Pourquoi il ne faut pas installer des unités de raffinage de sucre en Algérie
Une contribution de Mourad Benachenhou – Que viendrait faire Cuba dans le développement qui suit ? L’objectif visé ici n’est ni de comparer les cheminements politiques des deux pays, comme les choix idéologiques de leurs dirigeants respectifs, ni de présenter une défense et illustration de feu Fidel Castro et du régime qu’il a mis en place, et qui se maintient contre vents et marées depuis quelque soixante années.
Ce sur quoi il a été choisi d’attirer l’attention dans ce rapprochement établi entre l’Algérie et Cuba, c’est la signification des statistiques spécifiques à un produit déterminé, dont les autorités algériennes se plaisent à affirmer qu’il constituerait une des richesses naturelle du pays et contribuerait à sa prospérité et à la diversification de ses exportations. Il s’agit plus précisément du sucre, présenté comme une exportation essentielle «hors hydrocarbures» typiquement algérienne.
Cuba a une industrie sucrière verticalement intégrée
Comme de bien entendu, Cuba compile ses statistiques sur le sucre. Mais, contrairement à l’Algérie, elle produit réellement du sucre. Le tonnage de sucre produit et exporté par ce pays n’a pas du tout le même sens et le même poids économique que le tonnage de sucre «algérien produit et exporté», suivant la terminologie algérienne, officialisée très récemment par une déclaration d’une autorité au poids incontestable.
La canne à sucre qui est traitée dans les moulins cubains a été plantée, récoltée, transportée, stockée et traitée de la phase initiale de broyage à la phase de finissage, à l’intérieur de Cuba et par des mains exclusivement cubaines. Ce sont des dizaines de milliers de Cubains qui exploitent la production sucrière – et vivent d’elle et de ses innombrables sous-produits. Cette production de sucre cubain avait atteint, dans les années 80 du siècle dernier, 8 millions de tonnes par an en moyenne, faisant alors de Cuba le premier producteur de sucre au monde. Du fait des bouleversements géostratégiques intervenus au cours de ces vingt-cinq dernières années, elle a été actuellement réduite à 2 millions de tonnes par an.
Pas un mètre carré de betterave sucrière ou de canne à sucre en Algérie
L’Algérie, quant à elle, ne produit pas un seul gramme de matière première servant à la production sucrière. Il n’y a ni champs de betterave sucrière, ni exploitations de canne à sucre et nul travailleur algérien n’est impliqué donc dans la culture et la récolte de ces deux végétaux d’où est extrait le sucre. Pas un hectare de l’un quelconque de ces végétaux n’est planté à travers le territoire national. Il fut, certes, dans l’histoire, maintenant lointaine de notre pays, des époques où notre pays produisait du sucre de canne, puis du sucre de betterave, respectivement au sud et au nord. Cette époque est révolue depuis d’innombrables décennies. Et on ne fait pas de l’économie avec des productions qui ont disparu du pays.
Le sucre en Algérie ne constitue donc pas une filière indépendante et complète de production nationale, ayant sa place dans la génération de richesses nationales et la création d’emplois, donc distributrice de revenus à une large couche de travailleurs, commençant dans les champs de la betterave ou de la canne à sucre et remontant jusqu’au raffinage du produit final qui serait mis en vente tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, et permettant la conversion d’une partie des dinars payés aux salariés de la filière en bonnes et fortes devises convertibles.
L’industrie sucrière : une industrie financée par la rente pétrolière
Le raffinage est la seule partie de l’industrie sucrière qui existe en Algérie et qui, apparemment, est florissante. Il attire beaucoup de convoitises car le bénéfice brut par tonne raffinée varie de 30 à 50% en moyenne du coût de la matière première importée. De plus, le chiffre d’affaires est entièrement payé en devises. Le produit semi-fini est importé et obtenu contre devises. L’existence de ce processus final entièrement automatisé n’a pu voir le jour et ne se maintient que grâce à son financement par les pétrodollars chèrement gagnés et de plus en plus difficiles à obtenir.
Sans ces pétrodollars, cette activité n’existerait tout simplement pas. En outre, au lieu de rapporter des devises en transformant en dollars les dinars payés à ceux qui y interviennent, cette activité maintient des emplois entièrement payés en dollars convertis en dinars pour répondre aux exigences des lois internes du pays. Les postes de travail permanents liés à cette activité, exclusivement d’amont, ne peuvent se maintenir que par la mobilisation des devises, non seulement pour payer les équipements, mais également pour acheter la matière première utilisée. Plus grave encore, ce fameux processus de transfert de technologie, dont on avait fait, à un moment de l’histoire économique de ce pays, une condition sine qua non de la «coopération Nord-Sud» est réduit à sa plus simple expression : les équipements sont entièrement importés et mis en place clé-en-main le processus de fabrication et d’ensachage, comme de chargement sur camions et sur navires, est entièrement automatisé et n’exige que le contrôle des différents appareils de mesure, tandis que le reste des activités dépend de la manutention, de l’entretien et du transport sur des appareils roulants ou flottant, eux-mêmes importés ou affrétés de l’étranger.
