Le Hirak face à l’autisme du pouvoir : une autre Algérie est-elle possible ?

Mouv tempêtes
Le Mouvement populaire préfère se sacrifier pour un idéal. PPAgency

Par Ali Akika – C’est par les temps menaçants que l’Homme se retrouve abandonné au milieu des tempêtes d’émotions qui suscitent la panique et le fragilise. Mais le même Homme, animal social, doté de l’intelligence et du langage, réagit toujours face à l’adversité. Sa réaction est dans la logique de ces attributs. Une réaction observée depuis la nuit des temps et qui fait dire au philosophe que l’humanité résout les problèmes qui se posent à elle. Avant de m’aventurer sur le terrain miné des rêves d’un autre monde possible, des souvenirs de l’adolescence lovés dans la grange de mes souvenirs, sortent de leur torpeur et réveillent en moi des inquiétudes. La peur de voir le pays livré et impuissant sous la coupe meurtrière du coronavirus.

Ces souvenirs me font voyager dans les lieux de ma jeunesse, non pas par nostalgie ou mélancolie. Mais pour une autre raison, celle de comprendre l’événement qui se déroule devant nos yeux. Et de souhaiter que l’intelligence collective qui a fait surgir le Hirak pour dire stop à un danger non pas d’un virus mais de l’ego démesuré d’un homme qui méprisa son propre peuple. Le Hirak a fait découvrir au pays que le rêve est encore possible dans notre société, en dépit des espoirs décapités depuis l’Indépendance. Le mot et l’idée que l’on se fait de l’espoir ne doivent pas perdre de leur attrait. J’ai peur cependant, qu’à nouveau, nous nous sentions orphelins comme à l’Indépendance quand le pays, peu à peu, a manqué ses rendez-vous, à peine avions-nous goûté aux saveurs de la dignité retrouvée.

Le Hirak, malgré les détournements de notre fureur de vivre, a réintroduit dans nos cœurs la petite flamme de l’espoir. Un espoir pour lequel le peuple a payé un lourd tribut à la guerre menée contre des forces qui voulaient le faire sortir de l’histoire. Une histoire qui reste à écrire avec des mots précis et une pensée hors des sentiers battus pour faire taire les imbéciles de la «colonisation civilisatrice». Oui, écrire l’histoire pour mettre en évidence que la colonisation fut l’œuvre d’une armée vorace dans son appétit de conquête et féroce dans sa conduite de la guerre. Ecrire l’histoire sans rien cacher pour qu’on comprenne les causes des orages qui ont éclaté à l’Indépendance. Des orages bien de chez nous, fruits de nuages qui s’accumulaient dans le ciel pour éclater en une pluie noire comme les ténèbres. Ce n’étaient plus les habituels nuages des hivers qui dansaient dans le ciel pour nous distraire, mais des hurlements qui emplissaient le ciel en brisant le silence de la nuit, le sang qui rendait ocre la terre, une terre qui sentait l’acre odeur des cadavres déchirés par les couteaux et la mitraille de leurs meurtriers.

Cette période de terreur terminée, place aux affaires. Les assassins d’hier troquèrent leurs habits hétéroclites pour s’engoncer dans les habits neufs de la «concorde nationale». Les mentors de ce contrat cynique, organisés en camarilla, pouvaient alors s’adonner à leur entreprise préférée, la prédation des richesses, les nôtres, qu’ils dilapidaient avec délectation comme tous les parvenus avides de reconnaissance sociale. Ce minable théâtre jetait dans l’exil les gêneurs potentiels et se termina en apothéose avec le chaos qui balafra le visage d’une jeunesse qui préféra l’aventure mortelle de la harga que de mourir d’ennui collée à des murs, son unique horizon, du matin au soir.

