Exclusif – La famille Boudiaf dénonce un crime d’Etat contre l’écriture historique
Les ayants droit de l’ancien président Mohamed Boudiaf – paix à son âme – nous ont adressé un texte dans lequel ils corrigent les nombreuses inexactitudes contenues dans le livre paru aux éditions Plon sur Krim Belkacem. La contribution de Nacer, Tayeb et Mostefa Boudiaf «porte sur une question historique majeure et soulève un reproche fondamental à l’égard de l’auteur de l’ouvrage et de son préfacier : leur non-respect des principes élémentaires d’un travail rigoureux – absence de bibliographie détaillée, imprécision des lieux, des dates et des sources, entre autres lacunes», précisent-ils. «Ce manquement méthodologique affaiblit leur propos et nuit à la crédibilité de leur récit», soulignent les auteurs de la mise au point riche en informations historiques, que nous publions ci-après.
Crime d’Etat contre l’écriture historique : une double confusion des genres
Quand la passion littéraire l’emporte sur la rigueur historiographique
Nous avons récemment pris connaissance de l’ouvrage Un crime d’Etat, écrit par Farid Alilat et préfacé par Kamel Daoud, publié aux éditions Plon, qui ambitionne de retracer l’assassinat de Krim Belkacem – figure cardinale du Mouvement national algérien – survenu à Francfort en 1970.
Le titre, percutant et chargé de promesses, laissait espérer une enquête méthodique, étayée par des sources fiables, des témoignages croisés et une contextualisation historique à la hauteur du destin de l’homme évoqué. La réputation de la maison d’édition laissait légitimement attendre un travail sérieux, susceptible d’éclairer la trajectoire militante de Krim Belkacem, notamment durant la période décisive de 1947 à 1955, où il fut l’un des principaux artisans du combat nationaliste. Hélas, dès la préface, le ton est donné par un préfacier qui trahit ces exigences. A la lecture attentive de l’ouvrage, deux constats majeurs s’imposent.
D’une part, le texte évolue clairement sur deux registres distincts :
– un registre historique, concentré sur une cinquantaine de pages, qui prétend restituer le parcours militant de Krim Belkacem ;
– un registre politique et conjectural, consacré aux circonstances obscures de son assassinat, marqué par l’incertitude, la rareté des preuves et la prolifération d’hypothèses.
D’autre part, les faiblesses méthodologiques qui affectent la première partie fragilisent inévitablement la crédibilité de la seconde, plus spéculative encore. Cette double approche aurait pu constituer la richesse de l’ouvrage ; elle en révèle surtout les limites.
Dans sa reconstitution historique, l’ouvrage propose un texte lacunaire, souvent approximatif, nourri de témoignages périphériques, de récits indirects et de sources secondaires, sans recours véritable aux documents primaires – archives, correspondances, entretiens – émanant des acteurs centraux de l’époque. Ce déficit de rigueur est d’autant plus problématique qu’il porte sur une séquence abondamment documentée, où l’exigence de précision constitue une condition essentielle de l’intelligibilité des faits.
Ces approximations ne sont pas sans conséquence : elles orientent, parfois de manière insidieuse, l’analyse des circonstances entourant la mort de Krim Belkacem. Une base historique incertaine induit toujours des risques d’interprétation erronée, surtout lorsqu’il s’agit de questions aussi graves que celles impliquant les appareils d’Etat et les responsabilités politiques.
Cette confusion des genres n’est pas anodine ; elle soulève une question de fond sur la manière même d’écrire l’histoire contemporaine. En procédant de la sorte, l’ouvrage compromet à la fois la portée analytique de son propos et la fiabilité de ses conclusions. Ce brouillage méthodologique transparaît dès le titre, qui entretient une ambiguïté sur les intentions réelles de l’ouvrage : récit informé ou reconstruction romancée ? Enquête journalistique ou fresque historique ?
Plus préoccupant encore, cette légèreté documentaire et méthodologique est avalisée, dès la préface, par un intellectuel qui n’hésite pourtant pas à condamner avec vigueur les falsifications de l’histoire nationale. Fustigeant une mémoire tronquée et instrumentalisée, le préfacier dénonce l’écriture officielle de l’histoire, tout en apposant sa signature à un ouvrage qui en reproduit les dérives les plus flagrantes. Ce paradoxe mine profondément la crédibilité de son propos : en prétendant combattre la manipulation, il en devient, consciemment ou non, le relais dans ce livre.
Depuis 1989, l’Algérie connaît une libéralisation sans précédent du champ éditorial et médiatique : publication massive d’ouvrages historiques – signés par Harbi, Meynier, Aït Ahmed, Daho Djerbal ou Omar Carlier –, diffusion de documentaires, multiplication des témoignages d’acteurs de la Guerre de libération. L’accès aux sources n’a jamais été aussi aisé pour quiconque souhaite sincèrement comprendre cette période et toutes nos sources bibliographiques pour ce travail ont été acquises à partir de cette date. Le préfacier, membre reconnu de l’élite intellectuelle algérienne, aurait dû s’y plonger.
Ce décalage entre le ton dénonciateur et l’ignorance manifeste des ressources disponibles pose question. Il traduit moins une entrave à la connaissance qu’une négligence, voire une légèreté intellectuelle, d’autant plus inacceptable de la part d’un écrivain et journaliste en 2025. Et la question se prolonge : pourquoi la maison Plon, réputée pour son sérieux, a-t-elle choisi de publier un texte aussi peu étayé, validé par une préface si manifestement en contradiction avec les faits ?
Traiter d’une figure comme Krim Belkacem engage une responsabilité éthique et intellectuelle : celle de restituer la complexité du contexte, de respecter la gravité des faits et de répondre à l’exigence de probité que commande la mémoire collective du peuple algérien.
En tant que descendants de Mohamed Boudiaf, et cohéritiers de sa mémoire, nous avons toujours défendu cette exigence de rigueur historique.
