Contribution – Espace public : confisqué par l’Etat reconquis par le peuple

Manif mouvements sociaux
Lors de la manifestation à la place des Martyrs. PPAgeny

Par Mesloub Khider – Les actuels mouvements sociaux de protestation en France et en Algérie viennent confirmer combien l’espace public constitue une préoccupation majeure de la classe dominante. Quelle que soit la forme de gouvernement, «démocratique» ou «despotisme», l’espace public revêt une dimension politique hautement symbolique pour l’Etat.

Depuis le XIXe siècle, les architectes de la politique antisubversive ont conçu l’urbanisation comme un espace de pacification politique et de désamorçage des conflits sociaux. En effet, avec la naissance du capitalisme, le développement exponentiel des villes a induit une politique d’organisation urbaine soucieuse prioritairement du maintien de l’ordre établi. Pour ce faire, tout le territoire urbain a été organisé dans le dessein de restreindre les relations humaines, d’empêcher les rencontres, l’expression de la spontanéité (artistique, ludique, politique). Dans la conception étatique de l’organisation urbaine, l’espace public doit demeurer une zone de non droit pour ses habitants. En dehors de leur lieu d’exploitation appelé entreprise et de leurs temples de consommation, ils sont sommés de confiner leur existence à leur seule habitation carcérale bâtie dans ces édifices immobiliers (bidonvilles) verticaux ravagés par la pollution sonore et atmosphérique, la vacuité existentielle et la solitude pathologique.

Ainsi, dans le souci d’harmoniser le capitalisme par l’instauration de la paix sociale et la neutralisation des révoltes sociales, l’aménagement urbain est conçu dans l’optique de contrôle de l’espace public, d’injonction de manière de vivre et de circuler par ailleurs mise sous surveillance. Au reste, les urbanistes et les architectes ont pour fonction de concevoir un espace public totalement policé, chloroformé, cautérisé. Une architecture urbaine où la bonne « conscience citoyenne » efface toutes les aspérités sociales. Un espace où l’opposition de classe est annihilée. Une agglomération où les citoyens sans distinction sociale partagent dans un esprit de civilité mercantile les mêmes espaces de travail et de consommation. Un espace harmonieux, citoyen. Construit sur l’apaisement social. La neutralisation des conflits sociaux. La pacification des rapports sociaux et la sécurisation des biens. La protection des gens honnêtes (entendu gens de biens) et de la propriété. Un espace où les distinctions sociales sont diluées.

Néanmoins, un espace urbain où la stratification sociale imprime son empreinte géographique. Dans lequel chaque quartier abrite une classe sociale spécifique. Dans lequel seuls les univers de travail et les surfaces de consommation sont partagés en commun par cette frange de la population à la solvabilité ostentatoirement exhibée. Dans lequel les agglomérations publiques sont astreintes à la réglementation, soumises à l’interdiction de toute manifestation sans autorisation préalable.

Un espace public que seules les forces de l’ordre sont autorisées à occuper sans limitation, à coloniser de manière visible et violente au besoin. Au reste, la violence et la répression ne constituent plus l’unique instrument de domination. En effet, l’idéologie citoyenniste pourvoit aisément au maintien de l’ordre par la servitude volontaire. Dans le capitalisme triomphant, les individus, selon le concept de la fausse conscience réifiée popularisée par le philosophe George Lukas, intériorisent les normes sociales et semblent dépossédés de leur existence (asservie).

De manière générale, dans cet espace public où règnent l’anonymat, la séparation et la distance, les relations sociales sont soumises à des règles de socialisation symboliquement codifiées. Ces relations sont régies par des « conduites citoyennes » fondées sur la « civilité » et le respect de l’ordre. Les citoyens doivent certes vivre ensemble, mais en ordre géographique et social dispersé, et surtout dans le respect de l’ordre établi.

Au reste, l’urbanisme œuvre à la séparation et à l’éclatement des structures sociales traditionnelles de socialisation populaires, pour anéantir toutes les relations humaines non fondées sur des rapports marchands.