C’est ainsi que naquit une sorte d’Algérie jumelle, l’une en marge, confinée déjà dans son exil intérieur, l’autre échouant dans des ailleurs qui, peu à peu, devenaient pour beaucoup une résidence permanente. Dans pareille situation, personne ne jouissait des plaisirs de la vie, pas même de la nature du pays avec sa lumière et ses couleurs. En l’absence de la beauté produite par l’imagination et sans la possibilité d’errer dans les territoires de l’imaginaire, l’Algérie se vidait de ses bras, d’abord, pour assister, ensuite, à la fuite de ses cerveaux. Ce sombre tableau du pays n’était pas une fatalité. Il était l’enfant «naturel» d’une vision du monde qui se nourrissait de cultures féodales et tribales que la Guerre de libération n’avait pas éradiquées. Et cette vision du monde s’est traduite dans l’organisation sociale caporalisée, ne laissant aux citoyens aucun espace de respiration sous la surveillance d’une police sans uniforme remplissant le rôle de Big Brother.

Mais, aujourd’hui, Big Brother qui fait trembler la planète est un virus minus par la taille, cependant doté de capacités de destruction massive. Il fait ébranler les certitudes bien ancrées dans les pays qui pensaient que leur puissance les avait rendus invulnérables. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient la foi du charbonnier en leur système économique et politique qui, il est vrai, déversait dans leurs centres commerciaux une orgie de fruits et de légumes qui se moquaient des saisons. Il permet à une partie de la population de passer des vacances au bout du monde au prix d’une année de salaire des quatre cinquièmes de la planète. Mais, aujourd’hui que ces mêmes pays se voient obligés de courir le monde pour trouver des médicaments qu’ils ne voulaient plus produire, etc., découvrent les pièges de la mondialisation, font connaissance avec l’humiliation de mendier ces médicaments à ceux qu’ils regardaient de haut la veille de l’apparition du virus.

A l’intérieur de leurs sociétés, ils découvrent les bienfaits de la solidarité que les métiers hier méprisés et mal payés ont une utilité sociale. Les animateurs bavards des médias découvraient sans doute pour la première fois ce concept. La première fois car ils ignorent certainement la philosophie de Karl Marx «découvreur» des deux concepts, notion d’usage d’un produit (utilité sociale) ainsi que la valeur d’échange d’une marchandise mesurée par le dieu-monnaie. Comme l’ignorance de la vraie théorie de l’économie politique est la chose la mieux partagée dans le monde et surtout dans le milieu de la finance, nous retrouvons aussi chez nous ses effets dans les explications de la maladie de «l’économie» du pays. Ainsi, on nous abreuve de la rudimentaire loi de l’offre et de la demande pour nous faire oublier la non-existence d’une vraie économie. Une économie tenue à bout de bras par la rente du pétrole qui se conjugue avec l’incompétence, la corruption, la faune des requins qui organisent les pénuries ; cette cohorte d’«agents économiques» explique les pénuries chroniques et la cherté des produits.

Un autre monde est-il possible dans les pays à économie capitaliste avancée ? J’ai quelques doutes, car le capitalisme nous a «habitués» à des parades pour sortir la tête de l’eau. Primo, voler la richesse produite par ses ouvriers (plus-value). Secundo, voler en exploitant les richesses des pays colonisés. Tercio, la guerre avec ses destructions nécessitent de gros investissements pour la reconstruction et, enfin, les découvertes scientifiques et techniques augmentant la productivité pour résister à la féroce concurrence mondiale. Cela dit, avec les exigences de la société organisée dans les démocraties libérales, le système lâche des miettes pour éviter les «mésaventures» d’une révolution. Mais, comme l’éternité des choses ne fait pas partie de notre monde, des surprises ne sont pas impossibles.

