Le colonel Jacques Baud à Algeriepatriotique : «L’Occident refuse de voir le terrorisme tel qu’il est»

Algeriepatriotique : Vous considérez que le terrorisme islamiste est une conséquence de la politique belliciste de l’Occident. Les Occidentaux sont-ils inconscients de cette relation de cause à effet ?
Colonel Jacques Baud : Il faut préciser ici que chaque terrorisme a sa spécificité propre. A l’évidence, par exemple, le terrorisme qu’a connu l’Europe durant les années 60-70 avait une genèse différente que le terrorisme actuel issu de l’Etat Islamique. Concernant ce dernier, il est clairement le résultat de politiques et d’actions occidentales qui – en l’absence de stratégies claires – se sont cumulées de manière négative. En Occident, avec une certaine arrogance et avec la certitude d’apporter la démocratie et l’Etat de droit, on a mené des guerres sans tenir compte de l’opinion des populations locales, des sensibilités culturelles et religieuses, ni même des structures de la société. Nous avons refusé de comprendre que les populations locales, même si elles approuvaient un changement de régime, ne voulaient pas nécessairement un système dicté par une ou des puissances occidentales. C’est ce message qui est convoyé par les djihadistes depuis le début des années 90 au Proche-Orient qui a conduit l’Occident à apporter des réponses inadéquates générant une spirale de la violence qui touche de manière plus profonde l’Europe aujourd’hui. Un autre problème est que cette situation se superpose à des questions liées à l’immigration, générant des amalgames faciles, que certains partis politiques peuvent exploiter.
Vous dites aussi que les terroristes islamistes n’ont pas d’objectifs politiques. Dans quel but agissent-ils alors ?
Il faut s’entendre ici sur la notion d’«objectifs politiques». Le terrorisme est essentiellement une méthode qui utilise l’action tactique pour atteindre des objectifs stratégiques. Les terroristes européens des années 60-80 cherchaient à installer un modèle de société de type marxiste en déstabilisant les démocraties européennes. Ce qui, durant une grande partie de la Guerre froide, était soutenu par l’Union soviétique. Or, aujourd’hui, pour ce qui est du terrorisme de l’Etat Islamique, il ne s’agit pas de détruire les démocraties occidentales, mais de faire pression sur les gouvernements occidentaux afin qu’ils cessent leurs interventions au Proche-Orient et au Moyen-Orient. Il ne s’agit pas ici d’une interprétation, mais d’une constatation effectuée à partir des écrits – et des revendications – de l’Etat Islamique. Par ailleurs, en admettant que son objectif soit le renversement des démocraties occidentales, on n’observe pas de structure politique capable d’assumer le pouvoir après ces renversements.
D’aucuns dénoncent depuis des années un laxisme et une permissivité presque coupables des capitales occidentales envers les extrémistes à qui elles ont ouvert leurs portes sous le prétexte de la défense des droits de l’Homme. Comment expliquez-vous cette attitude aberrante ?
Il est vrai que, d’une manière générale, l’immigration en Europe a bénéficié de la bienveillance aveugle des partis de gauche, qui continuent – bon an, mal an – à comprendre les modèles révolutionnaires à travers une grille de lecture marxiste. Ceci étant, il faut également comprendre qu’il est souvent difficile de refuser l’entrée sur son territoire à un individu, dont le seul «crime» est d’avoir une lecture radicale de sa religion, sans avoir commis d’autres crimes. Le fondamentalisme, voire l’extrémisme religieux n’est pas un crime en soi. En ce qui concerne le Proche-Orient et le Moyen-Orient, ce qui a compliqué l’équation est la répétition d’agressions militaires sans justification ou légitimité internationale, qui ont créé la perception d’une nouvelle «croisade» contre l’islam, à partir de laquelle se sont établies des solidarités qui transcendent les nationalités et se rejoignent dans le champ religieux. A ceci s’est ajoutée, en France notamment, une politique ostensiblement et délibérément orientée vers un soutien inconditionnel à la politique israélienne, qui a très largement contribué à stimuler la solidarité de la population immigrée avec les populations arabes du Proche-Orient et du Moyen-Orient. Que le gouvernement français soutienne Israël est en soi légitime, mais cela doit être fait avec tact et en rassurant ceux qui ne partagent pas la même sensibilité. Or, cela n’a pas été le cas, bien au contraire ; ce qui a encouragé l’antisémitisme et la violence. Ainsi, au-delà de la gestion désastreuse de l’immigration, les pays occidentaux n’ont pas su anticiper les incidences des actions menées en matière de politique extérieure sur leur situation intérieure. C’est l’amère expérience que vivent la France et la Belgique aujourd’hui.
Pratiquement tous les officiers de l’armée et des officines de renseignement vous rejoignent sur la question du terrorisme islamiste et les raisons de sa propagation dans le monde. Comment expliquez-vous cet entêtement des décideurs politiques occidentaux à faire abstraction des rapports de leurs services ?
