Livre de Plon sur Krim Belkacem : la famille de Boudiaf confirme l’imposture
Nacer, Tayeb et Mostefa Boudiaf, ayants droit du défunt président Mohamed Boudiaf, nous ont fait parvenir une seconde partie de la critique objective du livre paru en France, aux éditions Plon, sur l’assassinat de Krim Belkacem, en 1970 à Francfort, en Allemagne. Nous la publions intégralement.
Dans une première analyse critique, intitulée «Crime d’Etat contre l’écriture historique : une double confusion des genres», nous avions relevé de graves lacunes dans les 50 premières pages de l’ouvrage Un crime d’Etat. Ces insuffisances méthodologiques, ces contresens et approximations avaient éveillé en nous une réelle inquiétude quant à la suite du texte, en particulier sur la manière dont y est abordé l’assassinat de Krim Belkacem.
La lecture intégrale de l’ouvrage, et notamment des 150 dernières pages, n’a malheureusement fait que confirmer nos craintes. C’est ce que nous exposons dans une seconde analyse, intitulée «Un crime de plume : aux confins du plagiat».
Nous ne sommes ni historiens de profession, ni critiques littéraires. Mais il n’est nul besoin de l’être pour mesurer l’importance fondamentale de la rigueur, qu’il s’agisse d’un travail journalistique ou d’un récit à prétention historique. Ces deux registres obéissent à des principes déontologiques communs : respect scrupuleux des faits, transparence des sources, fidélité dans l’interprétation et vigilance face aux séductions du sensationnalisme.
Dans un ouvrage consacré à une figure aussi centrale que Krim Belkacem – compagnon de Mohamed Boudiaf et acteur majeur de la guerre de Libération –, ces principes ne sauraient être accessoires. Ils sont le socle d’une parole responsable, à la hauteur de la mémoire encore vive, encore douloureuse, qu’ils convoquent.
Nous ne revendiquons aucune autorité particulière. Mais nous considérons que la vérité historique ne peut être contournée, déformée ou diluée au nom de la narration ou d’une logique éditoriale. Ce que nous avons écrit ne relève ni d’un hommage personnel ni d’un ressentiment familial : il s’agit d’un rappel. Un rappel de l’exigence que suppose tout travail de mémoire et des principes que Mohamed Boudiaf nous a transmis – non comme un dogme, mais comme une boussole éthique.
A ceux qui tendent à les oublier, nous rappellerons, inlassablement, que la vérité ne se plie ni à la convenance du récit ni à l’effet de style.
Chapitre I : entre posture journalistique et imposture documentaire
Paru en 2025 aux éditions Plon, Un crime d’Etat, signé par Farid Alilat et préfacé par Kamel Daoud, prétend renouveler notre compréhension de l’assassinat de Krim Belkacem, survenu à Francfort en 1970. Hélas, cette ambition est rapidement trahie par une accumulation de contrevérités, d’approximations et d’erreurs historiques flagrantes, que nous avons dénoncées dans une première mise au point : «Crime d’Etat contre l’écriture historique : une double confusion des genres», le 11 mai 2025 (https://www.algeriepatriotique.com/2025/05/14/exclusif-la-famille-boudiaf-denonce-un-crime-detat-contre-lecriture-historique/), reprise ici dans une forme approfondie.
I. Un florilège d’erreurs historiques
Voici quelques inexactitudes relevées dans les premières 50 pages :
Attribution erronée à Khider du braquage de la poste d’Oran ;
Confusion entre création du CRUA et délégation extérieure du MTLD ;
Date incorrecte de la réunion des 22 ;
Dissolution fictive du CRUA ;
Inclusion imaginaire de Krim à la réunion des 22 ;
Lecture anachronique des rapports entre acteurs selon des critères linguistiques ;
Réunion inventée entre figures historiques incompatibles chronologiquement ;
Attribution infondée du sigle FLN à Krim Belkacem.
