Qui gouverne l’Algérie ?
Par Youcef Benzatat – A chaque crise qui frappe le pouvoir à son sommet, suite à un événement majeur annonciateur d’une redistribution des places et des hiérarchies, en l’occurrence aujourd’hui la fin de mission de Bouteflika, les différents centres de décision se mettent en branle et sortent les grands moyens pour prétendre prendre la meilleure part dans le partage du pouvoir. De leur côté, les élites, les politologues, les journalistes et les chefs de partis échafaudent à cette occasion, chacun selon ses intérêts et ses accointances, une réponse appropriée à la question, jamais élucidée et qui revient périodiquement à ces occasions : qui dirige l’Algérie ?
Cela a commencé depuis la disparition de Boumediène où l’on est passé d’une structure pyramidale du pouvoir à une structure horizontale, constituée de plusieurs clans représentant autant de centres de décision, dont les orientations de la gouvernance se prennent de façon collégiale par un consensus équilibré par des compromis de survie collective. Le Président désigné a la charge de les appliquer intégralement. Ces centres de décision, structurés chacun en un clan plus ou moins puissant face à ses rivaux au gré des rapports de force du moment, sont déployés au sein de l’Armée nationale populaire (ANP) et les forces de sécurité. Ils sont régis par une règle morale qui consiste en une ligne rouge à ne pas franchir lors de conflits interclaniques, de façon à ce qu’ils ne puissent pas parvenir à l’opinion, ce qui constitue un danger pour leur système de pouvoir. Dans ces conditions, il leur est permis de s’agiter jusqu’à parvenir à l’équilibre, en luttant pour prendre la meilleure part de l’administration, du gouvernement et de la Présidence, qu’ils dressent comme un épouvantail institutionnel pour tromper l’opinion, dans l’opacité totale, sans jamais s’afficher publiquement. Chaque clan lutte pour placer ses hommes, ses partis satellites et toutes sortes de clientèles, allant de la cooptation de médias, des formations syndicales, de cadres des douanes, de magistrats, à une distribution par quotas de la formation de l’Assemblée nationale, du Sénat, jusqu’au Président de la «République».
L’Etat algérien se présente dans ces conditions comme un épouvantail avec des institutions vidées de leur substance, comme des coquilles vides et le pouvoir une force occulte inaccessible au sens dans sa forme globale perceptible exclusivement de façon partielle. Les villes sont considérées comme des casernes et leur population des citoyens de seconde zone relativement aux principaux citoyens en uniforme et les commis du pouvoir.
Par conséquent, toute manifestation publique ou activité politique en opposition à ce système est interdite. Seuls les partis politiques organiques sont autorisés à exercer des activités politiques. La censure des médias est de rigueur et ne sont autorisés à critiquer la mauvaise gouvernance que ceux qui ne contestent pas cet ordre établi. Une ligne rouge très stricte leur est imposée à leur tour, celle de ne pas confondre l’épouvantail institutionnel et la clandestinité du pouvoir. Autrement, il ne leur est pas permis de divulguer la véritable adresse de ce pouvoir s’ils veulent continuer à exister et prendre leur part de la rente. Souvent le pouvoir lui-même se sert des médias en les encourageant à critiquer la gouvernance lorsqu’il a un besoin d’en changer les acteurs, ou un quelconque membre du système dont la présence devient nuisible, comme ce fut le cas pour Toufik, patron de l’ex-DRS, entre autres, Sellal, puis Bouteflika aujourd’hui avec insistance, notamment par la médiatisation de l’impératif de l’article 102.
L’affaire Tebboune s’inscrit dans ce processus de recomposition des rapports de force interclaniques et qui est venu donner le coup d’envoi du début d’une lutte acharnée pour le ravalement de l’épouvantail institutionnel suite à la fin de mission probable de Bouteflika qui s’approche à grands pas. Elle fut un révélateur de la mutation du système qui se dessine en perspective de la présidentielle de 2019.
Désigné pour exécuter les affaires courantes de l’Etat et la gestion de la rente sous un régime de façade démocratique, depuis 1999, Bouteflika avait jusqu’aux législatives du 4 mai 2017 tenu bon. Alors que depuis cette échéance, boycottée massivement par le peuple, sa mission paraissait nettement aux yeux du pouvoir être arrivée à ses limites.
Bien que ce rejet populaire soit significatif, il n’est pas la raison principale de sa fin de mission probable. En effet, le boycott dure déjà depuis plusieurs échéances électorales et fut une dégradation progressive au fur et à mesure de sa reconduction abusive au sommet de l’Etat, sur la base d’une fraude électorale systématique.
