Amar Belani à Algeriepatriotique : «Le Maroc cherche à contourner l’arrêt de la CJUE»
L’ambassadeur d’Algérie à Bruxelles estime qu’«il n’est pas exclu que les contorsions politico-juridiques inspirées par la realpolitik ne débouchent sur des arrangements inacceptables» entre le Maroc et l’Union européenne en contournant l’arrêt de la CJUE. Amar Belani est, par ailleurs, catégorique : le Maroc a sabordé la mission de Christopher Ross au Sahara Occidental. Interview.
Algeriepatriotique : Le Conseil d’association Algérie-UE prévu le 13 mars à Bruxelles, est-ce que vous pouvez nous en dire quelques mots ?
Amar Belani : Ce conseil est important à plusieurs titres. D’abord, il marquera le passage à une étape qualitative de notre partenariat global avec l’Union européenne. Un partenariat stratégique et ambitieux qui sera articulé autour d’axes prioritaires allant du renforcement de notre dialogue politique à la mise en œuvre de mesures substantielles d’accompagnement à la diversification et à la compétitivité de notre économie nationale, en passant par la consolidation de notre dialogue stratégique de haut niveau dans le domaine de l’énergie (sécurité énergétique, énergies renouvelables et efficacité énergétique), le renforcement de la dimension humaine de notre coopération bilatérale et, enfin, par la concertation renforcée sur une série de défis globaux et régionaux qui nous interpellent.
Cela concerne, entre autres, la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent, la criminalité organisée ainsi que les problématiques liées à la migration et à la mobilité qui requièrent des réponses globales et concertées. Les échanges de vues sur les questions régionales d’intérêt commun, notamment la situation en Libye, en Syrie, au Mali, dans la région du Sahel et au Sahara Occidental, seront également à l’ordre du jour.
Ensuite, lors de ce conseil, nous serons le premier pays d’Afrique du Nord à adopter, conjointement avec l’UE, les «priorités du partenariat», un document programmatique qui s’inscrit dans le cadre de la nouvelle politique européenne de voisinage révisée à laquelle l’Algérie a contribué activement pour en faire un instrument adapté à notre vision et à nos attentes.
Enfin, nous endosserons également le document final qui a sanctionné le processus d’évaluation de l’Accord d’association, mené conjointement avec l’UE, qui prévoit une série de mesures d’accompagnement importantes à mettre en œuvre en vue d’améliorer substantiellement le fonctionnement de cet accord.
Sur un tout autre sujet, les responsables de l’UE se sont exprimés récemment au niveau du Parlement européen sur la question complexe des implications de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne sur l’accord agricole avec le Maroc. Vous en retenez quoi ?
Effectivement, ces échanges ont eu lieu au sein des comités «pêche» et «agriculture» du Parlement européen pour écouter les responsables du service de l’action extérieure et les conseillers juridiques de la Commission européenne sur leur évaluation des implications de l’arrêt et sur le contenu des «discussions techniques» menées actuellement avec les autorités marocaines.
Sur le premier point, tout le monde est unanime pour reconnaître que l’arrêt de la CJUE s’impose aux institutions européennes et que les conclusions de la cour se fondent sur les principes d’autodétermination et de l’effet relatif des traités et que, par conséquent, le Sahara Occidental jouit d’un statut «séparé et distinct», qu’il ne fait pas partie du territoire du Maroc et que les accords d’association et de libéralisation UE-Maroc ne peuvent pas lui être appliqués sans le consentement explicite du peuple sahraoui.
C’est cette base juridique, que nul responsable européen ne peut contester, qui pose problème à certains cercles au sein de l’UE, qui veulent trouver des «solutions pratiques» leur permettant de sauver les apparences du respect du droit tout en préservant la relation «vitale» avec le Maroc.
Dans le cadre de ces «discussions techniques» menées avec les autorités marocaines, il n’est pas exclu que les «contorsions» politico-juridiques inspirées par la realpolitik ne débouchent sur des arrangements inacceptables, comme par exemple l’introduction d’un amendement à l’accord agricole pour étendre le champ territorial de l’accord «aux territoires sous supervision du Maroc» et de présenter une quelconque assemblée locale croupion comme étant celle qui devrait donner son consentement, au lieu et place du seul représentant légitime du peuple sahraoui, en l’occurrence le Front Polisario.
L’autre fait contestable est que les services de l’UE se concentrent sur un élément périphérique et purement technique de l’arrêt, c’est-à-dire l’extension des tarifs préférentiels aux produits issus du Sahara Occidental, sans vouloir prendre en considération la question politique d’ensemble qui veut, selon une lecture de bonne foi de l’arrêt, que toute relation commerciale mettant en cause les produits et les ressources du Sahara Occidental ne peut être engagée par un Etat tiers (le Maroc) sans le consentement express du Front Polisario. C’est le sens de l’arrêt et c’est le sens de la légalité internationale que l’UE dit vouloir respecter.