Ces fautes, validées par une prestigieuse maison d’édition et par la préface de Daoud, posent question sur la chaîne de validation éditoriale.
II. Une méthode sans fondement, un discours sans ancrage
Au-delà des inexactitudes relevées dans la première partie de l’ouvrage, c’est la méthode d’ensemble qui pose problème – ou, plus précisément, l’absence de méthode. Aucune bibliographie sérieuse n’est présentée, les sources ne sont pas référencées, les témoignages convoqués demeurent marginaux ou invérifiables et les archives primaires sont tout simplement absentes. Cette légèreté méthodologique, déjà manifestée dans la reconstitution du parcours politique de Krim Belkacem, se prolonge dans la seconde moitié du livre, consacrée à son assassinat.
L’auteur affirme avoir eu accès à plus de 1 500 documents classifiés. Une telle déclaration, engageante sur le plan journalistique, ne s’accompagne pourtant d’aucune trace concrète.
III. Entre mise en scène et confusion des genres
Le récit se déploie dans une zone d’ambiguïté persistante, où les registres se télescopent sans cohérence. L’ouvrage hésite entre essai historique, enquête journalistique et roman noir, sans jamais clarifier sa posture.
En lieu et place d’une démarche critique, le lecteur se voit proposer une narration fluide mais non vérifiable, dont l’attrait tient davantage à l’effet littéraire qu’à la solidité des preuves. L’enquête promise cède ainsi à une construction narrative séduisante, mais privée d’ancrage documentaire.
Cette indétermination trouble la lecture : s’agit-il d’un travail d’investigation, d’un récit romancé inspiré de faits réels ou d’un exercice spéculatif habillé d’un vernis documentaire ? Ce flou stylistique et épistémologique, loin d’élargir la réflexion, installe une confusion dommageable, surtout lorsqu’il est question d’un épisode aussi grave et encore non élucidé de notre histoire contemporaine. A force de brouiller les frontières entre fiction et réalité, le livre ne construit pas la vérité : il la dilue.
IV. Aux frontières du plagiat
Le plus grave réside peut-être dans les emprunts non crédités à des travaux antérieurs :
– Un mémoire de magistère de 2020 («Krim Belkacem, un parcours et un combat», de Zohra Miouche et Samah Benzema, https://www.academia.edu/55492682/Krim_belkacem_Un_parcours_et_un_combat_Encadrement_Zahia_AYOUDJ?email_work_card=title ;
– Un documentaire diffusé en 2020 par Al-Jazeera.
Ces deux travaux avaient déjà abordé cette affaire avec précision. Plusieurs éléments repris dans le livre semblent y être directement empruntés sans mention explicite ni enrichissement. Le résultat s’apparente davantage à un recyclage narratif qu’à une véritable réinterprétation, glissant ainsi vers les marges du plagiat intellectuel. https://www.youtube.com/watch?v=BHtdGqJ5YnI
V. Une dérive médiatique : la vérité au service du spectacle
Ce livre révèle une tendance alarmante : la substitution de la rigueur historique par l’effet narratif. Le journalisme d’enquête cède ici à la tentation romanesque, où les témoignages vagues remplacent les documents, et où la mémoire individuelle prend le pas sur les preuves. Il s’agit d’une «esthétisation de la vérité», où le récit prime sur la factualité.
VI. Manquements à la déontologie journalistique
Les règles élémentaires du journalisme – vérification des faits, citation rigoureuse, rejet du plagiat, correction des erreurs – sont ici méconnues. Codifiées dans la Charte de Munich ou celle du SNJ, elles ne sont pas de simples formalités, mais les piliers de la relation de confiance entre auteur et lecteur – une confiance, ici, profondément ébranlée.
VII. L’exigence de rigueur face à la mémoire
Lorsque le récit touche à la mémoire nationale, à un crime politique non élucidé et à des figures historiques encore vives dans les consciences, la rigueur devient une exigence morale. L’interprétation personnelle ne saurait se substituer à la vérité documentée.
