Interview – Zoubida Assoul : «Le pouvoir actuel a peur de la démocratie»
Algeriepatriotique : Le mouvement de contestation populaire en est à son cinquième mois et le pouvoir est toujours entre les mains des symboles de l’ancien régime. Comment expliquez-vous cela ?
Zoubida Assoul : C’est une question très intéressante à plus d’un titre. C’est vrai, le peuple depuis le départ et depuis cinq mois n’a cessé de dire que tous les symboles du système doivent partir. Mais il faudrait que l’on explique que veut dire le mot système. Beaucoup de personnes croient que le système concerne quelques responsables politiques qui ont été dans des postes de responsabilité depuis 20 ans, sous le règne de Bouteflika. Pour moi, le système ce n’est pas que cela ; les personnalités qui symbolisaient le système depuis vingt ans et même avant, ce sont les règles de fonctionnement de l’Etat. Le système, ce sont des hommes, des règles et des pratiques. Il y a trois volets du système. Il est vrai qu’il est important que certaines figurent partent, notamment celles dont la responsabilité est établie dans l’échec et l’impasse dans laquelle nous vivons aujourd’hui : crise politique, régression économique et sociale, perte des valeurs dans la société, etc.
Ces gens-là doivent partir et être jugées. Mais cela ne suffit pas pour changer tout un système. Il va falloir changer les règles et parmi ces règles, il faut revoir la Constitution qui est une Constitution totalitaire et qui centralise l’ensemble des pouvoirs entre les mains d’une seule personne. C’est à cause de cela que nous vivons cette impasse. Le Premier ministre n’a aucune possibilité de faire quoi que ce soit. La Constitution ne lui confère aucune prérogative. Il coordonne et anime l’action des membres de son gouvernement, mais il ne peut ni prendre de décision importante ni arbitrer.
Ensuite, il va falloir changer aussi les règles qui concernent la pratique politique : la loi électorale, la loi sur l’information et l’audiovisuel, la loi sur les partis politiques, sur les associations, sur les manifestations, etc. Tout cela doit changer. Si on veut vraiment rompre avec ce système, il faudra libérer l’action politique, sociale et syndicale, mais aussi donner la liberté aux Algériens de s’exprimer, de manifester comme le stipule l’article 49 de la Constitution.
Aujourd’hui, malheureusement, il y a énormément de personnes qui représentent les symboles du système qui sont encore là. Au début du Mouvement populaire, les Algériens appelaient au départ des «B». Ils sont toujours là. Les Algériens réclament le départ du gouvernement Bedoui. Il est impensable d’aller vers une solution à la crise sans aller vers le changement du gouvernement. Pourquoi le gouvernement ? Parce qu’il a beaucoup à faire sur différents plans ; politique, économique et social. Celui d’aujourd’hui est un gouvernement décrédibilisé aux yeux du peuple et qui n’a pas de compétence. Nous continuons avec ce gouvernement aujourd’hui car le pouvoir en place n’a pas visiblement envie d’aller vers une vraie rupture avec le système. Il veut juste faire une opération de lifting, changer quelques têtes, mais les règles sont là et c’est pour cela que le peuple continuera à manifester.
Quand vous parlez de gouvernement, incluez-vous le commandement de l’armée ?
L’armée est une institution dont les missions sont définies par la Constitution et par les lois qui la régissent. Le peuple, quand il manifeste, scande «khawa khawa». Par contre, le commandement de l’armée c’est une autre chose. C’est au sein de l’institution militaire que des discussions d’évaluation et d’échanges doivent être instaurées. Egalement, nous avons un chef d’état-major qui n’est que vice-ministre de la Défense alors que nous n’avons pas un ministre de la Défense nationale de plein exercice. Nous vivons une situation inédite. Aujourd’hui, si nous voulons aller vers une rupture et un changement de ce système, il faut aller vers la solution politique. Cette dernière passe par le dialogue inclusif.
Plusieurs initiatives ont été lancées pour trouver une solution à la crise, à l’instar du Forum pour un dialogue national. Pourquoi ces initiatives n’arrivent-elles pas à se regrouper en une seule pour leur donner plus de poids face au pouvoir ?
Il faut sortir de la logique qui dit qu’il faut qu’il y ait une seule initiative en Algérie. Nous ne sommes pas au temps du parti unique. Nous sommes dans le multipartisme et dans la diversité. L’Algérie a une opposition plurielle et c’est tant mieux. Il faut s’en réjouir. Maintenant, pour aller vers la solution à la crise que nous vivons, il faudrait que toutes les initiatives se rencontrent et c’est là où réside la responsabilité du pouvoir en place. Il y a beaucoup d’initiatives mais le rôle du pouvoir est de les réunir afin que nous puissions sortir avec une feuille de route commune que tout le monde s’engagera à respecter et à réaliser sur le terrain.
