La récupération du hirak enclenchée
Par Mesloub Khider – Comme l’a écrit Antonio Gramsci, les classes sociales dominantes ne s’appuient pas uniquement sur le pouvoir économique et la force répressive, mais également sur l’entité intellectuelle. L’élite intellectuelle a constamment contribué culturellement au développement des mouvements politiques, à l’intégration des masses populaires dans les instances étatiques, à leur l’embrigadement idéologique.
De fait, à l’exception des rares périodes révolutionnaires marquées par le ralliement individuel de quelques intellectuels au combat des classes populaires, en général, l’élite est toujours demeurée la fidèle servante des classes possédantes, particulièrement dans les périodes d’effervescence sociale où elles dévoilent leur nature contre-révolutionnaire.
Certes, au cours du XXe siècle, de nombreux intellectuels, à l’époque de la flamboyante puissance de la classe ouvrière, se sont engagés directement dans le combat de l’émancipation des classes populaires ou des peuples colonisés. Mais, à la faveur du reflux de la lutte des classes et de l’effondrement des organisations ouvrières, les intellectuels critiques et engagés se sont effacés progressivement de la scène politique. Depuis les années 1970, les intellectuels ont été intégrés dans l’appareil d’Etat et le système économique.
Favorisé par la croissance économique des Trente glorieuses, l’Etat providentiel s’est montré particulièrement généreux à l’égard de la petite bourgeoisie intellectuelle. Celle-ci a fini par se fondre dans le décor du pouvoir libéral pour lequel elle allait désormais œuvrer aux fins de promouvoir son idéologie dans la société. Secondée par le déclin des luttes sociales, la société est devenue moins idéologique et conflictuelle. Les experts et les spécialistes ont supplanté les penseurs engagés. Depuis lors, on a assisté à une dérive réactionnaire. De nombreux intellectuels désignés sous le nom de postmodernes ont emprunté la voie de la réaction (Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Elizabeth Lévy, Eric Zemmour, etc.). En Algérie, ce sont les «clercs» islamistes qui vont s’imposer sur la scène publique par leur pensée moyenâgeuse, épaulés par le pouvoir pétri d’idéologie rétrograde. En effet, le régime a déroulé le tapis vert aux «idéologues» enturbannés pour leur permettre d’affermir leur emprise et leur empire sur l’ensemble des institutions, notamment l’école et les médias, ces deux généreuses mamelles d’endoctrinement auprès desquelles viennent s’aviner les masses déshéritées et en déshérence intellectuelle et culturelle. Sans oublier les mosquées, hauts lieux de culture… salafiste, transformées soit en centres de formation pour les candidats au terrorisme, soit en antichambres de bureaux de vote pour les partis stipendiés par les monarchies féodales du Golfe.
C’était l’époque du règne du conformisme anesthésiant, du libéralisme arrogant, de l’islamisme terrorisant. De la pensée unique (inique). La pensée critique radicale et le projet émancipateur avaient été expulsés du paysage politique et culturel.
De fait, de nos jours, les intellectuels ne s’identifient plus aux classes populaires. Ils composent une nouvelle catégorie sociale, la petite bourgeoisie intellectuelle, défendant ses intérêts propres. Cette élite bénéficie d’un relatif confort matériel.
Au demeurant, la petite bourgeoisie intellectuelle, cette élite parasitaire, occupe de manière arrogante la vie politique et médiatique. En effet, au cours de ces dernières décennies, la petite bourgeoisie intellectuelle a pris de l’importance grâce à l’élévation du niveau d’études et à la progression constante du secteur tertiaire. Cette élite est très influente dans de nombreuses institutions, notamment dans les partis politiques, les médias, les syndicats, les associations, les organismes culturels. Par sa profession élitaire, cette catégorie sociale a tendance à reproduire une posture d’encadrement des classes populaires. De même, elle diffuse son idéologie petite-bourgeoise au sein des instances politiques et syndicales dans lesquelles elle s’engage. Par ailleurs, par son importance et son influence dans ces institutions, cette élite imprime une orientation réformiste, voire réactionnaire, à la politique. Pour elle, il n’est pas question de construire des rapports de force contre le patronat et l’Etat, mais de nouer avec ses instances des relations pacifiques fondées sur le partenariat (pour le partage de la plus-value, de la rente). Les élites algériennes illustrent ce constat.
