Hirak : de la révolution blanche au surmoi collectif
Une contribution de Youcef Benzatat – Au 22 février 2019, près de soixante ans étaient passés depuis notre libération de l’occupation coloniale. Près de soixante ans de balbutiements, de tâtonnements, d’expérimentations, d’erreurs, voire d’errances, à vouloir identifier, recenser, comptabiliser et consolider les valeurs et l’essence de notre culture, la matrice et les nœuds du tissage de l’étendue de notre société et l’identité de notre nation, pour bâtir un Etat, des institutions, un socle commun de vivre-ensemble afin de nous doter d’une dynamique de progrès et d’émancipation. Il fallait recoller les morceaux éparpillés cruellement par 132 ans d’implosion, de destruction et d’effondrement délibérés, par l’agression d’une barbare colonisation motivée pour notre néantisation.
Au tournant de l’indépendance, le régime autoritaire qui s’est imposé devant le chaos qui menaçait notre souveraineté, chèrement acquise, avait, certes, pu inverser le processus d’inertie de notre effondrement et parvenir à concrétiser un équilibre, une stabilité et une sécurisation de notre vivre-ensemble autour d’une identité, tronquée, avouons-le ! A travers un triptyque absurde et inapproprié, ayant eu cours dans l’organisation des villes Etat du moyen-âge : l’arabité, l’islamité et l’amazighité. Une distribution identitaire excluant tous ceux et toutes celles qui ne s’y identifient pas. Opérant une atomisation de la société en divers segments autour d’intérêts divergents, berbéristes, islamistes, arabisants et tout le reste de la population sera relégué au statut de rebus insignifiant.
Au-delà de cette errance, ce régime autoritaire n’a jamais manifesté une volonté politique pour moraliser et homogénéiser les droits et les devoirs publics. Les dérives qui s’en suivirent avaient hypothéqué toutes les promesses de dynamiques de progrès, de justice sociale et d’émancipation de la société, scellés par le sang des martyrs de la Guerre de libération nationale. Il en est résulté une coupure entre ce qui est convenu d’appeler le système et ses clients par opposition à un peuple marginalisé et sans prérogative législatrice, ni mécanismes de contrôle sur la gestion des deniers publics.
C’est l’évidence même de la conjonction de ces errances, ayant précipité la rupture entre le système et le peuple, par la saturation des impasses, que surgit le Hirak en ce 22 février 2019, pour réclamer le changement radical du système et l’instauration d’une deuxième République. Cette résurgence du peuple avait jailli d’un inconscient collectif nourri par un imaginaire puisant ses sources dans une histoire trois fois millénaire, par le brassage indéfini de sa population et les résistances successives aux agressions étrangères contre un Nous identifié comme un ciment d’unité et de pérennité de la nation algérienne. Un peuple était né et s’est affirmé en tant que tel, réclamant la restitution de sa souveraineté législatrice et la refondation de sa République. Grace au Hirak, que tous les membres de la société avaient béni en ce temps fondateur, une révolution blanche était devenue possible. Une révolution qui devait orienter la refondation de la nouvelle République sur des valeurs de citoyenneté arrimés à la contemporanéité du monde et la consécration d’un Etat souverain, désaliéné du religieux, de l’identitaire et du militaire dans lequel tout citoyen et toute citoyenne sera reconnu et respecté dans sa différence dans une égalité parfaite.
Trois ans se sont écoulés depuis le surgissement du Hirak et nous revoilà retombés sur nos pieds à la case départ, face à nos impasses et nos errances. La fragmentation de la population en segments antagoniques s’accentuant, empêchant toute possibilité d’action dans l’unité, privilégiant chez certains d’entre eux l’allégeance aux puissances néocoloniales, ou au mieux jouant leur jeu, ayant comme conséquences de nourrir les vielles pratiques, en laissant le champ libre à la coupure entre le système et le peuple de sévir.
A qui la faute, au peuple, au système ? Nous sommes tous coupables. Coupables et victimes à la fois. Coupables par les errances des extrémistes, identitaires et religieux, responsables de la fragmentation des luttes politiques. Coupables par la cupidité. Coupables par la démission des élites en l’absence de leurs engagements politiques. Victimes aussi. Victimes de notre aliénation dans l’imaginaire mythologique religieux et identitaire et les structures mentales patriarcales. Victimes de la jeunesse et de la vulnérabilité de notre souveraineté nationale et des effets pervers sur nos conditions géopolitiques à la mesure de nos ambitions géostratégiques légitimes.
A l’an III du Hirak, nous ne sommes plus à se demander comment parvenir à accomplir sa promesse d’une révolution blanche. Car les moyens pour sa réalisation sont apparus pendant cette courte expérience de trois années de gestations, en toute évidence, inaccessibles dans les conditions qui sont les nôtres, et pour cause, toutes ces errances et ces culpabilités conjoncturelles. La complexité de la société algérienne et celle des référents structurels qui la constituent ne lui rendront certainement pas la tâche facile pour un dénouement rapproché dans le temps. Même s’il voudrait se structurer ou s’organiser, il ne le pourra pas, parce qu’il n’est pas mû par une volonté partisane, ni idéologique mais s’appuie sur un désir inconscient, partagé par toute la société dans sa complexité.
En définitive, le Hirak cherche à dépasser le soi et le remplacer par un être nouveau, débarrassé des pesanteurs qui l’ont figé dans un réduit existentiel et dont les contours sont à ce stade indécis. Cet être nouveau, vers lequel il tend, dépend certainement de l’exercice d’une contrainte sur la condition des acteurs dans leur rapport au monde et aux autres. Le désir inconscient par lequel est mû le Hirak cherche à se frayer un chemin vers un manque, ressenti individuellement par chacun des hirakistes, qui semble être à l’origine d’une dépossession de soi, pour accomplir sa plénitude. Son orientation tend vers le possible. Vouloir atteindre ce manque est une quête existentielle dont le politique n’est qu’une voie d’accès. Si la trajectoire du Hirak s’avère être une quête vers le possible d’un être nouveau, libéré des pesanteurs du réduit existentiel dans lequel il a été acculé, le Hirak devient de ce fait un référent fondateur dans la posture d’un surmoi collectif décisif.
Y. B.
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