De fait, pour pacifier l’espace public, l’État, par le truchement de ses institutions éducatives que sont l’école et la famille (devenue institution contrôlée par l’État) impose les «bonnes conduites citoyennes» dispensées par l’éducation, la pédagogie et l’instruction civique. Quoi qu’il en soit, l’espace public, dans toutes ses dimensions, de la simple rue au parc en passant par la place, est soumis aux mesures restrictives de la circulation. En effet, toute occupation en «bande organisée» (sous entendu collectivement) de ces lieux publics est sévèrement condamnée par la loi édictée par l’Etat, autrement dit par la classe dominante soucieuse du maintien de son ordre établi. A plus forte raison, toute agitation sociale opérée dans les espaces publics est perçue comme une perturbation, une atteinte à l’ordre public, et appelle par conséquent une réponse répressive de la part des forces de l’ordre.

En tout état de cause, l’espace public ne doit jamais devenir un lieu d’expression de la liberté, exercée par des collectifs en lutte. Car, toute occupation de l’espace public favorise l’émergence de la vraie démocratie, et corrélativement l’éclosion d’un contre-pouvoir susceptible d’ébranler le pouvoir dominant. De là s’explique la propension des pouvoirs à déloger violemment toute occupation de l’espace public, toute manifestation organisée dans une agglomération. L’Etat doit empêcher la constitution pérenne de rassemblements, d’attroupements, de regroupements, propices à la fermentation politique subversive et à la création de collectifs autonomes librement organisés.

Historiquement, longtemps, sous la houlette des partis politiques populaires officiels affidés au pouvoir, les contestations étaient structurellement organisées. Elles respectaient les «bonnes conduites citoyennes» de l’espace public et l’ordre établi.

Or, la particularité des nouveaux mouvements sociaux se caractérisent par le rejet de toutes les formes organisationnelles classiques de lutte assurées par les instances politiques ou syndicales, et aussi par la répudiation des règles de bienséance urbaines. Dépourvus de toute affiliation doctrinale et de quelque structuration pérenne, dénués de tout projet de transformation social, ces mouvements anarchiques échappent à tout contrôle et emprise du pouvoir. Ils occupent désormais l’espace public de manière spontanée et anarchique.

Pollués par l’apolitisme (à différencier du consciencieux antipolitisme révolutionnaire), les contestataires contemporains biberonnés au lait de l’idéologie citoyenniste aphasique versent dans un activisme musculeux processionnel ponctué de violences gratuites, et aussi sombrent dans les palabres aseptisées entre gens de bonnes compagnies. Portés par la petite bourgeoisie intellectuelle paupérisée en congruence idéologique avec la classe d’encadrement, les mouvements sociaux contemporains s’insèrent parfaitement dans le paysage politique dominé par l’idéologie consensuelle citoyenne pour laquelle la concertation prime sur la contestation, la révolte irrationnelle sans fin sur la Révolution consciencieuse avec une fin. Cet activisme apolitique sans perspective se modèle sur l’individualisme consumériste. Il est le produit d’une société anomique où domine le chacun pour soi. Il n’est pas étonnant qu’il valorise plutôt les réseaux sociaux dans lesquels triomphent le règne des individus atomisés séparés et la culture irréfléchie de l’instantanéité. Ces adeptes de l’idéologie citoyenniste véhiculent l’idée d’une société pacifiée au sein de laquelle la lutte des classes aurait disparu.

Ainsi, cette petite bourgeoisie intellectuelle, dominante au sein de toutes les structures politiques, syndicales et associatives, impose non seulement son idéologie, mais elle s’évertue de faire passer ses intérêts spécifiques pour l’intérêt général. Par son discours dominant, elle brouille et efface les antagonismes de classe.

En butte à une crise profonde, cette petite bourgeoisie précarisée et paupérisée, en phase de prolétarisation avancée, occupe ainsi l’espace public pour exprimer ses revendications qu’elle présente comme l’intérêt général.