Mohamed Boudiaf lui-même l’exprima avec clarté et gravité lors du reportage réalisé par Haya Djelloul en 1990, consacré aux sources de l’insurrection du 1er Novembre 1954 à travers les témoignages des principaux survivants de l’époque. Ce document audiovisuel – toujours accessible en ligne (Boudiaf : Les sources du 1er novembre 1954, vidéo YouTube, minute 0:15 – https://www.youtube.com/watch?v=Oo0k_cseLcA&t=961s) – s’ouvre sur une phrase devenue emblématique, que Boudiaf fait sienne dès les premières minutes :
«Un peuple qui ne connaît pas son histoire est un peuple orphelin.» Cet adage, dont la portée dépasse les époques et les géographies, résonne à la fois comme un avertissement et comme une leçon de responsabilité. Il s’inscrit dans une tradition intellectuelle ancienne : de Cicéron, pour qui l’histoire est la lumière de la vérité, à Ibn Khaldoun, qui voyait dans l’oubli du passé le ferment de la décadence, en passant par les penseurs de la décolonisation qui ont fait de la mémoire un instrument de reconquête identitaire.
Dans la bouche de Mohamed Boudiaf, cette maxime n’avait rien de rhétorique. Elle constituait une injonction adressée aux générations futures : la connaissance historique n’est pas un privilège de lettrés, mais un fondement de souveraineté. Elle est ce lien vital qui unit les vivants aux morts, les héritiers aux fondateurs, la société présente à l’idéal de justice et de dignité, porté par les combattants de l’indépendance.
Méconnaître cette exigence, c’est courir le risque d’un déracinement collectif, d’un oubli organisé, voire d’une instrumentalisation politique de la mémoire. C’est pourquoi nous réaffirmons ici, avec la fermeté qu’impose la situation, l’engagement hérité de notre père :
défendre une histoire fondée sur des faits établis, des sources vérifiées et une probité intellectuelle sans compromis.
Face au danger que les erreurs, simplifications ou approximations, ne deviennent, avec le temps, des «vérités» admises par défaut, nous nous sentons moralement et historiquement investis du devoir de répondre point par point aux carences méthodologiques constatées dans l’ouvrage évoqué – en particulier pour la période 1947-1955 – afin de préserver l’intégrité de notre histoire nationale et la dignité de ceux qui l’ont écrite au prix de leur vie.
Préambule
Une histoire malmenée qui mine la crédibilité de l’enquête journalistique
Ce constat méthodologique prend une résonance d’autant plus préoccupante que les premières pages de l’ouvrage, consacrées à la période 1947-1955, conditionnent la lecture de l’ensemble du livre. Sur près de 40 pages, soit près d’un sixième du volume total, l’auteur prétend restituer le parcours militant de Krim Belkacem avant le déclenchement de la guerre, ainsi que les dynamiques internes du nationalisme algérien. Or, cette séquence pourtant décisive dans la formation politique et idéologique du personnage principal est traitée avec une légèreté déconcertante : absence de chronologie précise, confusion des protagonistes, faits non sourcés, reconstitutions invérifiables, amalgames entre événements disjoints.
Cette carence documentaire et analytique ne relève pas seulement d’une faiblesse d’érudition : elle affecte directement la crédibilité des 200 pages qui suivent. Comment prétendre dévoiler les coulisses d’un crime d’Etat si l’on échoue d’emblée à restituer de manière fiable la trajectoire de la victime ? Comment interroger les responsabilités implicites ou cachées de l’appareil d’Etat si l’on se méprend sur les affiliations, les réseaux, les conflits politiques qui structurèrent le champ nationaliste dans ses années fondatrices ?
En négligeant la rigueur historique là où elle était la plus accessible – car abondamment documentée –, l’auteur compromet les fondements même de son enquête. L’erreur ou l’approximation dans les premières pages n’est pas anodine : elle agit comme un poison lent, qui infiltre progressivement le raisonnement, mine la confiance du lecteur averti, et ouvre la voie aux extrapolations les plus fragiles.
Une démonstration ne peut reposer sur un socle incertain. Et lorsqu’il s’agit de désigner un crime d’Etat, ce socle doit être d’une solidité irréprochable.
I : L’Organisation spéciale (OS)
Dans son ouvrage (p. 25), l’auteur affirme :
«Au sein de l’OS, on compte donc Ahmed Ben Bella, Mohamed Belouizdad (qui décédera en 1952 à Paris), Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider ou encore Larbi Ben M’hidi. Parmi eux, Ben Bella se détache du lot […]»
Cette affirmation contient une erreur majeure : Mohamed Khider n’a jamais été membre de l’OS, contrairement à ce que prétend l’auteur. Cette confusion est d’autant plus surprenante que Mohamed Boudiaf, acteur central de cette époque, ne mentionne jamais Khider dans La Préparation du 1er Novembre (1974), lorsqu’il dresse la composition de l’état-major national de l’OS :
«Au printemps 1948, l’OS put fonctionner en toute autonomie : un état-major national fut constitué : coordinateur : Mohamed Belouizdad ; responsable militaire : Belhadj Djillali ; responsable politique : Hocine Aït Ahmed ; responsables départementaux : Oranie : Ben Bella ; Algérois : M. Maroc ; Alger-Ville et Mitidja : Reguimi Djillali ; Kabylie : Aït Ahmed et, dans la région de Constantine, Mohamed Boudiaf.»
1 : L’appartenance fictive de Khider à l’OS : une reconstruction douteuse
L’auteur attribue à Mohamed Khider un rôle actif dans l’OS, allant jusqu’à le présenter comme l’un des auteurs du célèbre braquage de la poste centrale d’Oran en avril 1949. Or, cette version ne résiste pas à l’analyse des sources sérieuses. Khider n’a jamais appartenu à l’OS : il fut élu député d’Alger sous la bannière du MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques), puis envoyé au Caire pour une mission politique. Lui-même le confirme lors de son interrogatoire par les autorités françaises en octobre 1956 (voir Annexe 1). Aucune archive sérieuse, aucun témoignage crédible de l’époque ne le cite comme acteur actif – encore moins dirigeant – de l’organisation clandestine.