VIII. Une quête d’éclat au prix de la vérité
Un crime d’Etat échoue non par audace, mais par manque de rigueur. En prétendant dévoiler une vérité sans s’en donner les moyens, l’ouvrage transforme un drame politique en récit sensationnaliste. Tel est le véritable crime de plume.
Quand l’auteur revendique la vérité mais renonce à la méthode, il ne signe pas une enquête : il fabrique un simulacre.
Chapitre II : entre couverture médiatique et falsification
I. Une réception médiatique problématique
En tant qu’enfants de Mohamed Boudiaf, nous exprimons notre trouble face à la réception médiatique favorable de l’ouvrage. Cette bienveillance occulte des failles méthodologiques et des erreurs graves.
II. Un ouvrage sans révélation nouvelle
Contrairement à l’effet d’annonce, Un crime d’Etat n’apporte aucun élément inédit. Les faits évoqués avaient été rigoureusement explorés dans une thèse de magistère datant de 2020.
III. Les éléments déjà connus avant 2025
Parmi les faits déjà établis :
Présence d’agents infiltrés ;
Crainte exprimée par Krim de se rendre à Francfort ;
Mise en scène précise de l’assassinat ;
Réservations multiples de chambres d’hôtel ;
Identité d’un suspect évoquée par un témoin ;
Absence d’enquête judiciaire.
Ces éléments appuyaient l’hypothèse d’un crime d’Etat couvert.
IV. Une rigueur éclipsée par la mise en scène
La thèse universitaire mobilisait des sources fiables, en contraste avec la pauvreté documentaire du livre, qui privilégie la dramaturgie à la vérification.
Ali Kafi, Du militant politique au dirigeant militaire ;
Redha Malek, L’Algérie à Evian ;
Mohamed Harbi, Le FLN, mirage et réalité ;
Témoignage d’Ahcene Krim (2021) : https://www.facebook.com/berberetelevision/videos/ahmed-krim-fils-de-krim-belkacem-raconte-lassassinat-de-son-p%C3%A8re/987894368437324/
Les archives de Yahia Bouaziz.
Lakhdar Bouregaa, L’assassinat de la révolution
V. Une reconnaissance médiatique injustifiée
Le «succès» du livre repose sur un formatage attrayant – style scénarisé, préface «prestigieuse», promotion médiatique – plus que sur son contenu. Il s’agit d’un récit affadi, réchauffé, qui obscurcit le passé au lieu de l’éclairer.
Loin de contribuer à la compréhension du passé, Un crime d’Etat en obscurcit les lignes de force. Il transforme une histoire tragique en polar mal documenté. C’est là l’essence du crime de plume : quand la vérité est sacrifiée sur l’autel du spectacle.
En sacrifiant le fait à l’effet, l’auteur assassine la mémoire à la pointe de sa plume.
Chapitre III : une enquête sans crédit, les sources invisibilisées
Avant la parution du livre, le documentaire rigoureux d’Al-Jazeera de 2020, avait révélé l’existence et le contenu du dossier d’instruction allemand longtemps introuvable.
I. A la recherche d’un dossier effacé des radars administratifs
Malgré les obstacles institutionnels, les journalistes ont retrouvé le dossier, comportant des éléments précis et troublants.
II. Une chronologie reconstituée et solidement documentée
Arrivée en Allemagne
– 16 octobre 1970 : Krim Belkacem arrive à Düsseldorf.
– Déplacement vers Francfort dans les jours suivants.
Trajet en train
– 18 octobre, 8h58 : voyage en train (D n°304) avec deux compagnons.
– Témoignages : conducteur du train et inspecteur des chemins de fer.
– Billet retrouvé chez des suspects logés à l’hôtel Intercontinental.
A l’hôtel Intercontinental (Francfort)
– 18 octobre : trois hommes aperçus au 14e étage.
