Les colons en Algérie : ces bougnouls blancs de la République française
Par Dr A. Boumezrag – Ils étaient les fils de la France. Mais pas n’importe quelle France : la France impériale, celle qui croyait en son destin divin de civiliser les autres. A Alger, ils étaient les maîtres – les pieds-noirs, porteurs d’une domination coloniale silencieuse et démesurée. Mais, le 5 juillet 1962, tout a basculé. Le vent de l’indépendance a balayé l’Algérie et l’a emportée avec lui. Les colons, ces Français d’outre-mer, sont devenus des migrants indésirables, des étrangers dans leur propre pays. Et, à ce moment-là, la question essentielle s’impose : qu’est-ce qu’un colon quand il n’a plus l’empire ?
Les colons : exploiteurs en Algérie, rejetés en France
Au moment de l’indépendance de l’Algérie en 1962, environ un million de pieds-noirs peuplaient la région, issus de diverses origines européennes, notamment des Français, des Espagnols, des Italiens, et des Maltais. Le rapatriement massif de ces colons en quelques mois fut un choc géopolitique et humain. Plus de 800 000 colons devaient quitter leurs maisons, leurs terres, leurs vies. Mais, en France, loin de l’embrasser, la République leur réservait un accueil glacial : des camps de réfugiés, des promesses de réintégration qui ne se concrétisèrent jamais. Ces Français étaient devenus des «Français sans France», des citoyens déchus d’un empire qui n’était plus.
Mais ce n’était pas simplement une maltraitance émotionnelle : c’était la manifestation d’une fracture profonde dans la société française, où la hiérarchie des classes et des races persistait malgré la fin de l’empire.
La République, la nouvelle noblesse et l’exclusion postcoloniale
Lorsque les pieds-noirs furent rapatriés en 1962, la France métropolitaine ne les considéra pas comme des héros ou des frères d’armes, mais plutôt comme des «exilés trop blancs». Ils portaient en eux la mémoire d’un empire colonisateur que la République, soucieuse de «tourner la page», rejetait. Ces colons étaient désormais des «étrangers», des témoins d’une histoire que la France voulait oublier, mais qu’elle ne pouvait effacer.
Cet accueil glacé révéla un révisionnisme républicain de l’histoire. Pendant des décennies, la Guerre d’Algérie et ses atrocités furent taboues. Ce n’est que dans les années 1990, grâce à des intellectuels comme Sophie Bessis, Benjamin Stora ou Pierre Vidal-Naquet, que la France commença à affronter les horreurs coloniales, les crimes de guerre en Algérie, et les traumatismes vécus tant par les Algériens que par les colons.
L’héritage des colons : l’Algérie de 2025 et les racines d’une relation complexe
Aujourd’hui, en 2025, les relations entre la France et l’Algérie restent marquées par ce passé colonial. L’Algérie, désormais indépendante et riche de ses ressources, porte la mémoire de la colonisation, mais la réconciliation demeure complexe. La France, elle, continue de se débattre avec les revendications algériennes : restitution des biens culturels, reconnaissance des crimes de guerre et réparation pour les blessures du passé. Le discours de Macron sur les «crimes contre l’humanité» en 2021 semblait avoir fait avancer les choses, mais la société française semble encore à la traîne dans sa réflexion sur son histoire coloniale.
Les colons, même si leur empire n’existe plus, ont laissé un héritage. Beaucoup ont joué un rôle dans l’acculturation à la France, mais c’est aussi eux qui ont contribué à la stigmatisation des «indigènes», une image dégradante qui persiste, même après l’indépendance. Les descendants des pieds-noirs, bien que pleinement français, se retrouvent souvent dans une position ambiguë, coincés entre un passé qu’ils n’ont pas choisi et une France qui peine à les reconnaître pour ce qu’ils sont.
Fracture sociale : les descendants des pieds-noirs et la mémoire nationale
En 2025, une nouvelle génération de Français, descendants des pieds-noirs, prend la parole. Des livres, des documentaires, des expositions font émerger une histoire longtemps oubliée. Mais la réconciliation reste lente. La France est-elle prête à revoir son regard sur l’Algérie coloniale et à réparer les torts du passé ?