En revanche, Ahmed Ben Bella, alors responsable régional de l’OS à Oran, a bel et bien participé à cette opération. Ce genre de confusion entre acteurs politiques et cadres clandestins nuit gravement à la précision historique.
2 : Le démantèlement de l’OS : les véritables causes
Autre inexactitude de taille : il établit un lien de cause à effet entre le braquage d’Oran et le démantèlement de l’OS en mars 1950. Il écrit à la page 25 :
«Le premier coup d’éclat de l’OS est l’attaque spectaculaire menée en avril 1949 par Ben Bella, Khider et Aït Ahmed contre la poste centrale d’Oran… L’enquête de la police et la traque lancée contre les auteurs vont aboutir au démantèlement de l’OS en mars 1950.»
Cette présentation spectaculaire relève davantage du roman que du travail historique. Mohamed Boudiaf, acteur central et témoin direct, en donne une toute autre lecture dans ses mémoires :
«En mars 1950, une répression féroce s’abattit sur l’OS, démantelant ses structures, arrêtant des centaines de militants et paralysant les autres. Un incident mineur à Tébessa, où un cadre exclu pour collusion avec la police alerta les autorités, provoqua la vague d’arrestations. C’est par cette malheureuse maladresse que débuta la répression contre l’ensemble de l’OS.»
Un éclairage complémentaire peut être trouvé dans une intervention filmée de Mohamed Boudiaf en 1990, lors d’un duplex entre Alger et Rabat. Il y évoque directement, en présence de Lahouel, les responsabilités de ce dernier dans l’effondrement de l’OS, en tant que secrétaire général du MTLD. Cette séquence est visible à la minute 15:30 de la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=Bfy93erucA0&t=420
C’est un acte isolé de trahison, localisé, qui permit aux services français d’intervenir. Cette version, aujourd’hui largement accréditée par les chercheurs, souligne l’importance de la précision factuelle dans l’écriture de l’histoire.
II : Le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA)
A la page 26, il écrit : «En Egypte, Gamal Abdel Nasser a mis fin au long règne du roi Farouk, devient l’homme fort du pays et se rêve leader du monde arabe. D’ailleurs, il assure aux dirigeants du CRUA installés au Caire – Aït Ahmed, Khider et Ben Bella – le soutien financier, militaire et politique de l’Egypte pour la cause algérienne.»
Cette présentation confond deux réalités :
D’une part, la délégation extérieure du MTLD, présente au Caire dès 1951 (Aït Ahmed, Khider, et Ben Bella à partir de 1952), n’a jamais fait partie du CRUA (Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action).
D’autre part, le CRUA ne fut créé qu’en mars 1954, immédiatement après le retour de Boudiaf à Alger après un séjour de deux années en France.
Mohamed Boudiaf décrit avec précision l’origine du CRUA : «A mon retour à Alger, nous – Ben Boulaïd, Ben M’hidi, Bitat et moi – avons convenu d’organiser un mouvement d’opinion au sein de la base pour préserver l’unité du parti. Ce fut la genèse du CRUA. Lors des réunions suivantes, nous définîmes le sigle, les mots d’ordre, les moyens et l’organisation de la diffusion des écrits du CRUA.»
En réalité, la délégation extérieure n’a à aucun moment participé à la création initiale du CRUA, il s’agit d’une inexactitude historique : ceux-ci étaient encore liés à la structure légale du parti (MTLD) tandis que le CRUA se constituait comme une avant-garde clandestine intérieure et neutre avec 2 ossistes et 2 centralistes face à la fragmentation messaliste et centraliste.
Contrairement à ce qu’affirme Yves Courrière – dont l’ouvrage constitue l’une des principales sources bibliographiques de l’auteur –, l’idée de création du CRUA ne naît pas, comme il le prétend, à Paris lors d’une rencontre au café Royal Odéon entre Mahsas, Boudiaf et Didouche, peu avant le retour de ce dernier à Alger. Cette version des faits est inexacte. En réalité, l’origine du CRUA remonte à l’année 1952. C’est Mehri lui-même qui confirme cette chronologie. Dans une interview accordée en 1990 au réalisateur Haya Djelloul, il précise que dès 1952, un comité restreint réunissant Boudiaf, Didouche Mourad et Ben Boulaïd avait été mis en place. Ce noyau militant émerge immédiatement après la rencontre de Boudiaf avec deux délégués militaires maghrébins, juste avant son départ pour la France.
Dans l’entretien (minute 12:58 , vidéo, https://www.youtube.com/watch?v=Oo0k_cseLcA&t=1356s ), Mehri revient sur les objectifs de ce comité, qu’il résume en trois constats essentiels :
– «Pour se débarrasser du colonisateur, il nous faut une action armée, qui devait arriver tôt ou tard.»
– «La direction du Parti était dans l’incapacité de préparer cette action armée.»
– «L’opposition des éléments de l’OS à la direction prenait des dimensions graves, menaçant l’unité du parti. Ils émettaient de nombreuses critiques à l’encontre de la direction. Il fallait à la fois préparer l’action armée et renforcer le parti politiquement auprès de la base militante. Le moment venu, on savait que le colonisateur répondrait par la force à une insurrection d’ampleur.»
Cette dynamique militante ne tarda pas à inquiéter la direction du MTLD (Lahouel, Ben Khedda, Kiouane et Sid Ali Abdelhamid), qui interpréta les initiatives de Boudiaf comme les prémices d’une insurrection clandestine échappant à leur contrôle. Craignant une scission, ils envisagèrent de le traduire devant un conseil de discipline. Mais cette option s’avérait périlleuse : Boudiaf jouissait alors d’un large soutien au sein de l’Organisation Spéciale (O. S.). Pour désamorcer la tension sans créer de rupture ouverte, ils choisirent de l’éloigner en le nommant à la tête de la Fédération du MTLD en France (minute 14:50 de la vidéo) Les secrets de Novembre 54.