1 800 000 dollars pour créer un emploi et 800 000 dollars par an pour le maintenir
Au vu des investissements, des volumes de matière première traités, comme du chiffre d’affaires engendré par cette activité, le nombre de postes de travail est ridiculement bas. On se trouve à créer et à entretenir des postes d’emplois – 100 emplois permanents au maximum pour une unité de 300 000 tonnes/an coûtant 180 000 000 dollars, soit un investissement en devises de 1 800 000 dollars par poste de travail permanent et environ 90 millions de dollars par an de matière première, mais fluctuant selon le prix mondial du sucre roux, soit 900 000 dollars par travailleur ! – à coups de devises tirées des réserves de changes officielles, pour des bénéfices qui ne peuvent être générés que tant que les devises pour les payer existent, c’est-à-dire tant que les réserves de changes approvisionnées par les ventes d’hydrocarbures sont disponibles.
La rationalité économique de ces unités est impossible à justifier, tant le coût de leur fonctionnement continu, payé exclusivement en devises, est élevé, la création d’une main-d’œuvre permanente peu ou non qualifiée est faible et le transfert de technologie est tout simplement nul.
Au vu de ces constatations, comme le commerce du sucre est régi à l’échelle internationale par des règles de marché tellement bien huilées, il est nettement moins coûteux et autrement plus transparent, pour le pays, de l’importer semi-raffiné, de le raffiner sous contrôle fiscal public direct et de l’ensacher pour la distribution au consommateur final à l’intérieur du pays et suivant les quantités consommables en moyenne par tête d’habitant, tenant compte de la constitution de stocks de sécurité correspondant au rythme de consommation et des fluctuations saisonnières de cette consommation, que de construire et de faire fonctionner des unités de raffinage final dont le produit serait réexporté pour des motifs de spéculation boursière et, donc, non consommé sur place, et les gros profits tirés grâce aux exonérations fiscales de tout type consenties aux investisseurs, ainsi qu’aux subventions visibles et invisibles portant sur les salaires comme sur l’énergie utilisée, entièrement privatisés au profit de ces investisseurs – et en devises.
La façon dont l’activité fonctionne actuellement se fait exclusivement au profit de ces investisseurs, alors que les coûts de production – subvention de soutien, fiscalité directe et indirecte, main-d’œuvre, énergie et carburant – sont en grande partie supportés directement ou indirectement par le budget de l’Etat. Donc, l’Etat subventionne les bénéfices de ces «milliardaires», ce qui est le comble de l’absurdité économique.
Une industrie sucrière parasitaire canal de fuite massive de capitaux
On en arrive logiquement à la conviction irrémédiable que cette industrie, qui n’a rien d’algérien, si ce n’est qu’elle est payée par des devises en provenance de l’exportation d’hydrocarbures algériens, qui fournit un nombre ridiculement bas d’emplois, a une contribution marginale aux grands équilibres économiques du pays, a un impact technologique nul et n’a d’autre but que de justifier une fuite massive de capitaux, légale et officialisée, au profit de quelques «nababs».
Le prix du sucre est fixé sur les places boursières internationales et il n’y a rien de plus transparent que ces marchés, soutenus par les statistiques sur les projections de production des pays producteurs principaux, dont Cuba fait partie. Installer des unités de raffinage dans le pays n’ajoute rien, ni à la transparence du marché ni à la maîtrise des prix du sucre au niveau national algérien.
Au contraire, cela introduit un élément de spéculation tant interne qu’extérieur : on a pu constater qu’à l’intérieur, les prix intérieurs du sucre – pourtant produit subventionné sur le budget algérien à raison de 10% de son prix et exonéré de tous droits et taxes à l’importation – n’ont pas été influencés, en période de baisse, par les prix du sucre sur les marchés internationaux et qu’en période de hausse sur ces marchés, ces mêmes prix nationaux ont augmenté plus que les prix internationaux. Preuve supplémentaire que l’instauration de ces unités de raffinage n’a pas de justification dans la régulation du marché intérieur du sucre.
En conclusion
Tout d’abord, les statistiques sont trompeuses, malgré leur forme mathématique. Et, lorsqu’on compare les statistiques sur la production et le commerce du sucre entre Cuba et l’Algérie, on a une idée de ce que peuvent cacher des chiffres utilisant les mêmes unités de mesure et prétendant représenter des situations économiques similaires. Cuba produit du sucre. L’Algérie ne fait qu’importer le sucre, le consommer ou le retraiter et le réexporter en vue d’opérations spéculatives sur les marchés internationaux et en finançant ces opérations sur les réserves de change produites par les exportations d’hydrocarbures.
Le sucre «algérien» totalement importé est devenu la matière première destinée à la «milliardisation accélérée» de quelques nababs.