L’accueil réservé aux pieds-noirs dans les années 1960 et 1970 montre que, tout comme les Algériens, les colons n’ont jamais été les enfants chéris de la République. Ils ont été jetés dans un exil républicain sans savoir où ils allaient. Aujourd’hui, après plus de 60 ans d’indépendance algérienne, leur héritage pèse encore lourd dans les relations franco-algériennes. La mémoire de la colonisation ne peut être laissée derrière. Elle s’invite dans le présent, dans les débats sur la réconciliation et la justice.
Entre héritage et silence républicain
Les colons en Algérie, ces «bougnouls blancs» de la République, incarnent l’hypocrisie de la France républicaine. La République, avec son universalisme et son clivage racial historique, a toujours traité ses colonies comme un royaume féodal : la noblesse au cœur, les dominés aux frontières. Les colons, pourtant armés de la République, n’étaient pas vraiment des Français comme les autres. En 1962, ils partirent, dépossédés, en exil. Aujourd’hui, 60 ans plus tard, leur héritage – celui de l’Algérie coloniale – continue de peser sur les relations entre la France et l’Algérie.
La mémoire coloniale n’est pas un fardeau qu’on peut jeter. Elle reste inévitablement présente. Mais la question qui persiste en 2025 est : les colons d’hier, par le biais de leurs descendants, sont-ils les porteurs d’une souffrance encore vivante d’un empire qu’on n’a jamais véritablement déconstruit ?
La décolonisation, c’est facile : il suffit de fermer les yeux et d’espérer que les fantômes du passé se contentent de visiter les manuels d’histoire. Mais que disent ces manuels d’histoires à nos enfants ?
Les manuels d’histoire français, dans leur version actuelle (collège et lycée, programmes 2023-2024), abordent la colonisation et la Guerre d’Algérie, mais souvent de manière fragmentée, neutralisée et sans réelle profondeur critique. Voici un résumé de ce qu’ils disent – et de ce qu’ils taisent – aux enfants d’aujourd’hui :
Ce qu’ils disent : colonisation présentée comme un fait historique, avec des dates, des cartes et des causes économiques ou politiques. On évoque la «mission civilisatrice», mais souvent comme un discours parmi d’autres, sans remettre frontalement en cause sa logique raciste ou violente. La Guerre d’Algérie est qualifiée de «guerre» depuis la réforme de 1999 et abordée comme un conflit de décolonisation. Les massacres de Sétif (1945), la torture ou les attentats du FLN sont évoqués, parfois brièvement, avec un effort d’équilibre.
Ce qu’ils ne disent pas (ou à peine) : la violence structurelle du système colonial (travail forcé, spoliation des terres, hiérarchies raciales) est rarement expliquée en profondeur. L’impact psychologique, identitaire, les traumatismes intergénérationnels, que ce soit chez les Algériens ou chez les pieds-noirs, est ignoré. Le rôle de la République dans la mise en œuvre du colonialisme est souvent euphémisé, voire occulté. Les pieds-noirs sont abordés sous l’angle du départ précipité, mais sans réflexion sur leur place ambiguë dans le récit républicain. La mémoire des immigrés postcoloniaux (harkis, descendants de colonisés) est très marginale, parfois absente.
Les manuels disent ce qu’il «faut» dire pour répondre aux exigences du programme, mais ils ne déconstruisent pas vraiment le récit colonial. Ils enseignent souvent une mémoire plus qu’une histoire critique, avec des tensions entre devoir de mémoire, cohésion nationale et vérité historique.
L’histoire officielle enseigne rarement l’histoire des vaincus. Elle simplifie, lisse, et parfois oublie – non par ignorance, mais par choix politique. Dans les manuels, la colonisation devient un chapitre, la Guerre d’Algérie une date et les exils une parenthèse. Mais pour les descendants, tout cela reste une blessure vive, transmise en silence. Tant que l’on enseignera la colonisation comme un épisode et non comme une structure, tant que l’on parlera d’indépendance sans parler de mémoire, les fantômes du passé continueront à hanter l’avenir – discrètement, mais sûrement.
En France, on a quitté l’empire comme on quitte une pièce en fermant la porte sans jamais regarder ce qu’on y a laissé derrière. Mais voilà, l’histoire n’a pas de poignée. Elle revient toujours par la fenêtre.
A. B.
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