L’histoire récente en Occident montre que les gouvernements faibles, ou ceux dont la gestion intérieure du pays est inefficace, tendent à chercher des succès sur des théâtres extérieurs, essentiellement par des interventions militaires. Cela a été le cas des Etats-Unis sous Clinton et Georges W. Bush, de la Grande-Bretagne de Tony Blair, et de la France de Sarkozy et de Hollande. Ces interventions se caractérisent le plus souvent par des objectifs tactiques et opératifs de court terme et l’absence totale de stratégie de long terme. On a ainsi des effets spectaculaires (bombardements, renversement de régimes, etc.) mais des situations chaotiques qui étaient prévisibles mais pas prévues. Les effets en matière de politique intérieure sont des pointes de popularité, qui donnent l’illusion d’un raffermissement du pouvoir. Ce qui est inquiétant ici est l’inaction des Parlements.
Des mesures ont été prises pour renforcer la sécurité suite aux attentats de Paris et Bruxelles. Pensez-vous que celles-ci sont suffisantes pour épargner à l’Europe d’autres attaques similaires, voire plus importantes ?
Non, la plupart de ces mesures ont été prises en dehors de toute stratégie globale et de long terme. Par ailleurs, il s’agit pour l’essentiel de mesures de police sans grande réflexion sur le but recherché et sur la nature de l’action terroriste moderne. Ainsi, les mesures prises après la tentative d’attentat dans le train reliant Bruxelles à Paris en 2015 : la France a donc mis en place un dispositif de fouille des passagers avec des portiques de détection au départ de Paris sur cette ligne. Mais le train qui fait le trajet inverse au départ de Bruxelles ne fait l’objet d’aucune mesure de fouille. Par ailleurs, le trajet Paris-Bruxelles par train à grande vitesse est le seul tronçon à faire l’objet d’une surveillance. Pense-t-on réellement que les terroristes vont concentrer leur action sur ce seul tronçon et les autres trains ne sont pas menacés ? Je ne veux pas ici entrer dans les détails pour des raisons évidentes, mais on peut affirmer qu’une grande partie des mesures prises ont aggravé le danger qui pèse sur les passagers dans les gares et les aéroports, notamment en Belgique. Une constatation que l’on peut faire à partir des documents produits par l’Etat Islamique, est que les terroristes djihadistes de l’Etat Islamique ont su bénéficié de l’entraînement fourni – plus par naïveté et par ignorance, plus que par volonté délibérée – par les Occidentaux (France, Etats-Unis et Grande-Bretagne) en Irak et en Syrie et qu’ils ont pu en tirer les conséquences doctrinales et opérationnelles. On peut ainsi remarquer que les terroristes disposent aujourd’hui d’un corpus doctrinal relativement robuste et probablement beaucoup plus cohérent que celui que l’Occident est en mesure de lui opposer, ce qui est particulièrement inquiétant.
Quels sont les pays les plus menacés en Europe, hormis la France pour son engagement militaire en Libye, au Mali et en Syrie, et la Belgique en tant que symbole de l’Union européenne, selon vous ?
Soyons clairs : la Belgique n’a pas été attaquée parce qu’elle est le symbole de l’Union européenne, mais parce qu’elle participe à la coalition internationale contre l’Etat Islamique en Irak. La revendication de l’Etat Islamique après les attentats du 22 mars à Bruxelles l’a dit très nettement et cela a été confirmé dans les divers écrits de l’organisation terroriste. En clair, tous les pays participant à la coalition internationale qui frappe l’Etat Islamique sont dans son collimateur. On peut le répéter : l’objectif des actions terroristes de l’Etat Islamique (comme auparavant avec Al-Qaïda) est de pousser les pays occidentaux à se retirer du Proche-Orient et du Moyen-Orient.
La Suisse est une terre d’asile pour un grand nombre d’extrémistes islamistes. Le gouvernement helvétique compte-t-il durcir sa politique vis-à-vis de ces « réfugiés politiques » – dont des activistes de l’ex-parti extrémiste algérien FIS – entretenus par le contribuable suisse ?
Il faut faire une claire distinction entre les activistes du FIS au début des années 90 et les djihadistes d’aujourd’hui. Pour simplifier : les premiers avaient essentiellement un «agenda» qui s’inscrivait dans la politique intérieure algérienne, alors que les seconds s’attaquent aux pays occidentaux, qui ont mené des interventions militaires auparavant. Nous sommes donc aujourd’hui dans un contexte très différent. Je ne pense pas que l’on puisse dire que la Suisse abrite de nombreux extrémistes islamistes. Les communautés islamiques en Suisse sont trop petites pour que des éléments radicaux puissent s’installer et rester dans l’anonymat très longtemps, ce qui n’est évidemment pas le cas dans des pays comme la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou la Belgique. Lorsque des éléments islamistes ont demandé l’asile en Suisse au début des années 90, la Suisse n’avait pas d’éléments pour les traiter comme des terroristes à ce moment, mais l’asile leur a été accordé avec l’interdiction expresse de mener des activités politiques ou de nature à perturber l’ordre public. Ceux qui n’ont pas respecté cet engagement ont été immédiatement expulsés du territoire, comme cela a été le cas d’Ahmed Zaoui – qui était d’ailleurs entré sur le territoire suisse de manière illégale.
