Interview – Michael Hudson : «Le FMI est un bras politique de l’armée américaine»
Le professeur Michael Hudson est analyste financier et président de l’Institute for the Study of Long Term Economic Trends. Il est professeur de recherche distingué en économie à l’université de Missouri-Kansas City et professeur à l’Ecole d’études marxistes de l’université de Pékin, en Chine. Il exerce en tant que conseiller économique auprès des gouvernements du monde entier, dont l’Islande et la Lettonie, et est consultant auprès de l’UNITAR, de l’Institut de recherche en politiques publiques et du Conseil canadien des sciences, entre autres organisations.
Mohsen Abdelmoumen : Votre analyse de l’époque mésopotamienne et du sage règne des Empereurs incarné par la pratique du jubilé, par rapport à la prédation des oligarchies, résonne avec la théorie économique islamique qui interdit l’usure. Il semble également que ce soit quelque chose de profondément ancré dans nos traditions arabes et nord-africaines. En tant qu’anthropologue, avez-vous relié le succès ou l’échec de la finance moderne à des facteurs anthropologiques ?
Professeur Michael Hudson : J’ai écrit un long article sur Ibn Khaldoun, qui doit être publié, je pense, dans le périodique français Mauss, en me focalisant sur son idée de l’entraide et sur le développement de cette vision par les Lumières écossaises du XVIIIe siècle, puis par l’Europe occidentale.
En écho au concept d’Aristote selon lequel l’homme est un «animal politique» (zoon politikon), la discussion préliminaire d’Ibn Khaldoun affirme que «l’homme a besoin de nourriture pour subsister», mais que la puissance de l’être humain individuel n’est pas suffisante pour lui permettre d’obtenir (la nourriture) ce dont il a besoin… Ainsi, il ne peut se passer de la combinaison de nombreuses forces parmi ses semblables s’il veut obtenir de la nourriture pour lui et pour eux. Grâce à la coopération, les besoins d’un certain nombre de persona, plusieurs fois supérieurs à leur propre (nombre), peuvent être satisfaits.(1)
La construction de communautés nécessite un sentiment d’identité commune – une polis, un peuple qui se reconnaisse. Dans le même ordre d’idées, Adam Ferguson a fait sienne la déclaration de Montesquieu dans L’Esprit des lois (1748) : «L’homme naît dans la société, et c’est là qu’il demeure.» Pour survivre, les gens doivent coopérer au sein d’un système d’entraide. «L’homme est, par nature, le membre d’une communauté, et considéré à ce titre, l’individu semble ne plus être fait pour lui tout seul. Il doit renoncer à son bonheur et à sa liberté lorsque ceux-ci interfèrent avec le bien de la société.» (2) Lord Kames fait référence à «l’union intime entre une multitude d’individus, engendrée par l’agriculture» (3), puis a poursuivi en parlant de l’élevage pastoral, de l’agriculture, de l’urbanisation et du commerce.
Après s’être initialement rassemblés avec un esprit de groupe, le défi était de préserver cette éthique face à une prospérité croissante. «L’amélioration ultérieure de leurs conditions et l’acquisition de plus de richesses et de confort qu’ils n’en ont besoin les amènent à se reposer et à se détendre» (4), écrit Ibn Khaldoun. Le luxe s’ensuit, et «les personnes sédentaires s’occupent beaucoup de toutes sortes de plaisirs… Plus elles possèdent, plus les voies et les moyens de production de ces richesses s’éloignent d’elles». Les habitants des villes «ne se préoccupent que de leur propre plaisir et de leur propre profit, sans se rendre compte de la nécessité d’un soutien mutuel.» (5) Ferguson a également décrit comment la prospérité prépare le terrain pour miner les sociétés. En entrant dans la phase commerciale, l’homme prospère typique est revenu à un comportement égoïste, un individu «détaché et solitaire» «en concurrence avec ses semblables, et il les traite comme il le fait avec son bétail et sa terre, pour les profits qu’ils apportent. Le puissant moteur que nous supposons être à l’origine de la société ne tend qu’à mettre ses membres en concurrence ou à poursuivre leurs rapports après la rupture des liens d’affection.» (6)
Il ne faut pas s’étonner que les élites financières modernes se comportent de la manière dont Ibn Khaldoun décrivait les dynasties décadentes : avec un égoïsme antisocial. La soif de l’argent transforme les hommes en homo economicus, les individus «libertaires» égoïstes idéalisés par les écoles autrichienne et de Chicago, dépourvus des sentiments «d’identité de groupe» qu’Ibn Khaldoun appelait ‘asabiyah, que Ferguson appelait «sentiment de camaraderie» et que l’anarchiste russe Peter Kropotkine appelait aide mutuelle.
