Lettre à Nihal
Par Lallahoum Bouzidi – Ma douce Nihal, belle enfant, fille au regard ensoleillé et délicat, au sourire angélique. Ma pauvre enfant, comme j’ai mal de te connaître de la pire des façons…
Nous ne te connaissions pas, je ne te connaissais pas. Tu es désormais partie sans avoir pu donner au monde tes qualités, ton énergie, ton intelligence et ton humanité, tes dons et tes potentialités. Tu es partie et ta disparition révèle l’autre face de l’humanité, la face hideuse. Celle des crimes et des silences. Celle de l’affreux crime. Du pire des crimes : le saccage de l’enfance, l’innocence violentée.
Mon enfant, tu ne pourrais pas comprendre ma lettre, mais maintenant que tu es devenue l’amie des anges, je le sais, tu comprendras ces mots, bien plus que les adultes. Il y a bien longtemps, Nihal, j’étais, moi aussi, une enfant. On disait que j’étais vivante, espiègle, avide de comprendre, joueuse, sensible et rieuse. J’étais aimée de mon père, adorée par mes oncles. Quand j’ai su ta mort, j’ai revu une photographie de moi alors que j’avais ton âge. Je n’arrive pas me reconnaître dans cette image, j’y vois certes une enfant, mais aussi quelqu’un venu d’ailleurs. Un regard puissant et un sérieux étonnant. Un être que la vie n’avait pas encore tourmenté.
J’étais la première enfant de ma fratrie. J’étais l’enfant adulée d’un oncle qui ne pouvait pas encore avoir d’enfants et qui me comblait de cadeaux, de promenades, de jeux, de friandises et de gâteaux. C’était mon pilier. Mon protecteur. J’ai connu le sens du mot «chevalier» avec lui. Je me souviens encore de ce sentiment de force et de paisible assurance que j’avais avec lui. J’existais et j’étais aimée. Quelque chose de si fort que j’ai longtemps pensé, dans les heures sombres de mon existence, que j’étais une vraie princesse et que quelqu’un avait dû faire une erreur dans la transmission de mon destin. Ces premières années furent un paradis, une stable forteresse, un bonheur sans heurts, une paix d’avoir ce que je devais avoir. Une paix intérieure que je n’ai plus jamais retrouvée.
Cet oncle est mort un jour, Nihal. Mon oncle est mort sans qu’on sache réellement ce qu’il en était. J’avais six ans. C’était il y a très longtemps, mais je me souviens de ces moments comme si je venais de les vivre. Mon oncle m’accompagnait à l’école, il venait me chercher et me donnait le bonheur de faire suivre mes amis d’école dans nos escapades pâtissières, à l’heure du goûter. Nous allions tous deux à la boulangerie et c’était le même cérémonial, chaque jour. Je m’arrêtais devant la vitrine sucrée et la vendeuse regardait mon index pointer les gâteaux que je voulais manger ce jour-là. Eclairs, tartes aux pommes, religieuses, etc. Puis, je m’asseyais sur le banc devant la boulangerie. Mon oncle ouvrait ce paquet et me disait : «Commence la première, choisis !»
J’avais le choix et je choisissais la première. Quand mon choix fut fait, je tendais la boîte de gâteaux à mes amis de classe et eux aussi choisissaient leur gâteau. Je me souviens : il n’y avait pas de dispute entre nous. Je me souviens de mon oncle, fumant sa cigarette et dont le regard bleu me regardait avec patience et douceur. Son sourire discret et ravi de me gâter. Je suis encore capable de ressentir cette onde de tendresse à mon égard, comme s’il était encore vivant.
Un jour, j’attendais devant le grillage de l’école. Personne n’est venu me chercher. J’attendais mon oncle. Et l’attente, Nihal, est, désormais, pour moi, une cruelle torture. Lorsque les gens que j’aime ne me répondent pas, je me tords avec cette douloureuse attente. L’angoisse de les perdre. L’angoisse qu’ils meurent. Je me souviens du vide devant moi ce jour-là, d’une étrange sensation. Un vide qui heurtait mon ouïe. Je suis passée dans un autre monde, avec le pressentiment d’une catastrophe imminente. Personne ne venait à la grille. Je ne me souviens plus de qui est venu me chercher. Je ne m’en souviens plus. Je suis rentrée chez moi et j’ai vu mon père dans une étrange position assise, un homme absent et accablé. Mon père m’a emmené dans un lieu qu’on nomme hôpital. Mon oncle aux yeux bleus était allongé. Un bandage blanc, très grand, lui parcourait le ventre. Je me souviens qu’il me souriait. Je voulais sauter sur lui et lui parler. Il souriait et riait souvent quand je lui parlais. J’avais certainement des tas de choses à dire. Il ne m’a jamais demandé de me taire, il écoutait tout ce que je voulais dire. Ecoutons-nous seulement ce que les enfants ont à dire ?