III : Une date, un mythe : la réunion des «22» et la confusion des sources
A la page 26 de son ouvrage, l’auteur poursuit :
«Hasard de l’histoire, le dimanche 25 juillet 1954, cinq jours après la signature à Genève des accords mettant fin à la guerre d’Indochine, vingt-deux dirigeants de la future Révolution algérienne se réunissent dans une villa sur les hauteurs d’Alger.»
Cette version est directement reprise de Les Fils de la Toussaint d’Yves Courrière, qui situe la réunion des «22» à la fin du mois de juillet. Or, cette datation a été explicitement corrigée par Mohamed Boudiaf lui-même, dans La préparation du 1er Novembre : «Yves Courrière donne la date du 25 juillet, ce qui ne concorde pas avec les autres événements, c’est plutôt du 25 juin qu’il faudrait parler.»
Il convient de souligner que dans le même ouvrage d’Yves Courrière, qui a servi de source bibliographique pour l’écriture de Crime d’Etat, la question du CRUA est également abordée. Cela nous permet de conclure que Courrière ne constitue en aucun cas une source historique fiable. Bien que son nom ne soit pas explicitement cité au cours du débat, il est indirectement mentionné par plusieurs historiens de renom, tels qu’Omar Carlier, Fouad Soufi, Siari Tebgour, Merdaci et Gilles Manceran, qui discutent des origines du 1er Novembre. Cette discussion se déroule à partir de la minute 22:23 et au-delà dans cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=Oo0k_cseLcA.
Voici un extrait de l’intervention d’Omar Carlier, répondant à la question de Merdaci sur la naissance du FLN : «Le FLN est-il l’enfant des 22 ou du CRUA ?»
La réponse d’Omar Carlier, partagée par les autres intervenants, est claire :
«D’une manière certaine, des deux, mais pas du CRUA, et ce à condition d’employer les termes exacts. Car, lors de la réunion des 22, le CRUA n’existait plus. Harbi l’a souligné à juste titre. Cependant, on continue parfois dans l’historiographie académique à prétendre que le CRUA a perduré jusqu’à l’élaboration de la feuille de route du 1er Novembre.»
Il poursuit en indiquant que «dans les archives de la police française, on écrit que c’est le CRUA», ce qui contribue à déformer la perception historique. Il conclut en affirmant : «C’est un point crucial pour l’historien, car la qualité des sources est essentielle…», soulignant ainsi l’importance d’une analyse critique des documents historiques et des archives.
Qui était Yves Courrière ? Yves Courrière n’est pas un historien de formation, mais un journaliste envoyé en Algérie en 1958 pour couvrir les déplacements du général De Gaulle. Il opère alors sous la bienveillance des services de renseignement français, dans un contexte où le terme de «guerre d’Algérie» n’a pas encore droit de cité.
Ce n’est qu’en juin 1999 que l’Assemblée nationale française adopte une loi reconnaissant officiellement qu’il s’agissait bien d’une guerre, enterrant ainsi l’expression euphémisée d’«opérations de maintien de l’ordre».
Fait révélateur, Boudiaf a toujours refusé d’accorder le moindre entretien à Courrière, dénonçant dans ses écrits l’approximation, voire la partialité, de son récit.
IV : Le CRUA à l’épreuve de Hornu : quand Messali consomme la rupture
L’auteur soutient (p. 27) que l’exécutif d’octobre 1954 se serait employé à dissoudre le CRUA pour le remplacer par le FLN : «Octobre 1954 sera décisif. Le 10, ils se retrouvent dans un appartement d’Alger pour mettre au point un plan d’action qui déterminera aussi bien leur avenir que celui de leurs concitoyens. Après d’âpres discussions, ils actent la dissolution du CRUA qui sera remplacé par un mouvement dont l’ambition est de fédérer toutes les forces et les sensibilités politiques.»
Il s’agit d’une contre-vérité historique : le Comité révolutionnaire d’unité et d’action, né le 23 mars 1954 pour réconcilier messalistes et centralistes, n’a pas été «dissous» par quelque décision supérieure, mais a vu sa mission échouer dès juillet 1954 et s’est ainsi naturellement désagrégé. Voici le récit que fait Mohamed Boudiaf dans La Préparation du 1er Novembre :
«[…] Le CRUA dont le comité était composé de quatre membres : deux anciens de l’OS et deux centralistes, vit le jour le 23 mars 1954 […]
Pendant plus de trois mois, tous les anciens cadres de l’OS sillonnèrent le pays prenant en main une grande partie de l’organisation, à l’exception pourtant de la Kabylie dont nous parlerons plus loin […]
Messali avait tenu son congrès à Hornu (Belgique) le 15 juillet, excluant tout le Comité Central et bien entendu les membres du CRUA. Ce n’était pas plus difficile que cela ! Seul maître du parti, il allait commencer sa deuxième révolution qui devait le mener à la trahison.»
«C’est précisément à la suite de ce nouveau développement que le CRUA se disloqua. Les deux centralistes Dekhli et Bouchbouba retournèrent au bercail ; la rupture eut lieu vers le 20 juillet. Constitué en vue de sauver l’unité du parti, le CRUA n’avait plus de raison d’être puisque le congrès messaliste avait consommé la scission.»
Lors d’un débat public consacré au déclenchement de la Révolution du 1er Novembre, l’historien Omar Carlier, en présence d’autres historiens, a affirmé que le Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action (CRUA) avait cessé d’exister dès le mois de juin 1954, à l’issue de la réunion historique des «22».
Cette déclaration peut être visionnée à la minute 23:59 de la vidéo disponible sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=Oo0k_cseLcA.
V : Une version altérée des faits : l’intégration prématurée de Krim Belkacem
A la même page, l’auteur poursuit : «Après une journée de discussions, ils optent (les «22») à l’unanimité pour l’insurrection armée jusqu’à l’indépendance. Une collégiale composée de Mohamed Boudiaf, Mostefa Ben Boulaïd, Mourad Didouche, Larbi Ben M’hidi, Rabah Bitat et Krim Belkacem est désignée pour préparer ce soulèvement.»