La plupart des philosophes avaient anticipé que la richesse engendrerait l’égoïsme et l’orgueil, mais aucun n’était assez cynique pour prévoir que les élites réécriraient l’histoire pour dépeindre leur recherche du profit et du luxe non pas comme un déclin de la civilisation qui replonge dans la sauvagerie, mais comme un essor, voire comme l’état éternel de la société, une nature humaine intemporelle et constante. Les contrôles moraux de la collectivité, qui étaient autrefois considérés comme un moyen de consolider la solidarité sociale sont désormais dénigrés comme un détournement de l’esprit «naturel» de recherche personnelle.
L’armée de partisans académiques du secteur financier nie qu’il n’y ait jamais eu un avantage social à annuler les dettes à l’échelle de l’économie. Cela explique en partie pourquoi l’assyriologie et l’histoire de la Mésopotamie de l’âge du bronze restent en dehors du programme universitaire normal : leurs conclusions vont à l’encontre de l’idéologie financière de notre époque et montrent que la dette et les marchés ne doivent pas fonctionner de manière à appauvrir la société. Nous sommes donc ramenés à la question principale dont les philosophes ont débattu pendant des milliers d’années : la nécessité pour une autorité publique avisée de supplanter les mécanismes du «libre marché», en privilégiant le renouvellement de l’équilibre et de la croissance économiques par rapport à la volonté financière d’engloutir l’économie dans la dette et la dépendance.
Comment votre analyse de Rome en tant qu’hégémon dirigé par une oligarchie utilisant la guerre et la dette pour dominer la Méditerranée peut-elle nous aider à comprendre le type de domination des pays occidentaux sur le monde au cours des derniers siècles, que ce soit par le biais des Empires coloniaux ou de l’exceptionnalisme américain ?
La Grèce classique et Rome ont rompu radicalement avec la tradition proche-orientale des Clean Slate (ndlr : littéralement Ardoises Propres, peut être traduit par «table rase») périodiques qui annulaient les dettes agraires et personnelles, libéraient les esclaves et rendaient les terres autonomes qui avaient été confisquées ou vendues sous la contrainte économique. Il n’y avait pas de tradition d’ardoises propres. L’accumulation de dettes, la perte de terres et de liberté étaient rendues irréversibles. En conséquence, les économies se sont scindées entre créanciers et débiteurs.
La Grèce et Rome ont connu plusieurs siècles de révolution sociale exigeant l’annulation de la dette et la redistribution des terres. Les leaders qui défendaient ces idées ont été assassinés tout au long de la République romaine.
L’Antiquité classique a légué à la civilisation occidentale ultérieure la structure juridique et politique d’oligarchies créancières polarisant l’économie, et non la démocratie au sens de structures et de politiques sociales favorisant une prospérité générale largement répandue. La grande transition de l’Antiquité vers le monde moderne a consisté à remplacer la royauté non pas par des démocraties mais par des oligarchies ayant une philosophie juridique favorable aux créanciers. C’est cette philosophie qui a permis aux créanciers de s’approprier les richesses, sans se soucier de rétablir l’équilibre économique et la viabilité économique à long terme, comme cela s’est produit au Proche-Orient grâce aux Clean Slate. Dans la mesure où les «démocraties de marché libre» d’aujourd’hui ont une planification économique, elle est de plus en plus le fait du secteur financier qui cherche à concentrer entre ses mains autant de revenus, de terres et d’argent que possible, aux dépens de l’ensemble de la population endettée.