Toutes les initiatives proposées par la société civile et les partis politiques posent des préalables non négociables avant tout dialogue avec le pouvoir en place qui les ignore. Comment expliquez-vous cette attitude des décideurs actuels ?
Ce ne sont même pas des préalables. En ce qui concerne l’UCP ou le bloc dans lequel nous sommes, le Pacte de l’alternative démocratique, nous avons affirmé que pour aller au dialogue, il faut préparer un environnement propice à celui-ci. Ce ne sont même pas des préalables. Cet environnement consiste à ce que le pouvoir en place prenne certaines mesures d’apaisement car toute la société est en ébullition. Parmi ces mesures d’apaisement, la libération de tous les détenus d’opinion, des politiques et des manifestants qui ont brandi l’étendard amazigh car, aux yeux de la loi, cela ne constitue en aucun cas une infraction dans le code pénal algérien. Il faut aussi libérer la personnalité historique Lakhdar Bouregaâ que j’ai rencontrée ce dimanche.
Comment va-t-il ?
Il va bien. Il a un bon moral. Je fais partie du collectif d’avocats qui le défendent. Il se soucie beaucoup plus de la crise que traverse le pays que de sa propre situation. Il est conscient des enjeux et appelle de ses vœux à ce qu’on réussisse le dialogue politique et qu’on puisse sortir le pays de cette impasse. Nous avons parlé d’une mesure qui pourrait préparer les conditions pour un dialogue sérieux, à savoir libérer l’action politique, libérer les médias… En tant que parti politique, nous sommes boycottés par les médias à la fois publics et privés. Il faut également lever le siège sur la capitale les vendredis car le droit de circuler librement est garanti par la Constitution. Ce sont là des mesures d’apaisement et non des préalables. Certains pensent que si le pouvoir libérait les détenus, cela serait considéré comme une concession. C’est faux. Ce n’est pas une concession mais juste un retour à la normale parce que le code pénal considère les faits pour lesquels les manifestants ont été emprisonnés comme une infraction. Leur emprisonnement relève donc plus d’une décision politique.
Percevez-vous des indicateurs qui montreraient que ces initiatives pourraient déboucher sur des solutions sérieuses de sortie de crise dans un proche avenir ?
Jusqu’à présent, non. Malheureusement, au-delà des personnalités que le pouvoir à chargées de contacter des interlocuteurs pour aller vers le dialogue, bien que nous respections toutes les personnalités, bien entendu, il s’agit de dire que c’est le pouvoir qui fait les choses à l’envers. C’est-à-dire pour désigner des personnalités, au départ, le pouvoir, à travers le président de l’Etat, avait dit que ce serait la classe politique, la société civile, le débat et le dialogue qui devaient désigner les personnes représentatives. Or, aujourd’hui, c’est le pouvoir qui les a désignées. Nous n’avons pas été consultés et notre avis n’a pas été sollicité. Le peuple qui occupe la rue n’a pas été consulté non plus. Les jeunes, qui constituent 70% de la population, ont le droit de participer à l’élaboration de cette feuille de route de sortie de crise.
Vous pensez donc que ce Panel choisi par le pouvoir n’a aucune chance d’aboutir ?
Selon les éléments dont nous disposons, il n’a aucune chance, en effet. Nous aimerions que cela aboutisse mais il y a eu un mauvais départ. Et quand il y a un mauvais départ, le succès ne peut pas être atteint. D’ailleurs, M. Karim Younès le dit dans une interview dans El-Watan lorsqu’il affirme que si le pouvoir ne respectait pas les préalables que les personnes qui constituent le Panel ont posés, ils n’accepteraient pas de conduire le dialogue.
Trois personnalités citées dans le communiqué du Panel, Mouloud Hamrouche, Djamila Bouhired et Mokrane Aït Larbi ont refusé d’en faire partie…
Parce que la démarche n’est pas judicieuse. C’est pour cala qu’il faut d’abord aller vers une démarche qui corresponde à l’attente du peuple, de l’opposition et de toutes les personnalités en Algérie qui ont demandé à ce que le dialogue lui-même désigne les personnes et, comme cela, nous pourrons aller vers une solution. Mais faire les choses à l’envers, c’est une perte de temps pour l’Algérie et pour le peuple algérien.
Votre formation politique fait partie, avec d’autres partis, du bloc appelé l’Alternative démocratique. Qu’est-ce qui le différencie des autres initiatives ?
D’abord, nous n’avons pas accepté que les choses se fassent à l’envers depuis le départ. Nous avons dit, en tant que pacte démocratique, qu’il allait falloir appeler le peuple algérien à se réunir autour d’une vision et d’une démarche politiques qui est l’alternative démocratique. Dans cette alternative, quand nous avons institué le pacte, nous avons énuméré toutes les mesures d’apaisement préalables. Nous avons dit aussi qu’il ne pourrait y avoir de solution à la crise si nous ne passons pas par une période d’assainissement que nous avons appelée «période de transition». Le pouvoir en place est très allergique à ce terme.