Aussi, de nos jours, à la faveur des soulèvements populaires emblématiques, notamment en Algérie et en France, la place des intellectuels dans le débat politique est interrogée. En dépit de l’adoption d’une position critique à l’égard du pouvoir, comme on le relève actuellement en Algérie, l’intellectuel n’oublie pas qu’il est rétribué par ce même pouvoir. Il ne faut pas perdre de vue que les intellectuels ne sont pas des ouvriers. Ils restent attachés à la défense de leur statut d’intellectuel, de leurs prébendes distribuées généreusement.
Certes, les intellectuels sont rétribués pour produire des idées. Mais, de nos jours, grâce à l’élévation considérable du niveau d’études (plus des deux-tiers des lycéens décrochent chaque année le baccalauréat), ils ne sont pas les seuls à réfléchir. Au reste, la vie des idées s’épanouit partout dans le corps social. En effet, la vie des idées surgit davantage dans l’existence courante de la vie quotidienne que dans le cerveau de l’intellectuel enfermé dans sa tour d’ivoire. La vie des idées s’épanouit dans de multiples lieux d’existence : dans les quartiers au détour des conversations amicales, dans un café autour d’une table, au boulot lors d’une pause-café, dans la famille lors d’une altercation fraternelle, dans le bus au contact d’autres voyageurs. En Algérie, depuis le 22 février, l’expérience quotidienne de la lutte est devenue un extraordinaire laboratoire de création de révolutionnaires idées, fécondées par 42 millions d’Algériens à l’esprit inventif, jamais à cours d’imagination.
Actuellement, l’élite intellectuelle est incapable de produire la moindre analyse concrète et globale de la société. De développer une critique radicale contre le système. A preuve, pour prendre l’exemple de l’Algérie : l’élite bourgeoise est congénitalement inapte à proposer le moindre programme politique alternatif, un projet émancipateur, du fait de sa compromission avec le régime qui l’a longtemps couvée. C’est bien au contraire parmi les classes populaires algériennes en révolte que s’élaborent des réflexions critiques pertinentes et radicales contre le système. Peu téméraire, l’élite, quitte à déchiqueter les revendications fondamentales du peuple laborieux algérien en lutte, se montre disposée à s’associer avec le potentat galonné actuel pour enchaîner et museler le peuple algérien rebelle.
De manière générale, par leur situation sociale tributaire des prébendes alloués par leur protecteur étatique universitaire ou autre patron privé, leurs analyses (programmes, propositions, ambitions) visent à la reconnaissance auprès de leurs pairs et des institutions. Elles n’ont pas vocation à transformer la société (à lutter contre l’ordre dominant). Les intellectuels ne participent pas aux luttes sociales. Quand bien même ils s’impliquent, s’infiltrent, c’est pour dévoyer le mouvement de lutte vers des objectifs inoffensifs, consensuels, en un mot bourgeois, comme les élites bourgeoises algériennes s’activent actuellement à la faveur du soulèvement populaire du 22 février. En effet, ces élites bourgeoises multiplient les initiatives consensuelles pour encadrer le hirak, pour le dévoyer, le domestiquer au travers de diverses démarches, notamment par le truchement de tractations occultes avec le gouvernement clandestin.