Nous sommes rentrés, avec mon papa, à la maison. Le lendemain où quelques jours plus tard, j’ai revu la table de cette cuisine où les adultes de la famille se rencontraient. Mon père, pourtant si pudique, a frappé d’un poing cette table, le visage fermé et abattu par la nouvelle : mon oncle venait de mourir.
Les jours suivants, mes parents devaient trouver quelqu’un pour venir me chercher à l’école. Je me souviens de ce jour où cette personne est venue me chercher à l’école. Je me souviens de cette main qui tenait la mienne. Ce n’était pas comme mon oncle. Oh non ! Parfois, il me revient ce souvenir : j’ai ce vague et lointain souvenir d’avoir marché avec mon oncle les yeux fermés. D’avoir cette sensation unique : ne pas avoir pas peur de marcher les yeux fermés, que tout se passerait bien. La personne qui était venue me chercher était une personne de la «famille» au grand sens du terme. Sa main me serrait et me faisait peur. La cadence de ses pas. Une cadence frénétique, brutale. Premier souvenir du mot «bousculement». Je ne pouvais pas vraiment suivre. Je me souviens du regard de cette personne. Décidé et froid. Et son rictus. Mon Dieu ! Son rictus, ce sourire malin et rageur.
Et il arriva ce qu’il arriva. Je n’avais que six ans. J’ai été poussée dans ce lit, dans cet appartement. J’entendais les gens de cette maison parler au loin, dans une autre pièce. J’étais poussée dans ce lit. Son corps lourd s’est abattu sur moi. Au loin, les gens parlaient, riaient. Et le râle de cette personne s’accélérait. Je m’empêchais de respirer. Je suffoquais. Que se passe-t-il ? Je me souviens avoir pensé : «Tout passe, tu sais, tout passe.» Je suis encore étonnée que j’aie pu penser cela à cet âge si jeune.
Je voulais fuir de ma maison, fuir de cette maison qui accueillait cette personne. Fuir. Je ne respirais qu’à l’école, où mon ami de classe m’apprenait à lire. Il me racontait que son père était au ciel. Je ne connaissais pas cette expression. Quand il m’a dit que son père était mort, j’ai compris que mon oncle devait être, lui aussi, au ciel. Je voulais fuir la maison de cette personne, fuir ma maison aussi. J’y pensais tous les jours. Je sortais alors pour marcher seule, ne rien entendre et ne plus voir cette personne s’asseoir à côté de mon père ou rire avec ma mère. Souvent, je marchais seule.
Je me souviens de m’être adressé à Dieu avec fureur : pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi mon oncle est mort ? Pourquoi me l’as-tu enlevé ? Pourquoi suis-je si malheureuse ? Qui es-tu vraiment ? Dieu ? Et tu ne peux rien faire pour moi ? Rien faire contre ça ? Je me sens tellement mal, tu ne sers à rien ! Avec ta puissance, tu ne peux rien faire pour moi ? Des années après, quand les souvenirs reviennent, je reste étonnée de cette mise en accusation à un âge aussi précoce. Des années après, j’ai compris que Dieu agit lorsque les hommes acceptent d’agir, il leur a fait don de la réflexion et du libre arbitre. Il ne peut pas revenir sur le libre arbitre dont l’homme a souhaité disposer, il ne peut pas revenir sur sa parole, hélas ! Souvent, les hommes savent la vérité et refusent d’agir. Mais si les hommes savent et acceptent d’agir, Dieu ne peut que soutenir la vérité et la justice en marche. La décision doit venir des hommes : agir ou ne pas agir en conséquence. Le reste suit.
Le pire fut pour la suite, Nihal. Cette personne était aimée par mes parents, par ma mère.
J’ai dû composer des années durant avec la présence de cette personne dans mon quotidien. Avec son regard menaçant. Je restais enfermée dans ma chambre. Mon père venait me dire de sortir avec les autres enfants. Je restais dans la chambre, ne supportant plus la lumière, le bruit, les bavardages que je savais désormais vains et futiles. Je me souviens du jugement que j’avais pour ces adultes, dans ma famille, qui se vantaient de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas. Et qui ne voyaient pas la prison dans laquelle j’étais. Je devenais agressive, rebelle, colérique, cassante. La fille enjouée n’était plus. J’avais en moi, des années durant, la mort de mes émotions, la mort de mon être rieur et innocent. Cette certitude que ma mère n’écouterait pas, et ce pressentiment, qu’elle ne me protégerait pas me rongeaient chaque jour un peu plus. Les années furent une camisole de force où je me faisais passer pour une fille passionnée par les études et les livres pour éviter la promiscuité des gens, les questionnements, les regards intrusifs, les phénomènes de groupe où les salauds adorent se cacher pour pouvoir manipuler à leur aise et dévorer les autres.