Ces éventuels arrangements seront, bien entendu, en contradiction flagrante avec l’esprit et la lettre de l’arrêt, car cette «nouvelle base juridique» que l’UE recherche désespérément est en réalité une aberration juridique et un coup de force illégal en ce sens qu’elle est incompatible avec un droit opposable à tous, qui est le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui, et surtout incompatible avec le fait que le Sahara Occidental échappe totalement à la souveraineté du Maroc, selon les conclusions de la cour, et que la fiction de la puissance «administrante de facto», qui lui servait d’alibi commode, a été définitivement pulvérisée par cette même cour.
Certains responsables européens affirment que l’accord de pêche a des particularités et que l’arrêt de la cour de décembre 2016 ne pourrait pas lui être transposé…
Evidemment, c’est faux. Les conseillers juridiques de l’UE mettent en avant le fait que le champ territorial de cet accord prévoit explicitement que celui-ci s’applique au Sud du 26e parallèle (espace maritime du Sahara Occidental et au-delà) et qu’il prévoit un système de monitoring pour, prétendument, profiter à la population locale. Cette présentation ne tient pas la route pour la bonne et simple raison que, comme le souligne avec pertinence l’éminent juriste Eric David, le territoire couvert par un traité se limite à «l’espace géographique sur lequel cet Etat exerce la plénitude des compétences reconnues aux entités souveraines par le droit international, à l’exclusion de tout autre territoire».
Cette présentation biaisée viole, en outre, le principe de l’effet relatif des traités puisque le Front Polisario n’a pas donné son consentement pour que l’espace maritime du Sahara Occidental soit inclus dans l’accord de pêche UE-Maroc.
Quant au prétendu monitoring, il s’agit en fait d’une grande farce. Le mécanisme prévu initialement devait être un mécanisme indépendant, mais sous la pression des autorités marocaines, il s’est mué, comme par hasard, en un simple rapport factuel élaboré, qui plus est, par les seuls fonctionnaires marocains. C’est dire la pertinence et l’objectivité de ce type de rapports et la valeur qu’il faut leur accorder !
Pour toutes ces raisons, l’accord de pêche ne peut pas être appliqué à l’espace maritime du Sahara Occidental. Le 21 décembre 2016, la cour a donné un signal extrêmement important et je pense que, fin novembre prochain, le verdict concernant l’annulation de l’accord de pêche confirmera que la légalité internationale ne peut pas être contournée même si certains cherchent des artifices et autres tours de passe-passe pour opposer un déni de justice à un peuple colonisé dont les ressources sont systématiquement et massivement pillées.
Le directeur du Bureau central marocain d’investigations judiciaires a pointé, dans une déclaration récente, le manque de coopération et de coordination de l’Algérie avec le Maroc, ce qui, selon lui, favorise l’installation d’organisations terroristes dans la région. Quelle réaction vous inspire ces propos ?
Il faut juste rappeler à ce monsieur que l’Algérie a été le premier pays au Maghreb à abriter, à son initiative, la première réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UMA sur les questions de sécurité. C’était en juillet 2012. En 2013, c’est également notre pays qui a inclus la question de la lutte contre le terrorisme dans un cadre régional à l’occasion de la réunion des ministres de l’Intérieur qui s’était tenue à Alger. Maintenant, il faut se poser la bonne question : pourquoi cette dynamique salutaire a été brisée net dans son élan ? Et qui est responsable de cette situation, alors que la réunion des ministres de l’Intérieur a mis en place un comité de suivi et a adopté une vingtaine de résolutions pour mettre sur pied un partenariat sécuritaire ? Ce n’est certainement pas l’Algérie, mais la partie qui faisait de l’ouverture de la frontière une condition pour le lancement effectif de la coopération bilatérale en la matière.
Enfin, un mot sur la démission de Christopher Ross et sur l’état du processus de paix onusien ?
De guerre lasse, il ne pouvait que mettre fin à son mandat quelques jours avant son expiration. J’espère que M. Ross aura l’occasion et le courage de dire, un jour, qui est responsable de l’impasse et qui lui a mis les bâtons dans les roues pour l’empêcher de mener à bien ses bons offices en tant qu’Envoyé personnel du SG de l’ONU.
Il s’est retrouvé persona non grata après avoir été désavoué durant de longs mois. Sa collègue qui dirige la Minurso a attendu des mois avant d’obtenir un visa. Il a assisté, impuissant, au démantèlement de la composante politique et civile de la Minurso qui n’a toujours pas retrouvé sa pleine fonctionnalité (17 membres n’ont toujours pas pu revenir en raison d’entraves créées de toutes pièces par le Maroc) en dépit des prescriptions répétées du Conseil de sécurité qui appelle à la reprise des discussions entre les deux parties sans pouvoir vaincre le refus obstiné de Rabat. Et il a eu à suivre, tout aussi impuissant, la violation de l’accord militaire nº1 par les forces marocaines, comme cela a été établi et documenté, les 16 et 17 août 2016, par la Minurso.
C’est la triste réalité et nul ne peut la contester : le Maroc a sabordé la mission de l’Envoyé personnel et certains de ses médias s’en félicitent ouvertement comme ils s’étaient réjouis de la démission de James Baker en 2004. Le ministre des Affaires étrangères marocain de l’époque, Mohamed Benaïssa, soutenant publiquement que «la démission de M. Baker est le résultat de la ténacité de la diplomatie marocaine». Voilà, tout est dit.
Interview réalisée par Karim Bouali
Comment (13)