Aujourd’hui, la reconquête de l’espace public urbain doit devenir l’objectif principal du peuple pour affirmer le droit à la vie, le droit à la ville (selon le titre éponyme du livre du philosophe Henri Lefebvre). La mobilisation actuelle en Algérie doit permettre de changer la vie et la ville, pour réenchanter le monde urbain dans une perspective sociale et économique émancipatrices, et aussi dans le dessein d’une purification écologique et du ressourcement des valeurs humaines asséchées par le capitalisme.

Le droit à une vie (ville) meilleure n’est pas un présent du Ciel. Il se conquiert par l’action politique. Seules les révoltes, les occupations de l’espace public, les assemblées, favorisent la réappropriation de la politique émancipatrice. Tout autre action politique menée dans une perspective réformiste au sein d’institutions officielles bourgeoises désuètes est vouée à pérenniser la misère sociale et existentielle. Entre l’aménagement de l’existant et le dépassement révolutionnaire de l’ordre existant, deux perspectives s’opposent.

A l’évidence, à observer les mouvements de révolte en cours en France et en Algérie, on relève des mutations au plan de la lutte des classes. En effet, l’entreprise n’est plus l’unique lieu d’expression de la conflictualité sociale. Pour la nouvelle génération de salariés, du fait de la précarisation et de l’atomisation professionnelles, du chômage massif endémique, il devient difficile de s’organiser au niveau de l’entreprise. De surcroît, le capitalisme englobe toutes les sphères de l’existence. De nos jours, le capital façonne l’espace public et l’urbanisme pour imposer des manières de circulation, de vie et de rencontres. Dès lors, la lutte doit s’élargir à l’ensemble du capitalisme, et non contre un de ses aspects (par la rénovation de sa « démocratie » moribonde, par la réforme de son économie sénile, par l’institutionnalisation de l’égalité des sexes et autres projets sociétaux).

Incontestablement, la petite bourgeoisie domine les instances politiques. La petite bourgeoisie demeure très attachée à l’imposture de la démocratie représentative et à la pérennité bureaucratique mafieuse des organisations politiques, sources de ses enrichissements. Il n’est pas étonnant qu’elle condamne sans appel le rejet de la politique traditionnelle bourgeoise exprimé par la majorité des classes populaires. Pourtant, ce rejet dévoile la lucidité des classes populaires.

Quoi qu’il en soit, dans le cas de l’Algérie, actuellement, tous les partis stipendiés tentent vainement de récupérer le mouvement de révolte du 22 février, pour négocier en position de force avec le pouvoir pourtant disqualifié, aux fins de s’assurer quelques prébendes et sinécures au sein du régime illégitime. Or, cette manière de faire de la politique est devenue obsolète aux yeux du peuple. Le peuple algérien s’est déjà amplement prononcé contre ce Système par référendum populaire organisé hebdomadairement dans la rue.

A l’évidence, aujourd’hui, après trois mois de lutte, la voie de la rue est obstruée par la répression policière. La voix de la rue demeure cacophonique en raison de son concert politique dissonant. En outre, la contestation ne propose aucune alternative, encore moins une société alternative. Or, le mouvement de révolte doit expérimenter de nouvelles organisations politiques et sociales horizontales.

Par l’occupation de l’espace public et sa réorganisation, le peuple doit se réapproprier ainsi son pouvoir de décision, s’emparer de son destin comme de son corps. L’espace public doit devenir une véritable tribune pour la contestation politique. Les modèles économiques et les manières de gestion de la politique doivent être remis en cause, bouleversés. Des formes horizontales d’organisation sociale et politique authentiquement démocratiques doivent s’affirmer, s’organiser, aussi bien dans le monde du travail qu’au sein de l’univers politique, sans esprit de commandement autoritaire.

Par ailleurs, le peuple en lutte doit refuser d’interpeller les potentats du pouvoir, responsables de sa misère, pour leur réclamer quelques aménagements politiques, quelques concessions pécuniaires par ailleurs éphémères car rapidement récupérées par les possédants grâce à l’inflation. Le peuple ne doit pas quémander au pouvoir une meilleure gestion de sa misère. Il doit lutter pour l’abolition de sa misère. Il doit d’emblée inscrire son combat dans la perspective de son émancipation, de l’abolition de ses conditions sociales misérables, de la ségrégation sociale urbaine.