J’ai fui dans mes études. Et on ne peut vivre une vie sans voir la mort de ceux qui nous entourent. La vie n’est qu’une étape. Le pire ce sont nos semblables, lorsqu’ils ont décidé de faire de ta vie un enfer, un calvaire, une souffrance. Mon père est mort. J’avais vingt ans. La personne qui me brusquait dans mon enfance était toujours dans les parages. Elle aimait se moquer de moi, de ma personnalité «anormale» car «rebelle» et «agressive» et ma mère… Ma mère qui riait de ces moqueries et défendait cette personne lors de mes colères. J’avais brusquement la sensation d’être devenue une arachide qui était indéfiniment mâchée et broyée sous leurs dents harcelantes. De ne plus être une personne, un sujet comme diraient les philosophes. J’étais devenue un objet, un objet de regards, un objet de suppositions, un objet de méfiance, un objet de conversation. Un objet. En portant sur mes épaules le crime de cette personne. Je fuyais dans la marche, dans les bois. Et les bois ont été moins dangereux pour moi, bien que seule, que la présence des gens.
Même la nuit. Je marchais seule dans la nuit. Lorsque mon père est mort, Nihal, alors vois-tu, la colère était là de nouveau, explosive. Un cri, une accusation frayaient le chemin de ma voix. Pour hurler, pour dire stop. Stop à la comédie. Stop à l’aveuglement. Juste stop. Le soir où mon père mourut quand ma mère nous avait réunis, les mots que j’avais rangés depuis des années dans ma tête et dans mon cœur, plus rien ne pouvait les arrêter. J’ai dit la vérité. J’ai dit à ma mère, à mes frères et sœurs, ce que la personne KK (cette personne était un excrément) m’a fait.
Ma mère fut lapidaire, sans aucune réponse pour mon vrai message, sans peine pour moi : «Tais-toi !», «Ne dis rien», «Pas de scandale !» Ce que les gens pourraient penser lui importait finalement bien plus que mon propre sort. S’en est suivi une exclusion familiale, leur refus de me prêter assistance, de me croire, de me soutenir, de m’épauler. Je suis restée sans nouvelles de ma famille pendant près de dix ans et bien que j’en ai vu deux parmi eux, durant le décès d’un autre oncle, les huit années suivantes ont été de nouveau sans contact. Sans soutien. Ce silence terrible m’a enterrée. J’avais envie de me jeter de mon balcon et si ce n’était la peur extrême du vide et de son bruit, je l’aurais fait souvent. J’ai eu des difficultés, Nihal, beaucoup… car les âmes blessées et dans la solitude sont des proies rêvées. J’ai demandé de l’aide en forçant ma dignité et mon orgueil. Après l’absence de tant d’années sans jamais avoir reçu un appel de leur part (c’est moi qui avais repris contact, car je souffrais de ce silence enfermant, j’avais besoin de ma famille), j’avais déjà reçu le silence et j’ai eu leur refus de m’aider. Entre-temps, pour se protéger des on-dit, ils m’ont inventé une vie, un mariage, des enfants. Ma mère a été d’une lâcheté que je ne parviens toujours pas à mesurer, ni à réaliser, ni à comprendre. Mes sœurs se sont mariées sans m’inviter à leur mariage, elles ont eu des enfants sans que je les connaisse. Je les ai vues pour la première fois l’an dernier. Je n’aime plus ma mère, car l’estime, d’abord, puis la confiance se sont évanouies.