Cependant, à la faveur de la crise économique, de nombreux intellectuels basculent de plus en plus dans la précarité. Confrontés au chômage, les jeunes diplômés peuvent emprunter aisément la voie de la révolte, de la révolution. Ces intellectuels socialement marginalisés se révèlent souvent particulièrement très actifs politiquement et surtout manifestent une passionnante radicalité en matière théorique. Car, contrairement à la catégorie intellectuelle petite-bourgeoise intégrée dans le système marchand, ces intellectuels prolétarisés n’ont ni poste à conserver ni prébendes à protéger. Ainsi, il existe une corrélation entre précarité sociale et radicalité politique. Si l’intellectuel petit-bourgeois socialement intégré, auréolé de la reconnaissance professionnelle et sociale, affiche une fidélité à toute épreuve à l’égard du système, le nouvel intellectuel prolétarisé déploie, lui, une détermination farouche pour combattre l’ordre établi. L’exemple du soulèvement populaire algérien actuel le démontre, avec la combativité emblématique des étudiants à l’avenir social obéré, souvent issus des classes populaires, déterminés à lutter jusqu’à leur dernier souffle pour chasser le système, afin d’instaurer une société égalitaire et démocratique, en rupture avec l’économie parasitaire rentière.
A l’évidence, à notre époque de crise systémique du capitalisme, de la résurgence des luttes sociales, des questionnements sur le projet de transformation sociale émergent parmi la population laborieuse. Certes, l’intellectuel doit participer à l’action militante, mais il ne doit ni se substituer à l’action ni en prendre la tête. L’intellectuel doit agir et penser avec tous les autres membres engagés dans la lutte. Il ne doit pas imposer ses théories de manière surplombante. Depuis toujours, la politique s’apparente à un salon bourgeois, selon l’expression d’Habermas. Il revient aux classes populaires de la déloger du salon, de la dégager de ses mondanités. De la rapatrier dans ses assemblées souveraines populaires et démocratiques, loin des chicaneries et manœuvres politiciennes et des mœurs gouvernementales.
Ce n’est pas dans les officiels programmes politiques garrottés et caporalisés, rédigés par les intellectuels organiques, cette élite asservie à l’ordre dominant, que résident la possibilité de la transformation sociale, mais dans les luttes sociales du peuple laborieux algérien. En effet, c’est au cours des luttes sociales spontanées que s’expérimentent de nouvelles formes de sociabilité, qu’apparaît la nécessité de changement de société, que surgit une nouvelle forme d’organisation, sans théoricien, sans bureaucrate ou petit chef, tous ordinairement affiliés à l’élite bourgeoise. Dans ces formes d’auto-organisation doivent s’exprimer exclusivement les intérêts des classes populaires. L’expérience nous enseigne que c’est au cours de ces mouvements de lutte que surgit une réflexion collective d’une grande maturité politique. Le grandiose Mouvement du 22 Février du peuple algérien le démontre, même s’il demeure encore prisonnier de certaines illusions démocratiques. Dans ces moments de luttes authentiques, l’enjeu n’est plus de confier la direction du combat politique à des intellectuels ni de convoquer des experts pour disserter doctement sur les réformes à quémander auprès de l’Etat. L’enjeu doit devenir la rupture avec le modèle de société dominant, avec le système. Le peuple laborieux algérien ne doit pas négocier avec les représentants de l’Etat illégitime mafieux. Il doit s’atteler à bâtir son propre Etat.
L’histoire nous enseigne que les utopies émanant des manifestes ou des clubs de pensée (aujourd’hui illustrés en Algérie par la profusion d’entités politiciennes pour sauver en vrai le régime) n’ont aucun pouvoir sur la réalité. Ces manifestes ont souvent été condamnés à être rongés par les souris des archives. Ils s’apparentent à des élucubrations intellectuelles inoffensives. Toutes les manœuvres actuelles initiées par les élites autoproclamées du hirak visent en vérité à neutraliser le soulèvement populaire. A le détourner de son fleuve. A le déverser dans les eaux nauséabondes d’Oued El-Harrach, à proximité de cette sinistre prison où ont été ensevelis quelques détritus du régime bouteflikien, dans une sentencieuse opération théâtralisée de nettoyage des Ecuries d’Augias.