Cette affirmation est historiquement inexacte. Krim Belkacem n’a pas assisté à la réunion des «22» et n’a été intégré à la direction insurrectionnelle qu’à une date bien postérieure. Voici le témoignage de Boudiaf, acteur central de ces événements :
«L’organisation politique de la Kabylie, forte d’un millier de militants, s’était ralliée dès le début du différend aux thèses messalistes. […] Jusqu’au mois de mai, il était clair que l’organisation de Kabylie avait pris fait et cause pour Messali. Pourtant, compte tenu de l’importance de cette région, tant par la qualité de ses militants que par sa situation géographique, il n’était pas question de la laisser en dehors du mouvement.»
Dans le débat consacré au 1er Novembre, l’historien Omar Carlier, rejoint par d’autres intervenants, confirme l’absence de Krim Belkacem lors de la réunion décisive des «22».
Cette précision est apportée à la minute 25:16 de la vidéo accessible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=Oo0k_cseLcA.
Dans le même esprit, Othmane Belouizdad, membre du groupe des «22», apporte une précision déterminante sur les raisons de l’absence de représentants kabyles lors de la réunion fondatrice. Son intervention, à la minute 26:40 de la vidéo, vient corroborer les éléments déjà évoqués: https://www.youtube.com/watch?v=Bfy93erucA0&t=420s.
1 : Des contacts difficiles, une méfiance persistante
Toujours selon Boudiaf, les premiers contacts sérieux avec Krim Belkacem et Ouamrane n’ont été établis qu’à la fin du mois de mai 1954, par l’intermédiaire d’un militant du nom de Si Hamoud. Deux rencontres eurent lieu rapidement après : la première au café El-Ariche, la seconde chez un certain Nadir à Kouba. Mais l’adhésion de Krim et de Ouamrane restait encore incertaine :
«A la fin de la réunion, il serait exagéré de prétendre que nous étions parvenus à un résultat. Krim et Ouamrane étaient très flottants. A cette période, ces derniers envoyaient encore des délégués – notamment Zamoum – au congrès messaliste de Hornu (14-16 juillet 1954), preuve que leur rupture avec Messali Hadj n’était pas encore actée. Il était donc impensable de les convier à la réunion fondatrice des 22».
2 : Une adhésion tardive mais irréversible
Ce n’est qu’à la toute fin d’octobre 1954 que Krim Belkacem acte son engagement définitif dans le nouveau front révolutionnaire. Un témoignage capital de Moulay Merbah, bras droit et homme de confiance de Messali Hadj, éclaire ce tournant décisif. Filmé en 1990 par Haya Djelloul (47:30) Les secrets de Novembre 54, Merbah révèle qu’au début d’octobre 1954, Messali, inquiet de la dissidence naissante, avait chargé Krim de proposer à Mohamed Boudiaf de prendre la tête du MTLD.
La réponse de Krim, survenue un ou deux jours après la réunion stratégique du 23 octobre 1954, fut sans appel : «C’est trop tard. Vous avez votre parti, nous avons le nôtre. Nous associer devient impossible.»
A cette date, Krim venait en effet d’être officiellement désigné commandant de la région kabyle, correspondant à la zone III, au sein de l’Organisation révolutionnaire naissante. Sa décision, désormais irréversible, scellait la rupture définitive avec le messalisme et confirmait son ralliement au FLN, dont le sigle et la structure avaient été consacrés lors de cette même réunion historique.
Tardive mais déterminante, cette adhésion devait faire de Krim Belkacem l’un des piliers de l’insurrection du 1er Novembre, et inscrire son nom au cœur de l’épopée révolutionnaire algérienne.
Ces développements, bien que denses, sont indispensables à une compréhension rigoureuse des faits qui ont conduit à l’insurrection du 1er Novembre 1954. La confusion des dates, la fabrication de récits consensuels ou le raccourcissement abusif des séquences politiques nuisent à la mémoire collective et risquent d’alimenter, même involontairement, une lecture biaisée, voire régionalement stigmatisante, de l’histoire nationale.
Soixante-dix ans plus tard, il est de notre devoir de refuser les mythes réécrits à la hâte et de privilégier une historiographie exigeante, fondée sur les témoignages des acteurs eux-mêmes.
VI : Au-delà des idiomes : l’unité nationaliste forgée en novembre 1954
A la page 27 de son ouvrage, il présente les initiateurs de l’insurrection du 1er novembre sous une formule réductrice : «arabophones et berbérophones.» Il écrit ainsi : «Pour la première fois depuis le début de la colonisation française en 1830, vingt-deux jeunes originaires de différentes régions d’Algérie, arabophones et berbérophones, issus de milieux sociaux divers, bien instruits ou à peine scolarisés, décident du destin d’un pays de 10 millions d’habitants. Après une journée de discussions, ils optent à l’unanimité pour l’insurrection armée jusqu’à l’indépendance.»
Si l’intention semble vouloir souligner la diversité des origines, cette lecture linguistique, plaquée de manière anachronique, ignore profondément la réalité du contexte politique et sociologique des années 1950. A cette époque, les militants n’étaient pas définis par leur idiome, mais par leur origine régionale, leur formation militante, et surtout leur engagement nationaliste.
Plusieurs éléments objectifs viennent le confirmer :
1 : Une origine régionale, non dialectale
Mohamed Boudiaf, natif du Hodna, fut accusé par ses détracteurs d’avoir surreprésenté les militants constantinois lors de la réunion de juin 1954. Cependant, ce choix n’était ni dicté par un calcul régionaliste ni par une affinité linguistique, mais répondait à une logique strictement révolutionnaire : c’est dans la région de Constantine que le réseau clandestin du MTLD était le plus dense, le plus structuré, et donc le mieux préparé à l’action.
