reste supérieure à celle de la Constitution. Dans l’Etat zaouïa, le quatrième pouvoir n’est pas forcément occulte, puisqu’il suffit d’affirmer en public son innocence et de juger péremptoirement sans procès équitable et juste. Les déclarations de Chakib Khelil contre le DRS, qui aurait monté ces affaires, se transforment insidieusement en jugement final et définitif grâce à l’extrême onction reçue des confréries religieuses choisies à cet effet. Le quatrième pouvoir ne joue pas sur l’assentiment de tous, mais sur une majorité de chefs religieux chez qui on déverse argent et honneurs médiatiques après avoir lu quelques sourates. Ici, la subversion du droit écrit est totale, et ce sont les formules incantatoires qui font office de lois. Il suffit que le bon peuple se rappelle le pouvoir prodigieux de faire tomber la pluie par quelques marabouts et le tour est joué. L’Etat civil de Bouteflika, Saïdani et Khelil établit donc un pouvoir maraboutique moyenâgeux qui contourne la Constitution récemment aménagée, en se nourrissant des superstitions les plus abjectes et de l’ignorance du peuple. Car pourrait-on désormais empêcher tout citoyen soupçonné de crimes économiques d’avoir recours à ce pouvoir d’absolution dès lors qu’il est prévu expressément par cet Etat civil même, tant chanté par les Saïdani et consorts ? Alors que l’on s’attendait à une véritable révolution politique, à un adoucissement des mœurs, à un triomphe de la raison et du droit par le pouvoir présidentiel et ses acolytes, nous voilà revenus au temps des pratiques anti et extra-constitutionnelles, où le pouvoir politique prend forme dans l’arbitraire et le chamanisme ? L’Etat civil nous a conduits à la révision constitutionnelle, mais nous trompa sur la nature d’un quatrième pouvoir capable d’acheter et de racheter les péchés des uns et des autres. A quoi bon avoir changé la Constitution si en même temps on la vide de toute substance en allant faire une ziara privée à Djelfa, Adrar ou Mascara ? La naissance du quatrième pouvoir algérien a ceci de grave qu’il n’est pas un contre-pouvoir, mais une force politique extra-constitutionnelle née de la sphère publique sans équivalent dans l’histoire juridique mondiale. Il suffit de se rendre compte comment le public algérien se laisse progressivement apprivoiser à l’idée d’une succession à la verticale par le remue-ménage d’un Chakib Khelil parachuté pour consolider l’immunité du clan présidentiel. Nul n’est prophète en son pays, dit-on, alors que Chakib l’Américain poursuivant la quête de son propre bonheur en Algérie n’étonne guère.
Quel sens donner à des élections en 2019 ?
Le clan présidentiel, contrairement à une idée bien reçue, ne semble pas en si bonne posture pour 2019. Soit qu’il choisisse de passer en force afin de continuer de s’auto-immuniser, en tirant sur tout ce qui bouge, ou bien qu’il défende un bilan, les fameuses indjazat (les réalisations), tout porte à croire que l’ère Bouteflika est bel et bien terminée. Déjà, on remarque que les pèlerinages de Khelil sont un échec patent et qu’ils n’ont pas suscité l’effet escompté. L’ancien ministre de l’Energie est pris au piège d’une campagne de justification qui le dessert de plus en plus, à mesure que les preuves tangibles s’accumulent contre lui. Mais il ne faudrait pas sous-estimer de possibles plans B et C de la part d’un pouvoir rompu aux manœuvres tactiques et à la manipulation des consciences religieuses. Cependant, il est peu probable que le peuple algérien tourne la page des affaires de corruption comme l’espérait le clan présidentiel. Et le problème devient épineux lorsque l’on sait à quel point ces affaires impliquant le sommet de l’Etat donnent des signes de crise étatique mettant en doute la viabilité des élections futures. De plus, les Algériens ne pourront passer l’éponge sur les millions de dollars détournés alors qu’on leur demande de se serrer la ceinture, voire de s’appauvrir. Khelil se targue également de pouvoir faire remonter les cours du brut, à condition de fermer les yeux sur le passé : l’Algérien moyen ne peut plus y croire. C’est toute l’expression de l’Etat civil possible que le clan présidentiel puisse offrir en ce moment. Cela nous rappelle affreusement le «pétrole contre nourriture» de l’ère Bush en Irak. En se rendant dans les zaouïas, Khelil fit dire que le brut remonterait : le message était clair, moi président ou ministre, vous retrouverez un cours à 100 dollars et plus. L’Etat zaouïa peut se permettre de ratisser large, mais il reste que le peuple algérien ne saurait remettre les clés après 20 ans de règne à un pouvoir qui finalement l’a replongé dans l’angoisse des années 90. Enfin, si le pouvoir décide de jouer franc jeu, en «défendant» un bilan et non plus une sécurité juridique, coûte que coûte, il aura d’autant moins de marge de manœuvre, tant ces fameuses indjazat restent dérisoires pour un pays encore non sorti du sous-développement malgré d’énormes ressources. Alors, après 20 années de gouvernement, les Algériens auraient-ils le courage de continuer dans le bouteflikisme, croyant que cette fois-ci serait la bonne, et que l’Algérie émergerait ? Car il faudrait être inconscient ou pris de folie pour suivre les Haddad et Bouchouareb une dernière fois dans la voie du FCE international avant même d’avoir éliminé ce quatrième pouvoir qui fait aujourd’hui tant de mal à l’Algérie souveraine.
Dr Arab Kennouche

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