L’histoire nous apprend que ce sont toujours les mouvements de lutte pratiques qui mettent en œuvre les utopies en rupture avec la gestion de la société marchande, inégalitaire, pour inventer de nouvelles possibilités humaines d’existence. Aussi, les nouvelles réflexions critiques à élaborer collectivement doivent se placer dans une perspective émancipatrice pour alimenter les combats politiques actuels. Les novatrices théories critiques doivent réfléchir sur la situation concrète présente mais aussi sur le projet émancipateur souhaitable et réalisable hic et nunc. Elles doivent aussi se placer dans une perspective de rupture radicale avec les politiques réactionnaires contemporaines. Malheureusement, à notre époque marquée par le déclin du mouvement ouvrier, les repères sociologiques ont été délibérément brouillés par la classe dominante. La dimension de classe semble avoir disparu de la pensée et de la politique. En effet, si naguère la lutte s’appuyait sur le découpage de la réalité en termes de classes sociales, aujourd’hui, les catégories ethno-nationales et religieuses brouillent et parasitent ce découpage. Particulièrement vrai dans les pays musulmans dans lesquels l’identité religieuse et ethnique a «supplanté» l’appartenance de classe. Au reste, avec le surgissement du soulèvement populaire en Algérie, le pouvoir n’a pas hésité à recourir à ces deux poisons pour tenter de diviser, de briser le mouvement populaire du 22 Février.
Par conséquent, il est de la plus haute importance qu’aux catégories ethno-nationales et religieuses, il faut privilégier, opposer les catégories sociales, plus exactement l’identité sociale, l’identité d’appartenance sociale dominante : celle à laquelle appartient la majorité des Algériens, classe populaire, ouvrière – active ou chômeuse.
De surcroît, il faut éviter les travers des intellectuels professionnels qui se réfugient dans l’abstraction et l’entre-soi universitaire et se prémunir contre les tentations de reconstruction des avant-gardismes intellectuels autoproclamés, contre la soumission à quelque pouvoir intellectuel occulte placé à la tête des organisations en lutte. A notre époque moderne, chaque Algérien actif ou chômeur est doté d’un bagage scolaire suffisant pour participer pleinement, à égalité de ses frères de lutte, à l’organisation horizontale de la société, à la gouvernance du pays, à la gestion de l’Algérie. En 1962, lors de l’indépendance de l’Algérie, seuls 8% de la population était alphabétisée. Avec à peine quelques milliers de citoyens algériens lettrés, nous avons pu bâtir un nouveau pays, avec ses performances et ses imperfections. Aujourd’hui, juste pour l’année universitaire 2018-2019, l’Algérie compte 1 700 000 étudiants. Cette brillante jeunesse dispose de toutes les compétences pour gouverner son pays.
Avec fermeté, il faut dénoncer cette idéologie selon laquelle une élite éclairée serait indispensable pour guider les masses vers leur libération, pour gouverner leur pays. Particulièrement vrai à notre époque de l’élévation extraordinaire du niveau d’études de la population majoritairement titulaire du baccalauréat et pourvue d’un niveau universitaire supérieur.
Nous sommes rentrés dans l’ère de l’«égalité des intelligences». Aujourd’hui, chaque individu peut s’inscrire dans une réflexion politique. En outre, dans les moments de luttes sociales, tout individu engagé dans le combat s’arrache à sa propre identité pour se rattacher à une forme d’universalisme. Il peut alors se solidariser et se reconnaître dans l’identité de l’autre. La lutte du peuple algérien le prouve actuellement où des millions de citoyens, hier encore enfermés dans la solitude politique, battent collectivement le pavé dans une exhibition de force joyeuse et une démonstration de fraternité ingénieuse.
Aujourd’hui, le destin de la communauté humaine, dans chaque pays, est entre les mains du peuple intelligent et amplement cultivé, contraint historiquement à transformer ses conditions sociales par-delà les organisations politiques traditionnelles polluées par les «intellectuels» professionnels et les politiciens totalement inféodés au pouvoir et éloignés des préoccupations et de la vie quotidienne des classes populaires, par-delà les élites autoproclamées, compagnons de route du peuple un jour, mais copains des puissants toujours.
M. K.
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