Contribution d’Al-Hanif – Le couffin du Ramadhan : signe de la fracture sociale
Par Al-Hanif – Chaque période de l’année porte en elle sa propre nostalgie et celle du temps qui passe, sablier inexorable qui rappelle la futilité des existences, que l’on se soit battu pour du pain ou pour un trône.
La nostalgie des Ramadhans d’antan, celle d’avant les passions fratricides, celle des tablées autour desquelles officiaient encore les parents, celle des chorbas et des h’riras odorantes qui alternaient pour rythmer les jours, conserve une coloration particulière.
Jamais nous n’aurions évoqué en ce mois de spiritualité tranquille des projets d’exil, déjà bien entamés, pour ne pas alerter la maman. Un rien l’inquiétait depuis qu’elle avait vu son frère être arrêté par le deuxième bureau, torturé et rendu des mois plus tard, les neurones ravagés et l’esprit absent à jamais. Il s’appelait Boumediene, comme l’autre, mais c’était son vrai prénom.
Le vieux poste de télévision en noir et blanc proposait, tel un rituel renouvelé, la compagnie rassurante de Fadila Dziriya aux caftans étincelants et le déhanchement gracieux de ses danseuses, ou Hadj El-Anka à la sobre allure professorale, et les mélodies familières de leurs orchestres nous amenaient jusqu’à al-adhan. Chiens de Pavlov, nous commencions à saliver dès les premières notes de musique et les plats qui s’accumulaient sur le tapis savaient qu’ils feraient honneur aux palais, car il n’y avait aucun doute sur les qualités culinaires de la maîtresse de maison. Qu’hommage lui soit encore rendu !
En ces jours fastes, le son du canon annonçait la rupture du jeûne et la canonnade que nous guettions dans la rue était accueillie par des youyous stridents. Datte Deglet Nour et verre de lait étaient présentés d’abord aux mâles, comme une première félicité, et ils précédaient les agapes. Le monde avait un ordonnancement qui nous semblait naturel et immuable. Chaque jour était une fête ! Le pays comptait mille fois moins de mosquées et mille fois plus de piété.
Nos parents avaient connu l’irruption du martyre dans leur vie quotidienne, des images de sang, de torture et de violence, et ils étaient heureux de pouvoir vivre le miracle de leur pays libéré. Ils se montraient magnanimes pour tout et sur tout, et excusaient les pénuries, les coupures d’électricité et même l’eau saumâtre que délivraient des canalisations étranglées par la rouille.
Ils pouvaient même excuser ces directeurs de société semi-analphabètes qui mimaient l’ancien occupant, car ils relevaient de l’impunité du maquis. Ils étaient fiers de reconnaître des neveux ou des voisins derrière des bureaux ou derrière le volant d’un autobus.
Ils ne ruèrent sur aucune villa ni sur aucune ferme coloniale et ils n’auraient su dire exactement ce qui se gâtait et s’éloignait d’un happy end. Le drapeau français ne flottait plus sur leur vie, mais déjà la fracture sociale entre Algériens s’annonçait.
Les mots d’ordre qui les avaient jadis mobilisés sonnaient creux, et ils se savaient dindons de la farce. La télé en noir et blanc s’obstinait à passer et à repasser les discours d’un monsieur à moustache qui débitait des phrases sans lassitude, alors que le peuple se lassait et s’impatientait.
Il fut remplacé par un monsieur au teint bronzé et à la chevelure neige qui avait troqué son uniforme pour des costumes Smalto à la coupe parfaite. Beaucoup lui trouvèrent un air de familiarité avec un acteur connu, Jeff Chandler. Il en avait l’élégance.
Sept années de guerre avaient basculé dans le passé, et le Ramadhan, seul, persistait à ramener la concorde à chaque année. Il rendait douce la torture de la flambée des prix pour ne retenir que le bonheur du partage dans le cocon familial démultiplié à l’envi et dans tout le pays.
Le Ramadhan d’antan semblait suite heureuse de journées et de nuits que nul événement tragique, ni mauvais présage ne semblait menacer.
Ce bonheur, hélas, s’effilochait et le cocon réassurant se délitait, car l’ennemi invisible était déjà chez nous, en nous.
Le couffin du Ramadhan est signe de la fracture sociale.
A.-H.
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