Mohamed Boudiaf lui-même confirme cette réalité historique au cours d’un important débat en duplex Rabat/Alger, organisé en 1990, en présence de figures majeures du mouvement national telles que Hocine Aït Ahmed, Lahouel, Kiouane, Mahsas, Omar Carlier et d’autres personnalités. Cette déclaration peut être consultée à la minute 28:10 de la vidéo : L´OS et les élites politiques.
Si la Kabylie fut absente de cette réunion, ce ne fut pas en raison de sa «berbérité», mais bien en raison de son indéfectible fidélité à Messali Hadj.
Cette analyse est exprimée par Boudiaf à la minute 25:25 de la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=Oo0k_cseLcA.
Ce n’est qu’à la dernière semaine d’octobre 1954 que la rupture du «cordon ombilical» avec Messali se produisit, ouvrant la voie à l’unité révolutionnaire.
2 : Une génération profondément francophone
Issus d’une scolarisation largement dispensée par l’école française, ces jeunes militants, qu’ils viennent du Constantinois, de Kabylie, d’Alger ou de l’Oranie, partageaient une même langue d’expression écrite : le français. Ce n’est pas un hasard si la Déclaration du 1er Novembre 1954 fut initialement rédigée en français avant d’être traduite.
Cette francophonie militante n’était pas un signe d’aliénation, mais bien le reflet d’une génération d’activistes modernistes, loin des messalistes et des centralistes, rompus aux réalités politiques et aux instruments de communication contemporains. Ils étaient des acteurs d’une lutte moderne, maîtrisant les outils de la révolution.
3 : Une priorité absolue : l’unité nationale
Héritiers de l’esprit unitaire insufflé par Messali Hadj en 1947, ces jeunes révolutionnaires plaçaient l’Algérie au-dessus de toute appartenance provinciale, culturelle ou linguistique.
La preuve en est que nombre de grandes figures politiques de l’époque – pourtant arabophones ou berbérophones – se tinrent en dehors du soulèvement du 1er Novembre :
La confrérie des Oulémas (Cheikh Bachir El-Ibrahimi),
L’UDMA (Union Démocratique du Manifeste Algérien] (Ferhat Abbas),
Le PCA (Parti communiste algérien) (Bachir Hadj Ali, Amar Ouzegane),
Le Comité central du MTLD (Hocine Lahouel, Benyoucef Benkhedda, etc.).
Leur position montre clairement que le clivage ne se jouait pas sur des bases linguistiques, mais sur l’adhésion ou non à l’idée d’une insurrection immédiate et totale.
4 : Le tournant stratégique de juin à octobre 1954
L’unité révolutionnaire ne fut pas spontanée : elle se construisit méthodiquement. En juin 1954, un scrutin secret désigna Boudiaf comme coordinateur d’un exécutif composé de quatre autres membres : Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M’hidi, Mourad Didouche et Rabah Bitat, chargés de lancer l’insurrection armée.
Krim Belkacem, après avoir conservé une certaine réserve, ne rejoignit pleinement le mouvement qu’à l’issue de la réunion du 23 octobre 1954, où il fut nommé chef militaire de la zone III (Kabylie). Sa réponse définitive à Moulay Merbah, quelques jours plus tard, scella sa rupture avec les messalistes :
«C’est trop tard. Vous avez votre parti, nous avons le nôtre. Nous associer devient impossible.»
Ainsi, l’unité insurrectionnelle, loin d’être fondée sur une affinité linguistique, résultait avant tout d’une convergence d’objectifs révolutionnaires.
5 : Une erreur historique déjà dénoncée
La grille d’analyse utilisée par l’auteur n’est pas nouvelle : elle se contente de reprendre, sans distance critique, des interprétations biaisées déjà avancées par certains auteurs, notamment Yves Courrière.
Mohamed Boudiaf, acteur central du 1er Novembre, a fermement dénoncé cette dérive historiographique dans La préparation du 1er Novembre 1954 :
«Il est temps d’examiner maintenant nos rapports avec les responsables de la Kabylie. Yves Courrière a exposé longuement ce problème dans son livre Les Fils de la Toussaint. Les inexactitudes, voire les contre-vérités, y sont nombreuses. En outre, les spéculations de l’auteur et des informateurs sur l’antagonisme arabo-berbère obscurcissent la question et aboutissent à des interprétations pour le moins tendancieuses.»
En reproduisant cette grille de lecture sans précaution, il contribue malgré lui à fausser la compréhension du processus révolutionnaire et à réduire un projet d’unification nationale à une simple mosaïque culturelle.
L’insurrection du 1er Novembre 1954 n’était ni une coalition d’idiomes ni une addition de régionalismes : elle fut l’œuvre d’Algériens révolutionnaires, unis par la même volonté inébranlable de libérer leur patrie.
Réduire leur engagement à une opposition entre arabophones et berbérophones ne constitue pas seulement une erreur d’analyse, mais revient à trahir la nature même du projet révolutionnaire. Cela affaiblit la portée historique du 1er Novembre et, ce faisant, dénature la mémoire des martyrs.
Rendre justice à l’esprit de Novembre exige de rappeler, sans relâche, cette vérité essentielle : ces jeunes hommes n’étaient ni arabophones ni berbérophones – ils étaient Algériens.
VII : Chronique d’une réunion impossible
A la page 31, l’auteur décrit une supposée «guerre médiatique» lancée simultanément par Larbi Ben M’hidi, Mourad Didouche et Krim Belkacem, avec l’aval d’Abane, et préconisant le dépôt de bombes dans les lieux publics d’Alger pour créer un écho international. Cette reconstitution chronologique et logistique est irréaliste à plus d’un titre.
1 : L’impossibilité matérielle d’une réunion conjointe
Mourad Didouche est tombé au champ d’honneur le 18 janvier 1955 dans le Constantinois : il ne peut donc pas avoir pris part à une réunion tenue après cette date.
Larbi Ben M’hidi quitta l’Algérie fin novembre 1954 pour une mission extérieure et ne revint que début mars 1956. Il était dès lors hors du territoire national pendant plus de deux années.
