Mourir à petit feu en regardant Gaza et ses martyrs mourir à grand feu
Une contribution de Khaled Boulaziz – Il n’y a plus rien à manger, plus rien à boire, plus rien à espérer. Des enfants mordent leurs poings pour oublier l’estomac vide, des mères brisent du pain imaginaire pour faire taire la honte. L’eau est une rumeur, le lait un souvenir. Les visages se creusent comme les cratères qui les entourent. La famine n’est plus une menace : c’est une main glacée qui serre chaque gorge, un vent sec qui balaye les intestins, un bruit sourd dans le ventre des bébés qui ne pleurent plus. Même la mort, ici, a pris le goût du métal.
Des femmes tombent sur le sol fendu de chaleur, tenant dans leurs bras des silhouettes aussi légères que la poussière. Elles tendent la main, mais rien ne vient. Un drone passe, puis une balle. Tout s’arrête. Rien ne bouge. On racle les corps du sol comme on racle les miettes du dernier repas. Chaque jour, cent, deux cents, mille. Et chaque nuit recommence le supplice, sans fin, sans pause, sans sens.
Ce n’est plus une guerre, c’est une orchestration funèbre. Chaque missile suit sa partition. Chaque tir de sniper, chaque explosion, chaque hôpital visé : tout est mesuré, voulu, calculé. Une barbarie technocratique, propre, méthodique. On bombarde les incubateurs, les ambulances, les écoles. On déchire les entrailles d’une nation avec la précision d’un chirurgien fou. Le mensonge, lui, est toujours prêt : on parle de terroristes, on parle de cibles, on parle d’opérations nécessaires. Mais qui peut croire qu’un nourrisson affamé est un combattant ? Qu’un vieillard, jambe amputée, est un danger ?
Et pourtant, les mots recouvrent les morts : «dommage collatéral», «riposte», «erreur regrettable». On repeint les charniers en jargon diplomatique, et l’odeur du sang s’efface derrière celle des parfums de conférence.
Il n’y a plus de hurlement. Seulement des murmures gênés, des regards fuyants, des silences polis. L’indignation est devenue une posture, l’indifférence une stratégie. L’Occident compte ses intérêts, ajuste ses contrats d’armement, détourne la tête au moment exact où il faudrait regarder. Les pétromonarchies geignent à huis clos, négocient à voix basse, mais ne bougent pas. Le monde arabe s’est décomposé en sourires diplomatiques et capitulations rampantes.
Le Palestinien est seul, absolument seul. Sa vie pèse moins qu’une cargaison de blé, moins qu’une promesse de paix. On le regarde tomber, jour après jour, comme on regarderait mourir un oiseau qu’on n’a jamais voulu entendre chanter.
Ce qui s’éteint à Gaza, ce n’est pas seulement une ville, ni même un peuple : c’est l’idée même d’humanité qui se consume à nu, sans remords, ni relents d’honneur. Car ce que Gaza endure, ce que ses mères enterrent, ce que ses enfants ne verront jamais grandir – tout cela ne nous est pas extérieur. Ce n’est pas un lointain chaos de sable et de bombes. C’est le miroir noir de notre propre agonie morale. Le supplice des Palestiniens est notre propre agonie, vécue par procuration, sans même la noblesse du sang.
En regardant Gaza mourir, c’est nous qui devenons autre chose que des humains – des coques vides, des complices sans geste, des ombres de conscience. Nous mourons à petit feu, dans le confort et l’écran, pendant qu’eux flambent à grand feu, dans la clarté atroce du massacre. Leur chair crie notre abandon, leur mort énonce notre chute.
L’histoire ne retiendra pas seulement que nous avons été absents. Elle dira que nous avons accepté. Que nous avons regardé. Que nous avons continué à vivre, comme si vivre ne demandait plus d’âme.
Il ne reste rien. Sinon cette douleur nue, cette conscience écorchée, ce cri sans écho. Ecrire, c’est déjà échouer. Aucun mot ne restitue la brûlure d’un enfant hurlant sans peau, d’une mère tenant un cadavre tiède, d’un père fou qui creuse dans les décombres à mains nues. Mais il faut écrire quand même. Pour ne pas trahir. Pour ne pas oublier.
Et un jour, peut-être, ces pages seront lues. On saura que Gaza fut abandonnée. Que des peuples, des Etats, des empires ont laissé faire. Et que ceux qui survécurent le firent malgré tout cela. Non par pitié. Mais par un instinct plus fort que l’oubli.
Ce soir encore, la lumière vacille dans les ruines. Les bombes tombent. Et les vivants se taisent.
Mourir à petit feu, en regardant Gaza mourir à grand feu, c’est cela, notre siècle : un bûcher partagé où l’un se consume dans les flammes, l’autre dans l’absence, et un troisième dans la honte d’assister, bras tombés, à l’offrande sacrificielle d’un peuple, face à une entité fondée sur un culte de la mort, Israël, où la puissance se baptise dans le sang, où l’on canonise les ruines comme autant d’hosties brisées, où l’on psalmodie la guerre comme un office funèbre.
Là, chaque missile a sa liturgie, chaque balle son exégèse, chaque cadavre d’enfant une justification gravée dans des tables que seuls les puissants peuvent lire. Ce n’est pas une armée : c’est une foi en feu. Une foi froide. Une foi qui ne croit qu’en l’effacement de l’autre.
Et ceux qui regardent, figés, avalent leur propre silence comme un poison lent. Car il n’y a pas que Gaza qui brûle. Il y a, en nous, cette part qui sait – et qui se tait. Cette part qui meurt aussi. A petit feu.
K. B.
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