Quelle a été la position des services de sécurité suisses vis-à-vis de la vague de terrorisme sanglant et barbare qui a secoué l’Algérie dans les années 1990 ?
En fait, malgré la présence très médiatisée de quelques activistes du Front islamique du salut (FIS) qui avaient trouvé refuge en Suisse, la Suisse a été relativement à l’écart de ce conflit. Dans tous les cas, la position générale de la Suisse est une politique de non-tolérance à l’égard des terroristes auteurs de crimes de sang.
Y a-t-il eu des rapports établis par les services de sécurité suisses pour mettre en garde contre le danger que représentait le terrorisme islamiste sur l’ensemble des pays du monde, notamment ceux d’Europe, à cette époque-là ?
Comme tous les pays européens, la Suisse a été attentive au fait de ne pas constituer une «base arrière» d’activités terroristes, tant au niveau de la «simple» logistique que du financement du terrorisme. Ceci étant, la dimension internationale du terrorisme était – à cette époque – un peu particulière. Certes, dans de nombreux pays, le terrorisme islamiste a commencé à se développer avec l’aide des «afghans» revenus au pays dès la fin de la guerre en Afghanistan. Mais il n’y avait pas encore une dynamique réellement internationale du terrorisme djihadiste à ce stade. Celle-ci se développera plus tard à cause de la présence américaine en Arabie Saoudite. Ainsi, malgré des similitudes quant aux fondamentaux religieux, la finalité du terrorisme qui s’est développé en Algérie était très différente que la dynamique engendrée par Al-Qaïda, qui visait principalement les Etats-Unis. Je ne suis pas certain que l’on avait – à cette époque – bien compris tous les tenants et aboutissants de ces diverses formes du terrorisme islamiste qui se développaient, mais il y avait une inquiétude partagée par tous les pays occidentaux et les contacts entre services de renseignement au nord et au sud de la Méditerranée se sont développés de manière significative durant cette période.
N’est-il pas trop tard pour éradiquer le terrorisme ?
Je ne pense pas que le terrorisme soit une fatalité et, donc, il n’est jamais trop tard pour le combattre. Mais il faut le faire intelligemment. Je ne pense pas, non plus, que des individus décident sans raison de se sacrifier en faisant exploser une bombe. Je ne veux pas juger ces raisons, mais elles doivent constituer le point de départ de notre réflexion. Si nous nions l’existence de ces raisons, nous ne résoudrons jamais le problème. De plus, plus nous attendons, plus la manière de résoudre le problème sera complexe. On le voit en Europe et en France où, aujourd’hui, le problème du terrorisme tend à se confondre avec celui de l’immigration. Il n’y a actuellement pas de réflexion stratégique sur la question du terrorisme en Occident. La réflexion est de nature policière et tactique et ainsi, souvent, elle encourage plus qu’elle ne décourage les terroristes. Or, pour ce qui concerne les attentats qui ont frappé la France et la Belgique depuis 2015, la raison est connue : les frappes en Syrie et en Irak. Dès lors, nous devons remettre en question notre manière de traiter la question terroriste : depuis vingt-cinq ans, malgré les tonnes de bombes déversées et les dizaines de milliers de victimes, le problème n’a fait qu’empirer. Si nous n’avons pas de raison fondamentale pour aller frapper des pays, il faut se demander s’il est utile de continuer. Voyez : l’attentat contre Charlie Hebdo avait pour cause les frappes françaises en Irak. Mais quelles étaient les raisons de la France pour intervenir dans un conflit qu’elle avait prudemment – et justement – évité depuis 2003 ? De plus, alors que l’attentat contre ce magazine a été commandité depuis le Yémen – selon les dires même de l’un des frères Kouachi –, c’est contre la Syrie que la riposte française a été menée. Certes, l’attentat contre l’Hyper Cacher de Vincennes était, lui, piloté par un adepte de l’Etat Islamique, mais la vraie raison de l’intervention française était la volonté de renverser le régime de Bachir Al-Assad. Cet exemple illustre bien les incohérences des interventions occidentales. On ne peut certes garantir que cesser les frappes permettra de faire cesser ipso facto les actes terroristes. Mais, au moins, cela aurait le mérite de retirer à l’Etat Islamique son principal atout de propagande et de recrutement, et le principal motif de radicalisation des jeunes musulmans. Le problème de fond ici est que l’Occident refuse de voir le terrorisme (et ses causes) tel qu’il est, et préfère s’en faire une image qui satisfait des projets politiciens de court terme. Dès lors, nous sommes engagés dans une guerre qu’il sera toujours plus difficile de gagner. Non parce que l’ennemi est plus fort, mais parce que nous sommes plus faibles.
Interview réalisée par M. Aït Amara

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