M. K.

Comment (3)

    Zombretto
    31 mai 2019 - 16 h 28 min

    « …selon le concept de la fausse conscience réifiée popularisée par le philosophe George Lukas… »
    Pourquoi donner le crédit à George Lukas alors qu’il n’a fait que répéter ce qu’ont dit Marx et Engels ?
    Par ailleurs, la situation telle que décrite ici n’est pas le résultat d’une planification consciente de la part des architectes du capitalisme. C’est tout simplement le résultat de la recherche du profit. Prenons l’exemple de l’isolement des individus et sa conséquence, la solitude dans les pays hautement industrialisés. Ça arrange très bien les affaires de la classe capitaliste dominante, mais a-t-elle été planifiée de cette manière ? Quelques uns des éléments objectifs, matériels, qui ont conduit à cette isolation des individus, par exemple aux USA : le téléphone, la télévision et la climatisation. Là où il y a 100 ans on se présentait à la porte des amis pour discuter, aujourd’hui on fait un petit coup de fil ou pire encore, un petit texte laconique, pas besoin de se déplacer. Là où les gens du quartier sortaient dans la rue pour se rafraichir en temps chaud et se rencontraient et discutaient longuement, aujourd’hui ils se confinent dans leur domicile bien climatisé, tout seuls. Et la télévision, pas besoin de décrire à quel point c’est devenu un fléau et un « isolateur ». Les gens préférent regarder la télévision toute la soirée que de rendre visite à des amis, c’est bien connu partout dans le monde. Toutes ces inventions et bien d’autres facteurs, comme l’entrée des femmes dans le monde du travail, ont contribué à l’isolement des individus et des classes sociales, mais était-ce le plan de leurs inventeurs ? Pas du tout. Ils ont vu des moyens de satisfaire des besoins naturels et ils se sont affairés à les développer afin de se faire du fric. Ce n’est que 40 ou 50 ans après que les effets sont devenus apparents. Ça arrange bien les affaires du Capital, mais ça ne veut pas dire que c’était un plan délibérément établi d’avance.

      @zombretto
      31 mai 2019 - 23 h 43 min

      Il y’a aussi des actions planifiées sinon comment expliquer l’émergence de lois récemment votés mais futiles centrées sur l’individu, le genre, le consumérisme qui contribuent à détruire le mariage, la famille et font reculer la natalité dans ces pays ?

    karimdz
    31 mai 2019 - 9 h 51 min

    L expression du peuple est normale dans une démocratie. Le peuple qui élit ses gouvernants, s’attend à ce que ceux ci, appliquent le changement et les promesses électorales.

    Dans notre pays, il est vrai, que l espace public a longtemps été confisqué au peuple, hormis lorsqu’il y avait des déplacements du président. Meme lors d evenements graves au proche orient, quand la population algérienne voulait exprimer sa solidarité avec le peuple palestinien, elle en était empéchée.

    Le peuple a finalement reconquit pacifiquement cet espace d expression pour condamner, soutenir, revendiquer. J avoue que le peuple algérien a acquis une grande maturité en terme de culture démocratique et c est un grand pas pour notre pays.

    Nous sommes enfin prêts à vivre dans une démocratie. Le civisme est un fondamental dans la démocratie, chaque algérien a un role à jouer, dévouement pour la patrie, éducation, droits mais aussi devoirs… Les algériens ne doivent pas perdre de vue que la valeur travail est le dénominateur commun de notre réussite. Travaillons avec cœur, avec conviction, bel guelb ou Rab, pour développer notre pays. Comparons le travail fait par un chinois et celui d un algérien, c est flagrant, il y a chez le premier, la perfection, et chez le second, un goût d’inachevé. Respectons l environnement, nous avons un si beau pays gâché par des dépôts sauvages ou des plastiques à perte de vue, quand ce ne sont pas les ordure qui sont jetés depuis les fenêtres…

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