De la servitude volontaire à la religion du travail (1)

servitude
Entrée du camp de concentration d'Auchwitz : «le travail rend libre». D. R.

Par Mesloub Khider – «Nos Français n’ont pu les réduire à la servitude (…) d’autant que ces barbares accoutumés à la fainéantise ont une si grande horreur de cette condition laborieuse qu’ils tentent n’importe quoi pour se procurer la liberté par la fuite (…). Ils préfèrent se laisser mourir de tristesse et de faim que de vivre esclaves.» Jean-Baptiste du Tertre (1610-1687), Histoire générale des Antilles habitées par les Français.

Dans le système de la démocratie formelle bourgeoise, la politique c’est l’art du changement dans la continuité. Des alternances sans alternative. De la mise en œuvre de la délégation des pouvoirs aux élites pour mieux assurer la relégation sociale des citoyens.

Son dessein n’est pas de permettre la réalisation des possibilités et des capacités des citoyens, mais de libérer les potentialités financières offertes aux élus aux fins d’enrichissement personnel. La politique obéit au marché, et corrélativement aux mêmes règles que le marché. A l’instar de tout produit, la politique est une marchandise vendue dans un fracassant tapage publicitaire, mais sans promesse de résultat.

Sous le capitalisme high-tech, nul besoin de contrainte en matière d’asservissement. Car la domestication des consciences a pris une dimension industrielle, étatique, mondiale. La fabrication des servitudes volontaires s’effectue de manière scientifique : depuis la matière première représentée par l’ensemble des moyens d’endoctrinement idéologique assurés par la cellule familiale, l’école et toutes les instances de conformisation et d’uniformisation de la pensée opérées par les médias de propagande (pléonasme ?), jusqu’au produit fini matérialisé par le citoyen moderne servile.

L’assujettissement est façonné dès la phase fœtale. L’auto-domination est inscrite dans les gènes du nouveau-né. L’esclavage-salarié balise la destinée du futur enfant. L’intégration des rôles sociaux subalternes est enseignée dès l’école primaire. L’auto-infériorisation s’apprend au sein de la cellule familiale (carcérale). Suprême aliénation, la mentalité du colonisé s’épanouit à l’âge adulte où le comportement de soumission infantile et enfantin se révèle dans toute son obéissance programmée. L’homme moderne de la démocratie contemporaine est à la fois le maître de son esclavage et l’esclave de son maître.

C’est la définition appropriée pour désigner l’homme moderne du capital : homme libre de son esclavage, être libéré pour son asservissement, citoyen électeur de son assujettissement. L’ironie du sort de l’homme moderne produit du capital, c’est qu’il est persuadé d’être un homme libre. Qui plus est, il se croit être plus intelligent que le serf du Moyen-Age et l’esclave de l’Antiquité. Sauf qu’à la différence de notre homme moderne, le serf et l’esclave étaient conscients d’être des êtres assujettis, dominés respectivement par leur seigneur et leur maître. Ils ne se targuaient pas d’être des hommes libres. Il n’y a pas pire malade qui s’ignore. Il n’y a pas pire ignorant qu’un malade aliéné.

Enivré de servitude, l’homme moderne n’est pas près de se sevrer de son assujettissement éthylique. Son addiction à la servitude est tellement ancrée dans ses veines qu’il lui faudrait des siècles de cure de désintoxication pour le soigner.

A telle enseigne que, ayant tellement bien intégré les contraintes du capital, il ne conçoit pas une autre existence en dehors de cette société bourgeoise fondée sur l’argent et la valorisation du capital. Dressé démocratiquement en homme libre de sa soumission, il affiche une grande fierté d’être maître de sa servitude : le maître et l’esclave se concentre dans le même homme.

La pédagogie totalitaire capitaliste lui enseigne quotidiennement cette douce et invisible science de la résignation, lui prodigue constamment ces subliminales leçons de la servitude démocratique. La servitude démocratique est cette forme d’esclavage moderne où les citoyens choisissent eux-mêmes librement leurs maîtres.

Aujourd’hui, le délitement de la politique s’accélère au rythme du ralentissement économique. Cette crise de la politique transcende les partis et les hommes politiques, qui à leur corps électoral défendant la subissent. L’érosion politique est profonde, générale. La politique est morte. En effet, plus aucune politique ne parvient à offrir un avenir radieux, si ce n’est un radeau existentiel misérable dans ce naufrage tempétueux économique. Les programmes politiques n’enflamment plus les foules. Au point qu’elles ne déposent plus leurs espoirs dans ces urnes, devenues funèbres à force d’enfermer leurs désillusions.