Plus important encore : existe-t-il une politique globale de la «filière» sucrière en Algérie, pays importateur d’un produit de forte et routinière consommation, donc source facile d’enrichissement rapide et sans cause ? Car, comment peut-on expliquer que, dans un pays où les transferts de capitaux sont encore soumis à des règles strictes de rationnement au coup-à-coup, des personnes aient un accès automatique à des centaines de millions de dollars annuellement pour une activité de spéculation boursière qui ne peut même pas se justifier économiquement ou financièrement, au vu des investissements et des fonds de roulement en devises qu’elle exige ? Par une création massive d’emplois directs ? Le niveau des emplois dans ce secteur est ridiculement faible et ce sont des emplois quasi-exclusivement ? Par un transfert conséquent de technologie ? Les équipements sont importés et montés par des techniciens étrangers et les emplois créés ne demandent aucune expertise professionnelle spéciale et complexe.
D’ailleurs, on peut reprendre les mêmes remarques pour tous ces projets «industriels» lancés dans la précipitation, pour ne pas dire dans l’affolement et l’improvisation, et dans lesquels les «transferts de technologie» se limitent au maniement du tournevis, de la clé à molette, manuelle ou électrique, et du banc à souder, manuel ou automatique , et, plus sérieux encore et cas extrême, aux emplois «commerciaux» générés par les importations faites à partir d’investissements à l’étranger dans des entreprises en faillite, donc produisant des appareils trop obsolètes pour les consommateurs des pays où ces entreprises sont implantées et qu’on «liquide» sur le territoire algérien, moins regardant sur la qualité et la sophistication. On pousse même la mauvaise foi jusqu’à présenter ces reprises d’entreprises obsolètes comme les clés à la future ré-industrialisation du pays.
Et ce sont des activités qui sont présentées aux badauds comme des opérations effectuées dans l’intérêt de l’Algérie, alors qu’elles n’ont pour autre objectif que de générer encore plus d’occasions de puiser dans les réserves de changes et d’accélérer la fuite de capitaux vers l’étranger.
On fait semblant de vouloir contribuer à la relance de l’industrialisation du pays. En fait, on bloque cette industrialisation, on transforme l’Algérie en un assemblage hétéroclite d’ateliers de montage proches des fameux jeux de Mécano et de points de revente tenus par de gentilles «réceptionnistes» fraîchement diplômées des universités algériennes, le tout réparti, selon les règles de «l’équilibre régional», sur différents points du territoire national, et on se remplit les poches à la pelle, en dinars comme en devises, pour augmenter, sans doute, le rang dans le classement Forbes des hommes les plus riches du monde.
Quand l’Algérie aura-t-elle une politique de ré-industrialisation transparente, cohérente et compréhensive, facile à expliquer et à assimiler, et qui soit autre chose que la simple addition de décisions plus ou moins improvisées ?
Faut-il, pour casser ce système prédateur occulte, redéfinir les critères d’investissements industriels nationaux pour les intégrer dans une véritable politique de ré-industrialisation et, en urgence, renationaliser les importations et la distribution en gros de certains produits de grande consommation, pour arrêter la saignée sur les réserves en devises, les fraudes sur les quantités importées et réexportées, sur le poids des sachets et autres récipients destinés aux consommateurs finaux, sur la facturation, sur les ventes en gros sans facturation ou avec facturations réduites ou grossies suivant le sens de la transaction, sur la qualité des produits, sur les déclarations douanières et fiscales, etc. ? Fraudes que certains ont surexploitées et systématisées pour ramasser ces immenses fortunes que les règles les plus acceptées de l’économie du marché n’expliquent pas et ne justifient pas.
Finalement, et à ce compte, à quoi serviraient les joutes électorales, si bien contrôlées et si transparentes soient-elles, si l’essentiel des décisions du domaine des autorités publiques et, plus spécifiquement, les prises de décisions économiques et financières déterminantes pour l’avenir du pays, se font loin des regards des «représentants légitimes du peuple» par des groupes occultes sans positions définies dans l’organigramme officiel de distribution des rôles, des fonctions et des responsabilités institutionnelles étatiques fixées par la Constitution nationale, et au profit exclusif de quelques «gros bonnets», dont certains «richards» pourraient n’être que les vitrines ?
Hélas ! La crédibilité de ces joutes, où des torrents de paroles sont déversées sur une population dubitative, ne dépend ni des électeurs, ni des élus, ni, évidemment, de tous ces «ex-hautes et toutes puissantes personnalités» dont les noms attirent les foules et remplissent les salles et qui en profitent pour plaider leur innocence et leur irresponsabilité dans ce tohu-bohu où est plongé le secteur économique. Car, si cela avait été le cas, l’économie algérienne aurait présenté un visage plus vigoureux. Et les «chkaristes» et autres «faux entrepreneurs prédateurs» continueront sans aucun doute à tenir le haut du pavé – après comme avant – dans le domaine, au grand dam des intérêts économiques du pays.
M. B.
Ancien ministre de l’Economie
Ndlr : Le titre est de la rédaction. Titre originel : Non, l’Algérie n’est pas une République sucrière !
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