Abane Ramdane fut incarcéré de 1950 il est libéré le 10 janvier 1955, il reste assigné à résidence à Azzouza. En ne se rendant pas à son rendez-vous mensuel à la gendarmerie de Fort-National le 18 février 1955, il rentre dans la clandestinité. Au mois de mars, il rencontre Krim, il intègre le FLN. Krim Belkacem, lui, ne quitta pas l’Algérie. Autant dire que la conjonction spatiale et temporelle de ces quatre hommes – Didouche déjà disparu, Abane incarcéré et Ben M’hidi à l’étranger, Belkacem isolé dans la clandestinité – rend toute «concertation» simultanée strictement impossible (voir annexe 2).
2 : Une stratégie médiatique historiquement invraisemblable
A la page 32 de son ouvrage, il avance la thèse suivante :
«La guerre à 1 000 kilomètres de Paris. Et celle-ci doit être aussi une guerre médiatique, de celle que journaux, radios et télés d’Alger, de France et du reste du monde vont relayer, amplifier, pour faire de la cause algérienne une affaire internationale. Alors Ben M’hidi, Abane et Didouche préconisent de placer des bombes dans les lieux publics, dans les stades, dans les bars, dans les cafétérias, pour provoquer le plus de dégâts possible, le plus d’impacts possible, le plus de retentissement possible.»
Cette affirmation soulève de graves incohérences factuelles et stratégiques, qui relèvent moins de l’analyse historique que de la spéculation romanesque. En effet, elle repose sur une triple confusion.
Premièrement, la chronologie des événements et la trajectoire respective des personnages invoqués rendent toute concertation ou décision commune strictement impossible à cette période. L’idée d’une stratégie concertée entre les chefs à cette date relève donc d’une reconstruction a posteriori, sans aucun fondement documentaire ou témoignage crédible.
Deuxièmement, parler d’une «guerre médiatique» relayée par la télévision algérienne à cette époque est un anachronisme manifeste. La télévision était tout simplement inexistante en Algérie en 1954 : le premier émetteur ne sera installé à Alger que le 24 décembre 1956, suivi d’Oran en 1958 et de Constantine en janvier 1960. Quant à la presse et aux radios locales, elles étaient sous strict contrôle colonial. Imaginer qu’un embryon de FLN, encore en phase de structuration clandestine, ait pu penser en termes de «buzz médiatique» ou de communication de masse relève de la fiction.
Troisièmement, l’état réel des moyens militaires et logistiques de l’insurrection à ses débuts interdit une telle stratégie de «guérilla urbaine» fondée sur des attentats massifs à la bombe. Lors du déclenchement du 1er Novembre 1954, les maquis ne comptaient guère plus de 200 fusils en état de fonctionnement. Le FLN ne disposait ni d’explosifs en quantité suffisante ni d’une logistique permettant une coordination à grande échelle dans les zones urbaines, encore moins d’un encadrement capable de déployer une telle violence ciblée à ce stade initial.
Ce décalage radical entre la situation réelle du mouvement indépendantiste et la projection d’une stratégie de terreur urbaine coordonnée pour des effets médiatiques jette un sérieux doute sur la démarche de l’auteur. Elle procède davantage d’une extrapolation sensationnaliste que d’une reconstitution fondée sur des sources fiables.
Mohamed Boudiaf lui-même rappelait dans une interview filmée (documentaire de Haya Djelloul, 1990, à 1h01mn Les secrets de Novembre 54) un épisode poignant rapporté par Ben Abdelmalek Ramdane – son suppléant tombé le 1er novembre 1954 à l’aube – mettant en évidence le dénuement extrême des premiers combattants. Cet échange, empreint d’émotion, confirme que la priorité des fondateurs de l’insurrection était la survie et la mobilisation locale, non la quête de retentissement international.
En prêtant aux fondateurs du FLN des intentions et des moyens qu’ils ne pouvaient ni concevoir ni mettre en œuvre à cette époque, l’auteur fausse gravement l’interprétation des faits et compromet la compréhension du processus réel d’émergence de la lutte armée. L’histoire mérite mieux qu’une fiction travestie en récit véridique.
3 : L’ignorance des cadres
La plupart des responsables politiques (du MTLD, de l’UDMA, du PCA ou des Oulémas) ignoraient l’existence même du mouvement clandestin. Il est donc illusoire de croire qu’Abane, Didouche, Ben M’hidi et Belkacem, dont les calendriers respectifs ne se recoupent pas, aient pu élaborer ensemble un plan d’action «médiatique».
VIII : Une autre fabulation : Krim Belkacem à l’origine du sigle FLN ?
A la page 27 de son ouvrage, il poursuit dans une série d’inexactitudes historiques en affirmant que Krim Belkacem serait à l’origine de la dénomination «FLN». Cette affirmation est non seulement erronée, mais elle révèle une méconnaissance manifeste des événements réels ayant conduit à la création du sigle Front de Libération Nationale.
En vérité, le choix de l’appellation «FLN» fut arrêté entre la fin août et le début septembre 1954, dans la région du Rif espagnol, au cours d’une mission conduite par Mohamed Boudiaf et Larbi Ben M’hidi. Ce déplacement visait à se procurer des armes pour préparer l’insurrection imminente. Dans le contexte de ces discussions et de cette intense préparation clandestine, les Six responsables le 23 octobre 1954 adoptèrent la proposition de Boudiaf et Ben M’hidi pour baptiser le mouvement révolutionnaire sous le nom de Front de Libération Nationale.
1 : Les sources directes : le témoignage de Mohamed Boudiaf
Ce fait est attesté par plusieurs sources primaires :
– Un entretien accordé par Mohamed Boudiaf à Pierre Dévoluy, publié dans Le Soir d’Algérie du 2 juillet 1992, quelques jours avant son assassinat.