– Un grand homme à la peau foncée (probablement Salah) entre dans la chambre 1414.
– Les deux autres quittent l’étage par l’ascenseur.
Découverte du corps
– 20 octobre, vers 8h : corps sans vie de Belkacem retrouvé dans sa chambre.
Constat médico-légal
– Victime : anesthésiée, bâillonnée, étranglée à l’aide d’une ceinture.
– Une seringue contenant du chloréthyl (retrouvée dans le lavabo).
– Date probable du crime : après-midi du 18 octobre.
Fuite des suspects
– Aucune trace retrouvée.
– Disparition complète des trois hommes.
III. Entraves diplomatiques
En dépit des obligations juridiques en matière de coopération judiciaire internationale, les autorités allemandes ont retardé la transmission du dossier à l’Algérie.
Les documents – référencés comme suit : Bundesministerium der Justiz – 4025 E – 262 95/70
Staatsanwaltschaft – JS 76 3/70 4 – ont finalement été remis aux journalistes de la chaîne de télévision. Ces documents contiennent des éléments détaillés, repris par Un crime d’Etat en 2025, sans en mentionner la provenance.
IV. Fausse identité et programme d’effacement
Les suspects usent de multiples pseudonymes, abandonnent des preuves et disparaissent sans laisser de traces. Les autorités concluent à l’absence de responsabilité étatique, malgré les indices.
V. Des agents infiltrés et des commanditaires invisibles
L’enquête mentionne un certain Aït Mesbah, présenté comme agent manipulateur, ayant attiré Belkacem sous prétexte d’une rencontre stratégique. Enfin, détail intrigant : dans la chambre 1414, sont retrouvés une boîte de chocolat et un bouquet de fleurs. A qui étaient-ils destinés ? Une femme ? Un couple d’amis ? Le mystère demeure entier.
VI. Thriller d’Etat : quand l’enquête flirte avec la fiction
Dans Un crime d’Etat, l’auteur recompose l’assassinat de Krim Belkacem à la manière d’un polar. Dialogues sans sources, scènes décrites à la minute près, détails visuels frappants – tout est mis en scène pour capter le lecteur. Mais à force de dramatiser, le récit s’éloigne de la rigueur.
On entre dans les pensées des personnages comme dans un roman d’espionnage. Krim offre un parfum, téléphone à 23h48, porte une montre Longines… Des éléments parfois invérifiables, mais intégrés avec le souci du détail.
Cette esthétique narrative, séduisante, occulte pourtant l’essentiel : l’absence de preuves solides, le silence sur des faits cruciaux – comme le rôle de Bouregaa, Le refus de ce dernier de participer à un putsch contre Boumediene, pourtant crucial, est relégué à une note marginale (p.154), alors qu’il occupe une place centrale dans la thèse de magistère (p.78). Cette omission d’un témoin capital renforce l’impression d’un récit partiellement reconstruit au service d’une dramaturgie. A trop vouloir apparaître comme le découvreur, l’auteur fait disparaître ceux qui ont vraiment ouvert les archives.
En cherchant à tout dévoiler, l’auteur finit par déformer le réel.
Conclusion : une exigence trahie
Un crime d’Etat se présente comme une enquête inédite, mais ne fait que recycler des données déjà établies, sans en reconnaître les sources, ni en proposer une relecture véritable. Le livre brouille volontairement les frontières entre enquête journalistique et fiction romancée, et ce flou affaiblit toute prétention à l’élucidation historique. S’il séduit par sa forme, il trahit par son fond. Dans un contexte aussi chargé que celui de l’assassinat de Krim Belkacem, le traitement de la mémoire nationale exige non pas un effet de style, mais une éthique de vérité.
Quand le récit l’emporte sur la vérité, ce n’est plus l’histoire que l’auteur raconte, mais une illusion habilement mise en scène.
Nacer, Tayeb et Mostefa Boudiaf
Ayants droit de Mohamed Boudiaf
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