L’abstentionnisme est devenu le premier parti politique remportant tous les suffrages des citoyens désabusés, abusés, usés par les politiciens rusés. Le dégoût des politiques a été précipité par la politique des égouts. Pourtant, l’antipolitique doit impliquer la mobilisation des masses contre les rôles sociaux miséreux assignés, imposés par les puissants, et non l’abstention ou la résignation. L’antipolitique exige le dépassement de la politique-spectacle actuelle par la transformation des conditions sociales. Et d’abord, par le bouleversement de l’ordre existant fondé sur l’exploitation du travail.

La religion du travail est devenue la première croyance mondiale. Avec ses rites scientifiquement chronométrés pour assurer efficacement l’exploitation de ses ouailles, ses multiples temples de production marchande, son paradis consumériste, ses saints patrons vénérés intercesseurs du dieu le capital, ses huit heures d’affilée de prières intensives d’asservissement quotidiennes accomplies au sein de ces bagnes spirituels de fabrication, la religion du travail a surpassé les religions monothéistes en matière d’efficacité et du nombre d’adeptes. Le dieu-capital règne en maître absolu sur notre univers créé à son image : à l’effigie du dollar. Le dieu-capital a le visage du golden boy. La bonté de Wall Street. La miséricorde des fonds de pension. L’amour du DRH. La puissance des Etats-Unis. L’humanité d’Israël. L’érudition de l’Arabie Saoudite. L’omniscience du Maroc. La tolérance de l’Algérie.

La religion du travail se pratique par autoflagellation. Son adepte, au cours de ses huit heures de prières d’exploitation, agresse son organisme corporel, autodétruit son psychisme. Le dressage à cette religion du travail demeure le principal objectif de la modernité capitaliste mondiale.

Dans cette nouvelle religion de la production effrénée et anarchique, capital et travail ne sont plus antagoniques. Ils constituent, au contraire, un bloc monolithique de valorisation financière de l’accumulation spirituelle du dieu-capital. La seule hérésie salutaire est la suivante : qui est contre le dieu-capital, doit être aussi contre son Prophète, le travail. Pour paraphraser Tahar Djaout : «Le travail, c’est la mort accélérée du corps. Et toi, si tu ne travailles pas, la mort accélérée emporte ton corps. Alors, ne travaille pas et laisse ton corps emporté par la mort.»

L’ironie de l’histoire est que, au moment où la religion du travail s’est implantée dans tous les cerveaux de l’humanité, le travail s’est converti au chômage, cette nouvelle secte florissante. En effet, en vertu de ces lois d’airain de la baisse tendancielle du taux profit, de la robotisation tentaculaire, de la surproduction, les temples d’entreprises partout s’effondrent, les Saints patrons capitalistes déposent le bilan. Conséquence : le travail se raréfie. Pourtant, en dépit de sa raréfaction, de «la fin du travail» selon le livre éponyme de Jeremy Rifkin, les orphelins esclaves-salariés persistent de manière fanatique à lui témoigner une vénération impénitente.

Et pour ceux qui parviennent à s’embaucher (se débaucher) dans ces bagnes de la production (usines, bureaux, magasins, chantiers de construction et écoles, ces institutions légales de la destruction), les ravages de cet enfermement se lisent sur leurs visages et leurs corps. Dans le capitalisme, la liberté se paye au prix des pathologies professionnelles.

N’est-ce pas au temps d’Hitler qu’a été affichée au fronton d’un camp de concentration cette inscription : ArbeitMachtFrei : «le travail rend libre» ? Avant d’être inscrite au fronton du camp de concentration d’Auschwitz par les nazis, la sentence ArbeitMachtFrei a fait l’objet de divers usages intellectuels et idéologiques par la bourgeoisie, notamment dans l’institution scolaire.

Condition nécessaire de la liberté, selon la bourgeoisie, le travail pourtant n’a été paradoxalement dévolu qu’aux seuls prolétaires pour être accompli. La bourgeoisie, elle, s’est emparée de la seule liberté, en exploitant le travail des prolétaires. Cette même bourgeoisie a naturalisé le travail. Elle s’est ingéniée à présenter le travail comme une nécessité naturelle. En réalité, le travail n’est que la forme sous laquelle le capitalisme façonne l’activité humaine.

En effet, on confond activité humaine et travail. Or, il faut distinguer ces deux notions. Si l’activité humaine a toujours existé pour permettre à l’homme de se nourrir et de se perpétuer, le travail, lui, n’est que la forme spécifique que lui a imprimée le capital pour se valoriser.