En fait, plusieurs facteurs se sont accumulés à son désavantage pour rendre sa mission impossible à perdurer et motiver les décideurs à le remplacer ou, du moins, celle d’un clan important qui est en train de devenir dominant et qui ne tardera certainement pas à imposer sa décision à ses derniers soutiens.
En plus du rejet massif de la fraude électorale par les électeurs, qui risque de déboucher sur une véritable désobéissance civile, avec tout le chaos que cela pourra engendrer et la menace sur ce système de pouvoir, il y a cet autre rejet de Bouteflika, qui est dû à son incapacité avérée à continuer à occuper sa fonction de Président de la République, manifestée aussi massivement sur les réseaux sociaux et par quelques partis politiques dits d’opposition. Encore que cet autre rejet n’est pas en soi nouveau, celui-ci s’est déjà exprimé depuis le retour de son hospitalisation au Val-de-Grâce, en France.
Mais le facteur qui semble le plus important à peser dans cette probable fin de mission de Bouteflika, rendant plus sensible encore les deux autres facteurs cités plus haut, c’est la baisse significative du prix des hydrocarbures, qui rend impossible la poursuite de l’achat de la paix sociale par une redistribution ciblée de la rente, qui a fait ses preuves au profit de la stabilité de la société. Car cette redistribution ciblée de la rente reléguait a priori au second plan l’exigence active de la moralisation de la vie publique induite par le système de prédation que cette gestion sournoise de la rente par Bouteflika occasionnait.
Conscients que la crise financière induite par la baisse des hydrocarbures ne permet plus d’acheter la paix sociale, les décideurs sont contraints de justifier la baisse du pouvoir d’achat, en mettant un frein aux subventions des aliments de première nécessité, tout en maintenant l’équilibre de la paix sociale. Conscients également qu’il est impossible de venir à bout de ce système de prédation et la corruption généralisée qui le détermine, du seul fait qu’il est la principale raison d’être de ce système de pouvoir, les décideurs se verront obligés d’opter pour une solution radicale, à savoir mettre fin à la mission de Bouteflika, censé être, aux yeux de l’opinion, comme le principal pourvoyeur de ce système de prédation et fabriquer un homme de paille censé incarner la lutte contre la corruption dans une démagogie de moralisation de la vie publique. Ce fut la tentative de la mission confiée à Tebboune mais qui a avorté dans un premier temps et qui s’est soldé par son limogeage.
Ce fait sans précédent a été qualifié ironiquement par certains observateurs de la scène politique algérienne comme «une émeute au sommet de l’Etat». Car l’affaire a été portée maladroitement devant l’opinion publique. En effet, une gigantesque propagande au profit de l’intronisation de ce dernier pour succéder à Bouteflika, par le biais des médias et d’une très dense Toile de réseaux sociaux sur internet, fut enclenchée. Par ailleurs, Tebboune lui-même aurait tenté de sensibiliser les chancelleries de l’Union européenne sur les intentions des initiateurs de ce changement à la suite de ses voyages controversés en Europe pendant ses vacances.
Pendant ce temps, les médias sont réduits à saturer l’espace du débat et de l’information par des considérations contenues par les lignes rouges tracées. Au mieux, cibler l’autre épouvantail fabriqué en la circonstance, celui des oligarques, censés être proches du clan formé autour des Bouteflika et considérés comme les véritables détendeurs du pouvoir ! Ce qui fait dire à un autre observateur de la scène politique algérienne que «ceci relève de la légende». Qu’il est impossible que Bouteflika et son frère puissent détenir le pouvoir absolu et prendre toutes les décisions et les orientations de gouvernance. A ce propos, les oligarques appartiennent à leur tour, comme tous les autres clients du système, à des clans respectifs, par cooptation et instrumentalisation pour accéder indirectement à la rente.
Même si Bouteflika a réussi à constituer son propre clan, en s’appuyant notamment sur des soutiens dans l’armée et par un soutien extérieur, le pouvoir reste cependant la propriété d’un consensus au sein des différents clans de l’armée et des forces de sécurité généralement. Il le restera tant que le rapport de force demeure à leur avantage. Tant que la population et les partis d’opposition en rupture avec le système de pouvoir restent divisés par des considérations religieuses et identitaires et les élites démissionnaires. Pour l’heure, ce sont eux qui gouvernent l’Algérie, et rien ne présage un changement de régime. La seule alternative possible pour mettre fin à ce statu quo ne pourra venir que d’un clan puissant parmi les décideurs, en restituant la souveraineté législatrice au peuple et en plaçant l’armée et les forces de sécurité sous la tutelle de l’autorité des civils élus par le suffrage universel. Toute autre solution n’est que chimère dans les conditions actuelles de division de la société et de démission des élites.
Y. B.
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