Revenons chez nous, où un processus de type révolutionnaire a été enclenché par l’insupportable hogra et l’autisme d’un pouvoir que le peuple ressentait en attendant que «le jour se lève» car «la nuit n’a que trop tardé». Un certain 22 février 2019, c’était un vendredi. Le calendrier indiquait que nous étions encore en hiver. Pourtant, ce jour-là régnait une douceur printanière et le ciel dégageait une lumière particulièrement recherchée par les plus grands noms d’un art né dans des grottes à l’aube de l’humanité (1). Le bruit avait couru qu’un événement qui allait étonner plus d’un se produirait ce jour-là. Les sceptiques moqueurs avaient souri. Ce sont, disaient-ils, les habituelles rumeurs distillées par des officines aussi louches que clandestines. Mais pourquoi faire courir pareilles rumeurs, pardi ? Tout simplement pour donner du grain à moudre dans un pays où la vie politique est une fiction. Les sceptiques, pour une fois, avaient tort. Ce vendredi-là, tout le pays était dans la rue par millions.

Que faire après l’intrusion de cet Ovni du coronavirus qui a déréglé l’horloge du temps ? Le coronavirus a fait tanguer le Hirak un court laps de temps et la rebelle conscience qui labourait tout le pays lui a fait prendre la bonne décision. Bonne parce qu’un tel mouvement par son ampleur, sa durée et sa composition sociale, est un rempart d’acier protecteur d’un Hirak qui ne peut pas s’éteindre. Pour gagner l’entrée dans un autre monde, il faut consolider cette conscience historique rebelle qu’on a vue à l’œuvre durant la Guerre de la libération. Construire un discours politique qui rende la confiance au peuple en lui-même. Comme en Novembre 1954 où la surpuissance de l’ennemi n’a pas impressionné les combattants. Parce qu’ils s’appuyaient sur tout un peuple, parce que ces combattants avaient juré de ne pas déposer les armes sans la libération de tout le territoire national (la France, la «maligne», voulait garder le Sahara).

Dans la deuxième étape qui s’ouvrira après la «mort» du virus, il faudra consolider les acquis de la première étape. Tourner le dos au déni des réalités. Saisir les contradictions qui traversent la société nécessite des outils de la connaissance. Je dis bien «outils» et non «instruments» car aux mains des idéologues, les instruments dérivent vite en instrumentalisation. Le hic avec certains idéologues, c’est qu’ils ignorent que l’idéal à atteindre se construit en se coltinant avec le réel. Erreur ou confusion que ne commet pas le politique (art suprême- Aristote). Tourner le dos au déni des réalités par insuffisance politique ou par tactique politique rudimentaire peut s’avérer non seulement une erreur, mais une faute politique. Mettre la poussière sous un tapis n’a jamais évité de faire un jour ou l’autre le ménage. Mieux vaut le faire au bon moment pour ne pas payer une plus lourde facture un peu plus tard.

Le déni des réalités est le péché mignon des conservateurs. Ils ne veulent jamais bousculer l’ordre établi sous prétexte qu’il est naturel. Chez nous, à cet ordre «naturel», ils ont ajouté dans leur besace une autre certitude, le pouvoir leur revient d’emblée, tout naturellement au nom de leur propre passé glorieux. Ils pensent berner le peuple avec de telles balivernes. Mais le peuple préfère et choisit la gloire collective des héros d’hier qui ont laissé le plus beau des héritages, celui de se sacrifier pour un idéal. Le 22 février, ce peuple a renvoyé tous ceux qui le regardent du haut du balcon de la laideur de leurs pseudos châteaux. Il ne veut pas que le pays soit gouverné par des sectes se cachant sous le voile de la religion. Il ne veut pas subir ceux qui ont oublié le chant patriotique de min djibalina (de nos montagnes) s’est élevée la voix des libres…

A. A.

(Cinéaste)

(1) Je pense entre autres aux dessins du Tassili, inscrits au patrimoine mondial, si mes souvenirs ne me trahissent pas. Beaucoup de grands peintres de l’autre côté de la Méditerranée ont séjourné en Algérie et au Maroc à l’époque «provinces françaises».

 

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