Au reste, le vocable travail est né à l’époque de l’éclosion du capitalisme. Etymologiquement, le terme travail vient du latin tripalium et signifie «instrument de torture». Le mot est composé de «tri» (trois) et de «palus» (pieu), trois pieux ; il était surtout utilisé pour dompter les esclaves jugés trop paresseux, comme joug pour immobiliser les animaux. Au XIIe siècle, l’idée de souffrance était inhérente au concept du travail ; le sens de travailleur devient plus moderne, signifiant celui qui tourmente. Le mot travailler évoque aussitôt l’image de l’homme comme animal devant trimer comme une bête de somme pour vivre, souvent sous le joug d’un patron. En revanche, le mot œuvrer, tiré du terme «œuvre», renvoie à l’idée de l’homme fabricant, qui fabrique (librement son œuvre, ce qui le distingue de l’animal) consciencieusement son existence.

En effet, être actif est autre chose que travailler, notamment dans le cadre du capitalisme. Dans une différente société humaine fondée sur une autre forme d’économie, l’activité se fait non en fonction de l’argent et du marché, mais sous la forme du cadeau, du don, de la contribution, de la création pour soi, pour la vie individuelle et collective d’individus librement associés. Dans la future société humaine universelle débarrassée du capitalisme, l’homme va œuvrer, au sens noble du terme, mais plus travailler au sens animal du terme. Il œuvrera en artisan (de sa vie). Le mot artisan vient de l’italien artigano, dérivé lui-même du latin artis (art). A l’origine, l’artisan est celui qui met son art au service d’autrui. En outre, ce noble mot artisan a la même origine que le terme «artiste». Les deux mots sont demeurés synonymes jusqu’à la naissance du capitalisme au XVIIe siècle. Par la suite, artiste s’est appliqué à ceux qui utilisent leur art pour le plaisir, tandis qu’artisan a été désormais lié à l’esprit commercial, mercantile. Dans le processus de différenciation entre «travail» et loisir introduit par le capitalisme, on parle désormais d’artisan maçon, d’artisan menuisier, pour marquer l’aspect laborieux du terme, mais d’artiste peintre, artiste musical, pour souligner l’aspect culturel du terme. Artisan renvoie au monde du «travail», tandis artiste renvoie à l’univers culturel. Alors qu’originellement, les deux termes étaient associés, synonymes.

Le travail, exercé au sein du capitalisme, ne sert exclusivement qu’à fabriquer des produits et services en vue de multiplier l’argent, contraignant ainsi des millions de travailleurs à des labeurs inutiles. Dans cette société capitaliste de pacotille, quatre-vingts pour cent de la production est absolument superflue. Inutile. Cette production superfétatoire représente un dramatique gaspillage de temps et d’énergie de l’humanité, mais aussi un tragique pillage de la richesse naturelle de notre Terre. Dans le capitalisme décadent domine la gadgétisation de la production. Pour assouvir sa soif de profits, assurer sa valorisation, le capital invente chaque jour de nouveaux besoins factices.

Pour bénéficier de la consommation frénétique de ces produits factices, la possession de l’argent est indispensable. Et pour posséder cette matière toxique, il faut se résoudre à se déposséder en travaillant, autrement dit se vendre, s’aliéner au double sens du terme. Le travail étant la seule valeur rapportant de l’argent, au capitaliste comme au salarié, comme source respectivement de plus-value et de salaire, l’homme est contraint de vendre sa force de travail pour gagner ce sésame qui ouvre toutes les portes des cavernes d’Ali-Baba de la consommation : l’argent. Et l’esclave-salarié doit toujours travailler plus pour payer à crédit sa vie misérable ; jusqu’à s’épuiser dans le travail, à accepter de subir les pires humiliations. Ainsi, il consent à sacrifier sa vie au travail pour le profit de son patron. Et pour lui rappeler la chance d’avoir un travail grâce à la générosité de son patron, le chômage a été inventé comme épouvantail afin d’effrayer le travailleur de toute inactivité. Car le chômage est vécu comme une déchéance sociale, une désocialisation, la fin de la consommation effrénée à crédit.

Que pourrait-il bien faire sans cette torture qu’est le travail ? Aussitôt, Il serait désigné du doigt comme un impie de la société productive, un hérétique du travail, un blasphémateur de la servitude professionnelle.