Comme je l’ai résumé dans mon livre à paraître en janvier, The Collapse of Antiquity, ce sont les dynamiques oligarchiques que les propres historiens de Rome ont rendu responsables du déclin et de la chute de la République. L’effondrement final de Rome a été le précurseur des nombreuses crises de la dette et de l’austérité qui en découle, provoquées par les oligarchies occidentales successives. Les lois et l’idéologie pro-créanciers de l’Occident rendent inévitables les crises de la dette répétées qui transfèrent la propriété et le contrôle du gouvernement aux oligarchies financières. C’est pourquoi la connaissance de l’histoire économique du Proche-Orient de l’âge du bronze et de l’Antiquité classique est si importante – pour démontrer qu’il existe bien une alternative aux oligarchies rentières et qu’elle a réussi sur des périodes de temps assez longues. Mais comme l’Occident a succombé aux stratégies oligarchiques pour neutraliser les contrôles du pouvoir financier, il dépeint la dynamique de l’oligarchie comme le fonctionnement d’un marché libre maximisant l’efficacité économique, comme s’il n’existait aucune politique capable de résister à la division économique qui en résulte.
Depuis les souverains sumériens et babyloniens jusqu’à Ibn Khaldoun et Vico, le concept de temps de la société était circulaire. L’accumulation de la dette était réversible. Les proclamations royales restauraient le statu quo ante, idéalisé comme un état de choses «originel» dans lequel les citoyens subvenaient à leurs besoins et partageaient un accès égal à leurs moyens de subsistance.
Le concept de progrès de la civilisation occidentale est synonyme d’irréversibilité. Les moyens de subsistance ou le bien commun ne peuvent être récupérés une fois qu’ils sont vendus ou confisqués pour cause de dette. Cette irréversibilité des réclamations des créanciers polarise les économies d’aujourd’hui. Notre société est prête à permettre ce que les sociétés antérieures ne pouvaient se permettre : l’appauvrissement, la dépendance et l’émigration de larges pans de la population. Ni les modèles économiques dominants, ni l’idéologie politique ne considèrent le «progrès» de la dette, la polarisation économique, l’instabilité ou la pollution environnementale comme des dimensions significatives de la politique publique.
La plupart des peuples anciens avaient un sens de l’équité fondé sur l’entraide et l’autonomie populaire pour cimenter les liens sociaux. Pour remplacer cette éthique par des lois orientées vers les créanciers, il était nécessaire de les dépeindre comme étant dans l’intérêt du public, sans tenir compte de la pauvreté que cela engendrait. Cela signifiait en fin de compte faire l’éloge de la recherche de la richesse et du caractère sacré de la dette, tout en s’opposant à des gouvernements suffisamment puissants pour promulguer des lois anti-usure et effacer les dettes.
Quelles sont vos principales recommandations à Sergey Glazyev et aux personnes impliquées dans la création d’un nouvel ordre financier et monétaire afin de créer un système plus équitable et plus juste ?
Keynes voyait le problème des paiements de dettes internationales qui faisaient s’effondrer les taux de change, étouffant les économies des pays débiteurs. J’en ai parlé dans Trade, Development and Foreign Debt, et aussi dans mon Super Imperialism. La Grande-Bretagne a été confrontée à ce problème, et a été dûment anéantie par la politique américaine au cours des années 1950.
L’idée de base de la MMT – (Théorie Monétaire Moderne) une école postkeynésienne – est que les gouvernements n’ont pas besoin d’emprunter pour dépenser de l’argent. Ils peuvent créer de la monnaie tout comme les banques créent du crédit. Les gouvernements n’ont pas besoin de laisser les banques créer du crédit pour leur prêter à intérêt. Cette vision de «l’argent dur» est non scientifique et non historique.
La clé pour créer n’importe quel type de monnaie, y compris une alternative négociée au dollar américain, est de la faire accepter en paiement par les gouvernements qui rejoignent l’alliance monétaire. Cela nécessite la création d’une institution monétaire internationale alternative au FMI, qui est devenu un bras politique de l’armée américaine.
