Fanon : la France implique la Martinique dans une tentative de récupération
Par Anouar Macta – Ce 13 juillet, Le Monde a publié un article consacré aux cent ans de Frantz Fanon. A première vue, rien de choquant : la Martinique, son île natale, célèbre enfin «l’enfant du pays» avec force conférences, pièces de théâtre et rencontres scolaires. Mais derrière l’hommage, un sous-texte plus trouble se laisse deviner : une tentative insidieuse de récupération, par la République française, de l’un de ses plus féroces opposants. Et, pire encore, de faire de Fanon un instrument critique contre l’Algérie indépendante, celle-là même qu’il a servie jusqu’à l’épuisement.
Car ce que l’on célèbre aujourd’hui, ce n’est pas le Fanon de Blida, le militant du FLN, le théoricien de la décolonisation radicale. Ce n’est pas celui qui écrivait que «la décolonisation est un programme de désordre absolu». Non. C’est un Fanon tronqué, vidé de sa radicalité anticoloniale, transformé en observateur sceptique de la post-colonie.
Sous couvert d’hommages, on entend un murmure lourd de sous-entendus : Fanon aurait été trahi par les Algériens. Les dirigeants actuels incarneraient, selon cette lecture, le cauchemar qu’il avait pressenti : une bourgeoisie nationale arrogante, prédatrice, coupée du peuple. La ficelle est connue : prêter à Fanon une déception posthume, lui faire dire qu’il aurait fini par condamner ce qu’il a défendu, comme si son engagement n’était que la naïveté d’un antillais généreux, aveuglé par la fraternité tiers-mondiste.
C’est là un retournement orwellien. Fanon n’a jamais été dupe. Il dénonçait déjà dans Les Damnés de la Terre les dangers d’une révolution confisquée par des élites. Mais il ne l’a jamais fait pour absoudre l’ancien colonisateur, ni pour réhabiliter la domination qu’il avait brisée. Ce qui se joue aujourd’hui, dans ce centenaire sobrement célébré par Le Monde, c’est une opération bien plus fine : faire dire à Fanon l’inverse de ce qu’il fut, faire parler le colonisé contre le révolutionnaire, par la bouche même de ceux qui portent son nom.
Et pour cela, quel meilleur théâtre que la Martinique ? Quelle meilleure scène que cette île qui a longtemps hésité entre départementalisation soumise et rêves de souveraineté ? Demander aux Martiniquais de reprendre Fanon pour mieux l’opposer à l’Algérie, c’est le coup de génie pervers du récit colonial recyclé : quand le colonisé volontaire désavoue le colonisé insurgé, le système se lave les mains. Plus besoin d’armes, ni de censure : il suffit de choisir ses porte-voix.
Mais c’est aux Martiniquais, précisément, de refuser ce rôle de faux témoins. Fanon n’était pas un monument local, il était un séisme mondial. Il est temps de le reprendre non pas comme une statue, mais comme un ferment d’insubordination. De relire ses textes non pas pour les instrumentaliser, mais pour les confronter à nos propres lâchetés.
Car non, Fanon n’a pas été trahi par l’Algérie. Il a été trahi chaque fois qu’on le fait parler contre ceux qu’il a défendus. Chaque fois qu’on fait de lui un penseur d’arrière-garde, un spectre inquiet, plutôt qu’un combattant ardent. Et il serait absurde, indécent même, de le faire dire par procuration aux descendants d’esclaves devenus spectateurs de leur propre dépossession.
Frantz Fanon n’est pas un produit culturel, ni un penseur folklorique. Il n’est pas là pour valider les bonnes intentions de la République, ni pour accuser les indépendances inachevées. Il est un défi permanent lancé à toutes les formes d’aliénation, y compris celles qui se déguisent aujourd’hui en commémoration.
A. M.
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