Et dire que ce genre d’activité aliénante est présenté comme une libération, une chance d’accomplissement social. Quelle dégradation morale. Quelle déchéance.Pourtant, enfermé dans ces bagnes de la production où tout est chronométré, millimétré, délimité, le travailleur est totalement dépossédé de lui-même. Il ne s’appartient plus. Il est l’esclave de son patron et l’exécutant de la machine.

(A suivre)

M. K.

Comment (3)

    In Guezam
    19 août 2018 - 21 h 03 min

    Excellent Article.
    « L’homme moderne de la démocratie contemporaine est à la fois le maître de son esclave et l’esclave de son maître. »
    « L’ironie du sort de l’homme moderne, produit du capital, c’est qu’il est persuadé d’être un homme libre ».

    kiki
    18 août 2018 - 17 h 44 min

    très bien écrit ces tout a fait ce que je pense et je dirais je n ai pas choisi ma naissance je ne choisirais pas l heure de ma mort alors laissé moi choisir de quel façon je veut vivre

    lhadi
    18 août 2018 - 17 h 41 min

    Marx est, comme Kant en philosophie, « un classique » : son approche réaliste de l’économie et du conflit social est un grand acquis. Mais ceci n’enlève rien au nécessaire dépassement du marxisme : le socialisme ne doit plus s’identifier à lui, compte tenu de ses limites théoriques et pratiques. Le marxisme a connu en effet trois phases : l’étape religieuse, l’étape critique et enfin l’étape actuelle dont on peut aisément tirer les conséquences.

    Le révisionnisme résulte des progrès du syndicalisme qui a amélioré les conditions ouvrières et aménagé le capitalisme. Les luttes et les négociations syndicales quotidiennes, dont les marxistes se méfiaient, obligent à un réexamen. Le mouvement syndicale n’a en effet retenu du marxisme que la lutte des classes – au sens large – et l’auto émancipation du prolétariat. Son réformisme a réfuté le « catastrophisme » marxiste postulant l’autodestruction du capitalisme. D’où la révision du marxisme.

    Ainsi, Bernstein a proposé, au nom de la scientificité de Marx, d’adapter la doctrine à son temps, alors que Sorel a réfuté le marxisme dogmatique au nom du « vrai » Marx qui n’était pas selon lui déterministe. Cependant, les « révisionnistes » étaient inconséquents : leur réexamen n’affectait pas seulement le marxisme dogmatique, mais la doctrine de Marx lui-même.. Car c’est bien chez Marx qu’il y a une vision déterministe de l’économie niant le rôle de la volonté. Sa vision de l’homme serait, paradoxalement, celle des utilitaristes, reprenant le modèle de l’homo oeconomicus de Bentham. Aussi le socialisme doit-il reconnaitre l’importance des exigences morales et éducatives pour une société juste.

    Au jour d’aujourd’hui, le libéralisme et le socialisme, après s’être opposés, sont entrain de converger. Tandis que le libéralisme, affrontant peu a peu la question sociale, n’est plus nécessairement, lié à l’économie libérale manchestérienne,, le socialisme, rompant avec l’utopiste et l’autoritarisme, devient sensible à la liberté et à l’autonomie. Ainsi, le libéralisme « se fait socialiste », et réciproquement : ces deux visions « très hautes », mais unilatérales « tendent » à se copénétrer pour le meilleur : l’amour pour la liberté, d’un coté, l’aspiration à l’égalité selon la justice, de l’autre.

    La crise du marxisme conduit donc au « socialisme libéral », car  » et le socialisme doit tendre à devenir libéral et le libéralisme à se nourrir des luttes prolétariennes ». Déjà le maitre de Rosselli, Gaetano Salvemini, avait montré que la lutte des classes n’exprimait pas les intérêts particuliers, mais l’aspiration solidaire du monde ouvrier à sortir d’une dépendance illégitime. Le conflit des classes, par lequel les ouvriers luttent pour la reconnaissance de leur autonomie, loin d’être antilibéral, correspond à la philosophie du libéralisme, pour qui la lutte est le moteur de l’émancipation.

    Le libéralisme de Rossélli « baptisé » aussi « libéralisme politique », n’a donc rien à voir avec le pur libéralisme économique, nommé « libérisme ». Pour Rossélli, le « libéralisme » est d’abord une « philosophie de la liberté. Aussi, n’est-ce plus la bourgeoisie, mais le socialisme prolétarien qui est le « dépositaire de la fonction libérale » Le libéralisme est en effet la « force idéale inspiratrice » et le socialisme la « force pratique réalisatrice ». (Rossélli).

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