Un Président, une Assemblée nationale, des élections locales et après ?
Contribution de Ferid R. Chikhi – Aborder succinctement quelques aspects en lien avec les changements géopolitiques qui orientent le monde avec des effets certains sur l’Algérie depuis plus de trois décennies, et en particulier au cours des deux dernières années, n’est pas chose facile pour procéder à un décryptage objectif tant les facteurs déterminants sont volatiles et souvent dissimulés.
En Algérie, en plus de l’échelle démographique qui montre les proportions des tranches d’âge largement favorables aux jeunes, ce qui exige des réponses multidimensionnelles à des besoins nouveaux, il existe au moins quatre facteurs qui retiennent l’attention des analystes de la politique nationale. Le premier porte sur les séquelles ravageuses des années 1990 ; elles sont persistantes et significatives mais personne ne semble s’en occuper. Le deuxième est le package des effets du Hirak sur les institutions et les hommes ; ils sont porteurs de belles promesses si ce ne sont les agissements de quelques individus subversifs. Retenons à titre indicatif que jusqu’à récemment le nettoyage se poursuit au sein des institutions étatiques et parmi les plus en vue ce sont celles de l’armée qui scintillent le plus. Le troisième questionne le silence des intellectuels ; tendance lourde en lien direct avec la communication de leur savoir, leur savoir-faire et leur savoir-être dans une société en pleine transformation. Le quatrième facteur est celui de la non-communication institutionnelle en Algérie ; elle enraye toute la dynamique de l’œuvre colossale entreprise depuis au moins le 19 février 2019.
Des défis et un sens du discernement ?
Depuis le 19 février 2019, l’Algérien né au milieu des années 1980 et durant les années 1990. Le nouvel Algérien qui acquiesça, qui accepta, qui se plia à tout ce qui venait du pouvoir, de la mosquée et même de l’école infiltrée depuis des décennies par le wahhabo-salafisme s’est levé d’un seul bond pour rejeter le pouvoir corrompu et corrupteur… Il le conteste encore et toujours malgré les multiples arrestations opérées quotidiennement sur l’ordre dont on ne sait quelle autorité judiciaire avec des conséquences insoupçonnées. Même la grâce présidentielle de juillet 2021 ne semble pas aller dans le sens de l’apaisement souhaité.
Pendant ce temps, le président de la République poursuit la mise en œuvre de sa feuille de route, en gérant son schéma de consolidation des mécanismes institutionnels par la consécration des assemblées élues qui obtiennent à peine 10% des suffrages (présidence de la République, Assemblée populaire nationale, Sénat) dans la perspective des élections locales, nouvelle organisation ministérielle qui suscite un paquet d’interrogations et le redéploiement de la diplomatie. Pour le commun des mortels, ces actions ne sont pas probantes vu le déni affiché par l’Algérien et la gifle qu’il a infligée au pouvoir en boudant les urnes. Par conséquent, personne ne peut nier que l’élection présidentielle et les législatives ont été un point de rupture inégalé depuis 60 ans.
En analysant ces facteurs, quatre changements majeurs sont apparus. D’abord, les organisations politiques peuvent être considérées comme de petites associations de quelques individus, sans grande envergure et leur attache avec la population est très faible ; les islamistes n’ont plus le poids qu’ils revendiquent depuis deux décennies ; le pouvoir est toujours contesté par la grande majorité de la population et, enfin, au plan international, une petite accalmie de la part des partenaires européens dès le moment où les institutions élues sont mises en place même si des petits grains qui font grincer la machine diplomatique persistent ; le retour d’un diplomate chevronné saura sans aucun doute les faire évacuer en temps voulu.
Des intellectuels sans audace !