Je me force à lui parler, une fois par an, au téléphone, avec convenances pour respecter ce qui reste nécessaire, mais auquel mes sentiments ne croient plus. Reste en moi une croyance religieuse qu’on ne doit pas offenser ses parents et de ne pas couper les liens. Je les ai respectés ces foutus usages ! Pour quel résultat ? Pourtant, je l’ai lu le Coran et l’avertissement est clair au sujet des enfants : ils peuvent être une cause de chute pour les parents. J’ai refusé mon estime pour le prophète Mohammed qu’on disait avoir épousé une Aïcha à six ans. Je ne pouvais pas croire que ma religion accepte cela, vu ce que j’ai vécu à six ans. Autant tout renverser ! J’ai fait des recherches sur Aïcha et j’ai conditionné, dans un défi à Dieu, ma croyance en Lui tant que je n’aurai pas la preuve de l’âge où Aïcha s’est mariée. J’ai alors découvert qu’elle avait entre 16 et 18 ans et non 6 ans. Je pouvais alors enfin accepter que Dieu était juste et que le mal vient des actes de l’homme quand il se perd dans le mal. Une amie m’expliquait que Dieu ne se tient jamais en présence du péché et que c’est la raison pour laquelle Il envoie des hommes raisonnables combattre d’autres hommes égarés pour éviter la destruction sociale. Il fait appel aux hommes actifs dans la justice pour neutraliser d’autres hommes actifs dans l’injustice. Et entre les deux, la masse des inactifs…
Depuis très longtemps maintenant, ma douce Nihal, je me dis que ce monde fonctionne à l’envers. Nihal, si j’avais confiance en l’être humain, je te rassurerai. La justice ne viendra qu’après la vérité entendue et crue, après que les hommes ont le dégoût de la laideur, après que des hommes et des femmes se lèvent pour refuser l’inacceptable. Nihal, tu as bien plus de pouvoir que la masse des vivants endormis, soumis et lâches qui ne ragent devant le viol ou la mort d’un enfant sans en saisir la tragédie réelle.
Les Algériens se pensaient protégés d’un fléau qui ravage désormais tous les pays et, par crainte d’affronter la vérité, de sensibiliser à ce type de violence sacrilège et de combattre cette immonde criminalité, la peur et la honte du scandale restent encore prégnantes. Mais c’est aussi pour une autre raison ce silence… le confort de ne pas avoir à prendre ses responsabilités. Le propre de l’homme c’est le refus de savoir. Savoir vraiment pour ensuite agir sans l’ombre d’un doute.
Nihal, j’ai refusé d’avoir des enfants, de peur que l’histoire ne se répète. Quand on a vu l’horreur et l’abandon, on n’a pas envie de risquer le retour du cauchemar. Nihal, j’espère que nous ne te trahirons pas.
Nihal, je ne sais pas si Dieu accueille les vœux des âmes angéliques comme toi, demande-lui d’accéder à ton intercession pour les enfants d’Algérie, pour que les gens, dans notre pays, comprennent le drame sans précédent que constitue la pédophilie, pour que la faiblesse et la peur du scandale plient devant la défense du vrai et du juste.
Intercède pour nos enfants. Je prierai avec toi et nous serons peut-être demain des milliers ou des millions à prier avec toi. A agir aussi… À agir envers et contre tout pour la cause des enfants !
Que Dieu t’accueille, ma douce Nihal, belle enfant, jeune âme au doux visage innocent. Ton visage si beau répond à la brûlure de notre conscience face à ce que tu as vécu. Comme ce que tu as vécu est injuste, horrible ! Comme c’est inhumain ! Dieu maudisse ces pervers ! Dieu les avilisse !
Dors, ma petite Nihal, notre douce enfant, repose-toi là où le crime n’existe pas, là où le mal est vaincu, là où Dieu est aimé et non détourné. Petite fille de notre pays, que Dieu, les Algériens, hommes et femmes, épris de justice te rendent justice. Repose-toi, avec l’aide de Dieu, tu ne seras pas oubliée, ma douce. Tu ne seras pas oubliée, Nihal.
Que Dieu nous empêche de t’oublier. Que Dieu nous donne la constance pour te défendre après ton départ forcé dans l’horreur.
Mes tendres sentiments pour toi, Nihal, et toujours. Ta disparition me fait mal. Très mal. Dieu te rende justice le plus vite possible, Amin.
L. B.
Adresse (de l’auteure de ces lignes) aux Algériens adultes qui liront : la peine de mort pour les enlèvements, les viols, les trafics d’organes, les crimes d’enfants doit être rétablie en Algérie et s’accomplir. Qu’il s’agisse des commanditaires ou des intermédiaires. En deçà, c’est une compromission avec les criminels. La conception des droits de l’Homme, dans sa version occidentale, est défaillante et injuste sur ce sujet. Rien, mais rien, ne nous oblige à copier, aveuglement, un modèle qui ne correspond pas notre vision du monde. De la même manière que l’Algérie n’interfère pas dans les visions des autres pays, ceux-ci, quelle que soit leur «qualité», n’ont pas à intervenir dans ce débat comme chantage aux atteintes aux droits de l’Homme. Les droits à la protection, à la vie, au respect de l’intégrité physique et psychique des enfants sont supérieurs à tout autre droit des adultes. La loi est là pour protéger les faibles, les fragiles, pas pour donner du temps de vie aux criminels reconnus de récidiver. Mettre fin à la vie du criminel d’enfant, c’est l’empêcher de vivre une vie infamante et, en cela, c’est une sanction légitime au regard de ses déviances destructrices pour la vie des enfants.
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