Une contribution du Dr Arab Kennouche – Les visions prémonitoires de Houari Boumediene

Il semble désormais loin ce temps où les yeux de Boumediene, à la simple évocation du mot «France», se chargeaient de puissants éclairs comme pour nous avertir d’un danger imminent. L’Algérie d’Ahmed Gaïd-Salah, chef d’état-major de l’Armée nationale populaire, apparaît en 2016 comme une forteresse assiégée, bien plus que comme une nation capable de projeter ses forces armées partout dans le monde. L’ensemble des déclarations des responsables militaires ne sont en effet pas pour rassurer : lignes rouges, frontières en voie de sécurisation, renforcement des contrôles intérieurs, quadrillage, création de nouvelles zones militaires et d’hôpitaux de campagne, autant d’expressions qui dénotent une forme de stratégie défensive peu rassurante pour les néophytes que nous sommes, au regard des expériences éloquentes et meurtrières vécues par les populations irakienne, syrienne et libyenne face aux invasions étrangères. De son côté, Houari Boumediene prévenait, en 1977 déjà, la nation et son ANP des risques avérés d’un retour de la France néocoloniale en créant sur les frontières algériennes une large zone d’influence s’étendant des confins du Tchad jusqu’aux frontières marocaines. Les vues prémonitoires du grand leader algérien sont actuellement en passe de se réaliser au moment où notre ANP montre des signes d’énervement face à un encerclement presque total de l’Algérie. Pourtant, Boumediene nous avait bien prévenus contre cet enfermement insidieux fait de diplomatie économique et d’implantations de bases militaires, en stigmatisant l’émergence d’une zone d’influence élargie (mintaqat annoufoudh) à toute l’Afrique francophone, et ce, contre l’Algérie. Il avait compris que, pour la France, le réarmement du Maroc ne suffirait pas à déstabiliser l’Algérie et qu’il fallait l’étouffer en créant une zone de profondeur stratégique dans le Sahel et au-delà jusqu’aux confins du Tchad et du Nigeria. Coincée entre le Maroc, la Méditerranée et un Sahel truffé de bases militaires françaises, l’Algérie semble aujourd’hui en peine à adopter un discours stratégique répondant aux attentes sécuritaires de la nation. De surcroît, les récentes guerres de Syrie, d’Irak et de Libye sont encore pleines d’enseignements stratégiques qu’il faut extraire des horreurs de la planification occidentale des printemps arabes.
La balkanisation des pays arabes
La politique arabe de l’Occident a conduit pour l’essentiel, depuis la première guerre du Golfe, marquant un phénomène irréversible, à un morcellement des territoires nationaux en différentes chefferies sans pour autant mener à l’irruption de véritables indépendances nationales. Les nouvelles formes de pouvoir local oscillent entre un modèle d’organisation administrative presque stable pour certaines ethnies grâce au pétrole (les Kurdes en Irak par exemple sous la coupe des Etats-Unis et d’Israël) ou bien un contrôle anarchique et féodal de vastes portions de territoires par des bandes armées fanatisées comme en Libye et en Syrie dans un climat de guerre civile interminable. Que ce soit en Irak, en Libye ou en Syrie, ces trois pays ont subi des agressions armées fomentées de l’extérieur et jamais résorbées jusqu’à présent. Aucune de ces trois nations n’était en guerre à l’intérieur de ses frontières avant que l’Occident ne décide d’y intervenir militairement sous le prétexte de défendre la démocratie. Le basculement vers la guerre civile fut le résultat d’une agression par un bloc de pays occidentaux sous couvert des Nations unies et avec la bénédiction des Etats du Golfe. Les armées de ces pays arabes ne furent également pas capables de s’opposer à la force de frappe des pays membres de l’Otan ne disposant pas des moyens militaires dissuasifs ou bien capables de projection élargie à l’échelle planétaire. Comment donc réagirait l’Algérie en cas de volonté de la part de l’Otan de la balkaniser comme ailleurs ? Il convient de bien prendre la mesure du concept de balkanisation : il réfère à cette partie du sud de l’Europe où, habituellement, les alliances contre nature en cas de conflit (comme dans les guerres balkaniques des années 1912-1913, ou bien les guerres de Yougoslavie des années 90) se multiplient à l’infini et selon les modèles les moins attendus : Croates et musulmans contre Serbes, Serbes contre musulmans, Bosniaques musulmans contre Serbes de Bosnie, Serbes bosniaques contre Croates pour reprendre les affres du conflit yougoslave. Nous retrouvons les mêmes effets de balkanisation en Syrie et en Libye : Kurdes et Arabes doivent s’allier contre Daech, sunnites contre alaouites, sunnites pro-alaouites contre islamistes, islamistes de Daech contre ceux de l’ALS, islamistes de l’ALS contre ceux d’Al-Nosra, islamistes d’Al-Qaïda contre ceux de Daech…Toutes les formules, toutes les métastases sont possibles en contexte de balkanisation. En Libye, Kadhafi dut rameuter les Touareg berbères du Sud contre les Arabes de Benghazi acquis à Daech, eux-mêmes armés contre d’autres islamistes divisés selon qu’on habite Syrte, Misrata, ou Tripoli et selon, également, la disposition géographique des puits de pétrole (émirat de Benghazi), qui elle-même peut effacer l’élément d’arabité, ou d’islamité ou encore de berbérité lorsqu’un intérêt financier surgit des mains de l’Otan… Lorsque les conflits se balkanisent, les décompositions et recompositions des forces politiques n’obéissent plus à aucun critère, sauf celui de l’intérêt passager ou de la loi des miasmes proliférateurs. L’art de diviser pour mieux régner a malheureusement donné toute sa splendeur dans les pays arabes encore récalcitrants à se soumettre à l’ordre occidental. Une raison fondamentale à cela : des armées encore faiblement dissuasives et incapables de riposter à l’appareil militaire occidental né de la nouvelle guerre électronique, incapables de briser une zone exclusive aérienne, incapables de contourner une mintaqat annoufoudh.
