Bref précis de déculturation
Par Mouanis Bekari – Prenez un peuple dont la profondeur historique plonge dans la nuit des temps. Matraquez-le sans discontinuer à travers des programmes scolaires peuplés de fabulations et de forgeries. Ne vous souciez aucunement de la grossièreté des mystifications. Traquez ses références culturelles sans perdre de vue que la toponymie sert aussi à faire la guerre. Ne sous-estimez jamais la prévalence de l’amnésie dans les dispositions de l’être humain. Faites confiance à la crédulité des honnêtes gens et veillez à leur dissimuler que «les hommes sensés doivent regarder l’Histoire comme un tissu de mensonges» (Rousseau). Procédez par modifications anodines en tirant partie des circonstances et en privilégiant les édits administratifs. Faites macérer et appliquez la formule avec d’autant plus de conviction que la supercherie est grossière. Admirez le résultat.
Cas pratique
Dans la livraison d’un quotidien national du 5 juillet courant, on lit sous le titre «Le wali indésirable à Raffour pour les festivités du 5 Juillet : «Attendu à la commune de M’chedallah, le premier responsable de la wilaya de Bouira, Mustapha Limani (…)». Plus loin : «Dès les premières heures de la matinée d’avant-hier, plusieurs citoyens de la localité de Raffour (…)».
Jusqu’au milieu des années 1980, la commune de «M’chedallah» s’appelait tout bonnement «M’echdalla», transcription phonétique du berbère «Imceddalen» qui est le nom de la tribu éponyme du lieu. Ses habitants s’en accommodaient fort bien et nul ne s’était inquiété de réclamer qu’elle fut rebaptisée, depuis qu’elle avait recouvré un nom plus conforme à son histoire que celui de «Maillot» dont l’avaient affublé les Français. Quelques années plus tard, à l’occasion d’un «embellissement» du chef-lieu de la daïra, de nouveaux panneaux apparurent en remplacement des précédents sur lesquels la commune était rebaptisée «M’echdallah», sans que rien dans le paysage ni dans l’histoire ancienne, ni contemporaine ait justifié cette distinction aussi soudaine que sujette à caution. Habitués à souffrir en silence, comme tous les Algériens à cette époque, les habitants de M’echdalla/Imceddalen se résignèrent à cet avatar, non sans méditer sur l’inconséquence de l’administration locale qui, dans sa hargne zélatrice, avait oublié, ici et là, d’anciens panneaux affichant le toponyme qu’elle croyait avoir éradiqué.
A quelques kilomètres de «Imceddalen/M’echdalla/M’echdallah», sur la route de Béjaïa, somnolait un village comme ils s’en trouvent beaucoup chez nous. Sans attraits ni laideur, poussiéreux en été et boueux en hiver. Avec cependant une sorte de paisibilité qui lui venait peut-être de son joli nom de «Ghafour». Quoi qu’il en soit, «Ghafour» annonçait encore 1 h 30 de lacis avant Béjaïa, et c’était bien là le principal. Or, à l’occasion d’une vaste entreprise d’«embellissement» du village, qui, certes, en avait besoin, les anciens panneaux affichant «Ghafour», conformément à la convention de transcription des lettres arabes en lettres latines, lorsque le «R» est grasseyé au lieu d’être roulé, furent remplacés par de nouveaux panneaux où «Ghafour» avait été remplacé par un déconcertant «Raffour» dont la prononciation conventionnelle substituait la délicatesse de l’un à l’incongruité de l’autre.
Pour mieux déjouer la réprobation qui risquait de se faire jour, les deux toponymes cohabitèrent sur deux panneaux disposés côte à côte, le temps que les quidams s’accoutument à la duperie, avant que l’imposture ne soit parachevée par la disparition subreptice du panneau initial. Et c’est ainsi que Ghafour devint Raffour.
M. B.
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