Pouvez-vous partager votre analyse concernant l’ironie du dernier prix Nobel attribué à Bernanke pour son travail sur l’assouplissement quantitatif et le renflouement des banques trop grosses pour faire faillite ?
Le prix Nobel de la «science» économique est en réalité un prix idéologique pour l’économie de «libre marché» de droite du néolibéralisme de l’Université de Chicago. Son postulat est que les économies se stabilisent d’elles-mêmes sans aucune réglementation gouvernementale, que l’on appelle «ingérence». Il s’agit d’un argument en faveur de la privatisation et de la financiarisation.
L’attribution d’un prix à Bernanke reflète le principe de l’économie de pacotille, selon lequel l’inflation est causée par des salariés qui gagnent trop d’argent. Il n’y a aucune reconnaissance de la rente de monopole ou d’autres formes de rente économique en tant que «revenu non gagné», c’est-à-dire un prix sans coût-valeur inhérent. Le principe de Bernanke est celui des banques centrales qui sont contrôlées par le centre bancaire commercial : la solution à tout problème est de baisser les salaires et le niveau de vie de la main-d’œuvre. Il n’existe aucun concept de corrélation entre la hausse des salaires et la hausse de la productivité du travail.
Ce n’est pas de l’économie scientifique. C’est une guerre de classe politique.
Quel type de système économique conseilleriez-vous à un gouvernement pour un pays de taille moyenne comme l’Algérie ?
Toutes les économies prospères de l’histoire ont été des économies mixtes publiques-privées. Les infrastructures devraient avoir un caractère public. Son but ne devrait pas être de faire des profits, ou une rente économique, mais de fournir des besoins de base librement comme droits fondamentaux, ou au moins sur une base subventionnée afin de réduire le coût de la vie et des affaires dans l’économie.
L’infrastructure la plus importante qui doit être laissée aux mains des pouvoirs publics est le système de monnaie et de crédit. L’objectif est de créer du crédit pour financer l’économie «réelle» de production et de consommation. Les banques commerciales créent du crédit pour acheter des actifs déjà en place – principalement des logements déjà construits, et des actions et obligations déjà émises. L’effet est de gonfler le prix des actifs. Cela augmente le coût du logement et aussi l’accès à la propriété des entreprises – surtout la propriété des privilèges de monopoles qui extorquent des rentes.
Mon récent ouvrage intitulé The Destiny of Civilization expose mes idées dans ce sens. Pour suivre les progrès de l’économie, il faut une alternative au PIB et à la comptabilité du revenu national afin d’isoler les activités de recherche de rente – rente foncière, rente des ressources naturelles et rente de monopole (y compris les intérêts et les frais financiers) – comme des paiements de transfert, et non comme un «produit».
En outre, une série de mesures des prix devrait être introduite pour distinguer l’inflation des prix des actifs de l’inflation des prix des produits de base. Cela devrait servir de guide à la politique fiscale pour imposer la rente économique comme un revenu non gagné.
Interview réalisée par M. A.
1- Ibn Khaldun, Muqaddimah, p. 89 (Arab ms. I, 68-69).
2- Adam Ferguson, Essay on the History of Civil Society [1767], 8th ed. (1819), Section IX: Of National Felicity, p. 105. He adds (pp. 4-5): “Both the earliest and the latest accounts collected from every quarter of the earth, represent mankind as assembled in troops and companies.” (Les récits les plus anciens et les plus récents, recueillis aux quatre coins du monde, représentent l’humanité assemblée en troupes et en compagnies.)
3- Lord Kames, Sketches on the History of Man (1774). “His scheme divided human history into four stages : hunter-gathering, pastoral herding, agriculture and commerce.” (Son schéma divise l’histoire de l’humanité en quatre étapes : chasse et cueillette, élevage pastoral, agriculture et commerce.)
4- Ibn Khaldun, Muqaddimah, p. 249.
5- Ibid., pp. 254f, 258f.
6- Ferguson, History of Civil Society, p. 34.
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