Si ce n’était les effets du Hirak couplés à ceux de la pandémie (Covid-19), on peut se demander où sont les intellectuels. Leur silence est troublant. Comme dirait le plus crédule des observateurs : à l’horizon, rien de nouveau ! Pourquoi et comment se fait-il que les érudits, les instruits, les libres penseurs, les universitaires ne prennent pas position, n’éclairent pas de leurs réflexions les citoyens ? Ces citoyens qui sont «agressés» avec violence par les propos d’individus qualifiés de politiciens ou de prédicateurs incultes. Pourquoi ces intellectuels sont-ils quasiment absents du champ sociopolitique et culturel, laissant le terrain à quelques personnages à peine lettrés qui ressassent les mêmes propos depuis plus d’un quart de siècle ? Pourquoi ne font-ils pas comme leurs devanciers, dire et écrire leurs pensées ? Bien entendu, il sera dit qu’ils n’osent pas, vu que la parole est censurée, interdite et ses auteurs systématiquement arrêtés.
Or, si l’on excepte la prise de parole de quelques lettrés, docteurs (on n’en finit pas avec cette appellation galvaudée), souvent égocentriques, qui font plus dans la subversion que dans la pédagogie, les questions relatives au silence assourdissant de la majorité inquiète. Le pire est qu’un grand nombre est sur les réseaux sociaux mais comme anonymes. Selon un collègue sociolinguiste, l’origine principale résiderait dans la langue de communication : l’arabe. Langue imposée contre vents et marées, elle est parlée et comprise par plus de 90% de la population. Parler ou écrire en français à la majorité des Algériens est un défi que quelques auteurs sont en passe de relever, en revanche l’impact est embryonnaire. Le pouvoir en place a compris ce paradigme et il en use à outrance. Par conséquent, les effets des «lettrés» en français sont minimes pour ne pas dire nuls. Là s’établit une problématique qu’il faudra visiter en substance.
Revenons quelques années auparavant, avant et durant la décennie 90. Il n’y avait pas les réseaux sociaux, pourtant nombreux sont ceux parmi lesquels les défunts Alloula, Boukhobza, Djaout, Sebti, Stambouli ou encore Tigziri… ont pris des positions courageuses. Ils ont osé s’exprimer dans les langages du peuple, au sein de la société civile. Ils étaient dans les partis politiques et même au sein des institutions étatiques. Les plus intègres ont observé les mouvements du peuple, ses angoisses, ses craintes, ses peurs des dérives sans issue. Ils ont été perspicaces et intelligents dans leurs recommandations. Malheureusement, ils ont été assassinés par les forces du mal et des ténèbres.
Un silence complice versus une communication pédagogique ?
Y a-t-il aujourd’hui quelques «héritiers» pour offrir des idées constructives à une jeunesse désorientée ? Pourtant, ce ne sont pas les technologies de l’information et les réseaux sociaux qui sont à mettre en cause. Certes, ils devraient être un des outils les plus appropriés pour combler le vide abyssal auquel la population, en général, et l’universitaire, en particulier, sont confrontés. Quelques universités ont bien développé des sites internet mais presque tous sont figés, jamais renouvelés pour ne pas dire inaccessibles. Sur le plan national, à l’heure de la numérisation universelle, la question de la communication et de l’information reste sans réponse.
Comparativement aux autres pays dont les universitaires sont omniprésents par leurs écrits et leurs éclairages, ils avertissent, conseillent, préconisent, inspirent et recommandent des solutions, non seulement aux dirigeants mais aussi aux citoyens, qu’ils soient partisans ou non affiliés. En Algérie, exception faite de quelques petites pointures, qui parmi nous peut citer cinq références expertes qui mettent la lumière sur les différentes problématiques politiques, sociales, économiques, culturelles, etc. ? L’interrogation qui, à ce niveau, est posée en trois segments est de savoir s’il s’agit d’un manque de savoir, un manque de savoir-faire ou tout simplement, même si c’est complexe, un manque de savoir-être ? Il est vrai que les présentations faites sur quelques plateaux de TV confirment la médiocrité des échanges, que ce soit pour les questions posées par les animateurs ou les réponses données par les «experts» en question.
L’absence des universitaires du monde médiatique
Le plus grave demeure que les enseignants des universités, ceux qui parlent de sciences politiques, de sociologie, de psychologie, d’économie, de droit, de management, et j’en passe, sont silencieux à l’endroit du grand public alors qu’ils peuvent faire œuvre de pédagogie pour atténuer les tensions, rapprocher les points de vue, réduire les mensonges et prendre la parole à ceux qui racontent des inepties.