Faut-il rassurer, avertir ou dissuader ?
C’est donc avec un intérêt renouvelé que l’on se remémore les propos prémonitoires d’un Boumediene visionnaire. Il ne devinait peut-être pas encore en son temps toute l’importance des dangers d’une zone d’influence occidentale en Afrique, ne connaissant pas encore entièrement le facteur électronique du militaire, qui en décuplerait la puissance. En effet, les printemps arabes de Syrie, d’Irak et de Libye sont là pour nous démontrer que les guerres terrestres sont vouées à disparaître sous les coups de boutoir des avancées électroniques de la guerre aérienne. Alors que nos fameux généraux s’évertuent, jumelles à la main, à nous rassurer sur la sécurité de nos frontières, ou à nous émerveiller par des chaînes de véhicules tout-terrain sortant flambant neufs, nos mémoires restent rivées sur l’extraordinaire force de frappe des aviations occidentales que ce soit en Yougoslavie ou en Libye, toujours détectées trop tard par les quelques radars obsolètes que nous possédons. C’est encore défensivement que nous percevons la sécurité de notre territoire comme s’il ne nous était pas possible d’aller voir ailleurs à 2 000 km, 5 000 km, 15 000 km. Mintaqat annoufoudhavait prévenu Boumediene contre les Français, les voici installés dans l’arrière-cour algérienne, quelque quarante ans plus tard. Aujourd’hui, il ne suffit plus d’avoir 2 000 chars comme en Irak ou en Syrie. Il faut encore disposer de ces radars qui peuvent voir avant que vous ne soyez vus. Il faut localiser l’ennemi dans un espace bien plus grand qu’auparavant : voir, entendre, se dissimuler ne sont plus des activités circonscrites aux frontières terrestres, à la mer territoriale ou à l’espace aérien national, mais à toute l’étendue du globe terrestre. Désormais, il ne s’agit plus de frapper fort, mais de voir et entendre avant tout le monde et de choisir en toute liberté quand frapper à partir d’un ciel immense qu’il faut posséder. Les armées pharaoniennes des pays arabes deviennent impotentes devant la force du radar occidental, la furtivité de ses avions et la puissance de frappe précise de ses missiles. Boumediene ne pressentait-il pas cette occupation gigantesque de l’espace aérien par les puissances occidentales ? N’avait-il pas montré du doigt le danger d’une zone d’influence terrestre décuplée par l’emploi de quelques technologies d’électronique embarquée ? Car qui peut raisonnablement croire à la sécurité d’un pays qui n’aurait pas cette capacité à neutraliser d’immenses étendues de territoires par quelques avions bien équipés en radars et en missiles, ou mieux par des sous-marins furtifs, dotés d’ogives nucléaires, dissimulés à 20 000 km du pays ? L’Algérie n’est toujours pas parvenue à se sanctuariser : sans relâche, elle doit traquer les encore trop nombreux terroristes qui parviennent à infiltrer des armes dans le territoire national. Ses victoires tactiques sont nombreuses, mais elles n’auraient aucune signification si dans le long terme, l’ANP ne réussissait pas à élargir ses capacités de projection bien au-delà de ses frontières directes, au-delà et en revers de cette fameuse zone d’influence ennemie que Boumediene avait vilipendée. Il ne s’agit pas de rêver à une nouvelle course à l’armement et de jouer le va-t-en-guerre dans un contexte géostratégique des plus incertains. Mais comme un écho des prémonitions de Boumediene et devant les expériences désastreuses des défaites militaires arabes, il semble nécessaire de reposer la question de la dissuasion militaire, sans doute pas uniquement nucléaire, pour un pays comme l’Algérie. En effet, on ne peut que rester perplexe devant les assurances d’un chef d’état-major qui, de fait, nous plongent dans une angoisse encore plus grande en jouant presque de la cornemuse alors que les ennemis de l’Algérie avancent leurs pions un à un. Il eût fallu peut-être se souvenir des ces avertissements de Boumediene, comme d’un principe directeur qui aurait conduit l’Algérie à repenser sa doctrine militaire encore trop défensive et trop axée sur la non-ingérence et la défense exclusive des institutions nationales. Pour le moment, l’Algérie semble prise à revers et de côté tant par les groupes terroristes que par les forces occidentales stationnées en permanence dans le Sahel. Les frontières sont devenues poreuses, le territoire national bien trop vaste encore pour une armée trop habituée à ses activités terrestres et ne sachant pas regarder au loin. Sans oublier ces innombrables Etats encore non pleinement sortis de la colonisation et qui viennent renforcer ce glacis de sable sur tout le versant sud du pays. Qui pourrait désormais les dissuader d’agir contre les intérêts du pays ? Seule l’ANP peut nous fournir une réponse à travers son état-major, et sans doute, la voix de Boumediene. Alors faut-il que l’ANP ne fasse qu’avertir, rassurer ou bien doit-elle encore savoir dissuader catégoriquement ? Et que voudrait dire dissuader pour l’Algérie ? Autant de questions auxquelles nous ne saurions répondre pour l’instant, sauf, une fois de plus, à regarder du côté de la Russie et de la Chine, uniques voies d’un élargissement stratégique capable de satisfaire un Boumediene visionnaire.
Dr Arab Kennouche
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