En fait, quand on analyse les autres alternatives, on constate que tout le monde est d’accord – y compris le pouvoir – pour revoir la loi électorale, la loi sur l’information, mettre en place une commission d’organisation, de contrôle et de proclamation des résultats des élections, pour que le gouvernement change, etc. Pour tout cela, nous ne pouvons aller vers une démarche sans passer par l’assainissement de cette situation. Il faut assainir la situation institutionnelle et juridique pour préparer les bonnes conditions pour un retour vers le processus électoral. C’est ce à quoi nous appelons, mais le pouvoir refuse et veut aller immédiatement aux élections. Nous ne pouvons pas aller immédiatement vers des élections au risque de nous retrouver face aux mêmes résultats, c’est-à-dire confier un pouvoir absolu à un président – quel qu’il soit – sans avoir la garantie que demain, en tant que peuple ou citoyens, nous puissions contester ce président, parce qu’il aura obtenu la légitimité, le pouvoir absolu et personne ne pourra le contredire.
C’est pour cela qu’il faut assainir d’abord afin d’assurer l’équilibre des pouvoirs, l’indépendance de la justice et promulguer des textes de loi qui garantissent la transparence, l’égalité des chances, la compétition loyale et transparente pour tout le monde. Alors, le peuple sera confiant.
Le peuple qui manifeste depuis cinq mois ne veut pas changer que le président ; il veut changer le système. Il dit : «Je ne veux plus de ce système qui a permis à des gens de disposer du pays et de ses richesses sans aucun contrôle !». Il ne s’agit pas de changer des personnes par d’autres, mais plutôt changer les règles de la pratique politique, changer les règles de gouvernance, mettre en place des mécanismes qui garantissent la transparence, sortir de l’impunité et du pouvoir personnel. Ce n’est que sur la base de ces règles que nous pourrons bâtir la deuxième République.
L’état général du pays est inquiétant à plus d’un titre, alertent de nombreux observateurs : économie bloquée, droits de l’Homme bafoués, médias muselés… Quelle analyse faites-vous de cette situation ?
C’est vrai que c’est une situation qui commence à inquiéter tout le monde et c’est pourquoi, en tant que présidente de l’UCP, et depuis le début de cette révolution, je n’ai pas cessé d’appeler, y compris le chef de l’état-major à travers les médias, à ne pas perdre de temps. Nous aurions pu, durant ces cinq mois, avancer dans le dialogue. Nous avons perdu beaucoup de temps. Aujourd’hui, tous les signaux sont rouges : un chômage massif attend beaucoup d’entreprises, des difficultés d’importation des matières premières, le signal de nos partenaires étrangers, etc. Plus le temps passe, plus les problèmes vont se compliquer davantage. Il est temps de donner rapidement des signes pour aller vers une solution. Cette dernière ne va pas se concrétiser du jour au lendemain, mais il faut au moins aller vers un vrai dialogue, se mettre autour d’une table parce que la solution politique émergera du dialogue et ne saurait être l’apanage du pouvoir en ignorant totalement la classe politique et les messages du peuple qui manifeste depuis des mois à travers le pays et même dans la capitales occidentales.
Nous sommes tous inquiets et continuons à appeler le pouvoir à aller rapidement vers un dialogue global qui réunirait toute la classe politique, les représentants de la société civile et les représentants de la révolution, notamment les jeunes qui doivent être présents parce que c’est de leur avenir qu’il s’agit. Tout le monde veut faire des concessions pour le bien du pays mais pas pour le pouvoir.
Comment expliquez-vous cet entêtement du pouvoir à ne pas aller vers la solution cinq mois après le mouvement populaire ?
C’est la peur de la démocratie et la peur des responsabilités. Je pense que le pouvoir en place n’arrive pas à se projeter dans l’Algérie nouvelle, dans l’Algérie de la démocratie qui demandera des comptes à des responsables, qui rendra la vie politique et publique transparente. Les personnes qui ont dilapidé, volé les ressources du pays doivent rendre des comptes. C’est ce qui fait peur à certains dirigeants dans le pouvoir actuel. Mais je pense qu’ils n’ont plus le choix. Dans ce pouvoir, il y a des gens sensés qui savent décrypter ce qui se passe en Algérie. Ils n’ont pas d’autre choix que d’écouter la voix du peuple d’abord, mais aussi de dialoguer avec l’ensemble des partenaires politiques et sociaux afin d’élaborer une feuille de route pour sauver l’Etat algérien.
Propos recueillis par Mohamed El-Ghazi
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