– Une interview filmée à Kénitra en 1990, réalisée par Haya Djelloul, où Boudiaf revient en détail (à la minute 46:30 de la vidéo) sur la genèse de l’appellation FLN. Lien de l’entretien vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=Oo0k_cseLcA&t=2556s
Dans ces deux témoignages majeurs, Boudiaf affirme sans ambiguïté qu’aucun autre acteur – et certainement pas Krim Belkacem – n’a participé au choix du nom.
2 : Le problème du choix des sources : une approche biaisée ?
Face à ces preuves écrites et enregistrées, une question essentielle se pose :
Pourquoi l’auteur choisit-il de privilégier des témoignages de second plan au détriment des récits authentiques des principaux protagonistes ?
Le choix des sources historiques n’est jamais anodin. Il engage la responsabilité intellectuelle de l’auteur. Utiliser de simples «récits de figurants», des souvenirs de seconde main, tout en écartant les témoignages directs, clairs et circonstanciés d’acteurs centraux comme Mohamed Boudiaf, révèle une méthode discutable. Dans le cas présent, tout donne à penser que l’auteur sélectionne ses références en fonction de ses propres préférences régionales ou de ses biais personnels. Il semble vouloir accréditer l’idée d’une paternité exclusive de la révolution à une région, en forçant les faits historiques au lieu de s’y conformer.
3 : La rigueur historique : un impératif éthique
Ecrire sur la Révolution algérienne impose de se plier à une exigence de rigueur et d’impartialité. Les faits doivent primer sur les sentiments ou les affinités régionales. Or, la méthode suivie par l’auteur – fondée sur des raccourcis et des reconstructions orientées – risque d’affaiblir non seulement son propos, mais aussi de contribuer à fragmenter la mémoire nationale. A l’heure où l’Algérie a besoin d’une histoire partagée et non conflictuelle, réhabiliter les témoignages directs et respecter la chronologie vérifiable est une nécessité patriotique autant qu’une exigence intellectuelle ou commerciale.
Conclusion
S’il fallait résumer l’esprit de notre analyse, il conviendrait de rappeler qu’elle se concentre principalement sur les cinquante premières pages de ce livre. C’est dans cette section que l’auteur tente – parfois de manière convaincante – de replacer Krim Belkacem dans le Mouvement national algérien, en retraçant les étapes clés de son engagement entre 1947 et 1955, ainsi que ses relations avec les figures majeures du nationalisme.
Cependant, dès qu’il aborde les dynamiques internes du déclenchement révolutionnaire, l’auteur accumule les approximations historiques, adopte des cadres d’analyse inadaptés et glisse vers des représentations anachroniques. Transposant les logiques de la communication moderne (médias de masse, stratégies de visibilité) à une époque où ces outils étaient inexistants ou marginaux en Algérie, il échoue à restituer fidèlement les contraintes concrètes, les moyens réels et les mentalités de l’époque.
Ce décalage affaiblit la portée explicative de son récit. Il donne à croire que les protagonistes du 1er Novembre agissaient selon des logiques de communication dignes du XXIe siècle, alors que leurs décisions obéissaient à des impératifs clandestins, matériels et humains bien plus rudimentaires, mais d’une rigueur militante implacable.
Certes, l’auteur n’est pas historien, pas plus que nous ne sommes journalistes. Mais dans cette entreprise de lecture critique, nous avons adopté une posture de vigilance historienne, c’est-à-dire une attention constante aux conditions de l’époque, au contexte vécu, et surtout aux sources. Car sans ce filtre, l’on court le risque de projeter sur le passé des schémas contemporains, de déformer les motivations des acteurs, et d’amoindrir la portée réelle de leur engagement.
C’est précisément ce travers que nous avons voulu souligner, non par goût de la controverse, mais par devoir de mémoire et d’exactitude.
Epilogue
Du risque des contrevérités érigées en vérités historiques
Cette critique s’est concentrée sur la période charnière de 1947 à 1955 – près de cinquante pages de l’ouvrage – mais dont le traitement détermine, en profondeur, la crédibilité de tout ce qui suit. Car c’est sur cette base historique que se construit la légitimité de l’enquête journalistique consacrée aux circonstances de l’assassinat de Krim Belkacem, puis à celles d’Abane Ramdane et de Mohamed Khider.
Nous y avons décelé des failles méthodologiques majeures : un recours excessif aux récits de seconde main, une méconnaissance manifeste des sources primaires disponibles, et une lecture parfois orientée, qui brouille la frontière entre récit factuel et interprétation personnelle.
Ce déficit de rigueur ne serait pas si préoccupant s’il ne s’accompagnait d’un accueil médiatique complaisant, voire enthousiaste, dans certains cercles éditoriaux et journalistiques, notamment en France. L’absence de regard critique – notamment sur les choix narratifs et les entorses à l’exactitude historique – contribue à installer, peu à peu, des récits déformés dans la mémoire collective.
Or, dès lors qu’une approximation se mue en certitude répétée, elle devient une contrevérité. Et lorsque cette contrevérité est reprise sans nuance, elle s’institutionnalise. C’est ainsi que l’histoire perd sa rigueur pour devenir un récit séduisant, mais trompeur – un récit où l’imaginaire efface le réel, et où le romanesque supplante la véracité.
Nous ne plaidons ni pour un monopole du récit ni pour une mémoire figée. Mais nous affirmons que la responsabilité de dire l’histoire, surtout lorsqu’elle touche à des figures comme Krim, Abane ou Khider, suppose un devoir éthique : celui de transmettre, sans travestir.
L’histoire, même circonscrite à une brève période, engage toujours un double serment : fidélité aux faits, respect des sacrifices. La trahir, fût-ce par omission ou facilité narrative, revient à trahir ceux qui en furent les acteurs, et ceux à qui elle appartient aujourd’hui.
Même limitée à une courte période, l’histoire ne se rédige pas à la légère. Elle engage une double responsabilité : un devoir de vérité envers les morts et un impératif de fidélité envers les vivants.
Laisser s’installer les contrevérités, c’est trahir l’un comme l’autre.
Nacer, Tayeb et Mostefa Boudiaf
Ayants droit de Mohamed Boudiaf
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