Dans certaines situations, quelques-uns s’expriment à partir de l’étranger et arrivent à se relayer par des médium interactifs, d’autres dans des cercles restreints communiquent par des réseaux sociaux dynamiques. En revanche, leurs propos sont dans un langage ésotérique, que ce soit en arabe ou en français, et n’atteignent même pas un public averti. Ils mettent de l’avant des cadres de référence éculés et des lectures d’auteurs étrangers sans ancrage particulier en Algérie. Malgré cela, les thèmes et les impacts du Hirak sont nombreux. Ils touchent l’unité nationale, la composante sociale, la diversité régionale, les groupes intergénérationnels, les multiples revendications identitaires et culturelles, le patrimoine culturel et artistique, les attentes et les espoirs des uns et des autres… la citoyenneté, les effets de la décennie noire sur la santé mentale, le dynamisme impulsé par le mouvement citoyen, l’industrie en général, l’économie, la sociologie, les changements climatiques, la numérisation, l’oisiveté des jeunes, l’absentéisme des employés des services publics, etc. Ils constituent, à n’en point douter, une diversité de sujets et de thèmes de recherches qui font rêver des dizaines d’érudits des universités et des académies à l’étranger. Comme bien d’autres observateurs du mouvement citoyen qui fascine le monde par sa quiétude, son calme, sa détermination et son intelligence collective, l’hésitation de ces «élites» est compréhensible mais l’inhibition héritée de la langue de bois, de la pensée unique, de la référence à un régime et un pouvoir sans partage est dévastatrice. Il faudra un sens du discernement développé pour y remédier.
Diverses hypothèses peuvent être énoncées en matière d’initiatives que prendraient les uns et les autres afin d’anticiper l’avenir et canaliser les forces vives vers le chemin critique. C’est l’heure pour eux, pour ces «doctes» de se libérer de faux carcans et de prendre part, avant qu’il ne soit trop tard, à cette mutation singulière d’un peuple porté par sa jeunesse. Un autre changement de paradigmes est nécessaire et tant attendu.
En guise de conclusion
Ne sont pas nombreux ceux qui s’associent aux quelques voix isolées qui clament que depuis 1962 tout va mal. Mis à part les simplets, personne ne peut nier que l’Algérie a gagné en modernisation profitable à la majorité des Algériens, que ce soit pour les institutions, la législation et l’organisation sociétale ou l’industrie et l’économie malgré le fait que cela ne fonctionne pas partout de manière équilibrée. Par manque d’anticipation et de perspectives réfléchies, il y a encore beaucoup à faire.
Sachant que 75% d’Algériens sont nés au cours des trois dernières décennies, cela ne veut pas dire que les libertés universelles recherchées par tous les Algériens est un fait institutionnel. Si l’on regarde de près les dégâts de la pensée unique et ses séquelles sur les groupes et les individus, l’évaluation frise la catastrophe. Sans occulter le fait que beaucoup de ceux qui sont nés pendant la colonisation ne sont pas forcément en mesure de réfléchir avec le savoir nécessaire et suffisant. Les politiques gouvernementales depuis 1962, tous domaines d’activités confondus, ne sont pas à la hauteur des espérances des plus éclairés et en deçà des attentes de la majorité. Malgré tout, l’Algérien est très critique envers ses gouvernants sans distinction alors que des efforts notables ont été, et sont encore, fournis par beaucoup de personnes.
Toutefois, de nos jours, le gouvernement a sur la table plusieurs dossiers chauds, la réduction de la pandémie et ses conséquences sur la population ; la mise au travail des compétences nationales ; l’initiation de vraies enquêtes sur les arrestations et le profil des détenus ainsi que sur les blocages de la liberté d’expression. Tous ces dossiers exigent de nouveaux modes de gouvernance. Qui ne semblent pas faire partie des stratégies des différents départements ministériels.
F.-R. C.
Analyste senior, Groupe d’études et de recherches Méditerranée Amérique du Nord (GERMAN).
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