Au pays natal, les «tours» défigurent les villes !
Une contribution d’Ali Akika – Je retrouve toujours avec le même plaisir la lumière incomparable du pays, la couleur émeraude des eaux de la mer, de cette Méditerranée symbolisant tout à la fois la poésie et l’histoire. Lumière et mer qui ne sont sans doute pas étrangères à la fraîcheur des souvenirs qui hantent la mémoire de l’enfant et de l’adulte devenu. Souvenirs que je chéris et qui aident aussi à résister au redoutable temps qui s’écoule et parsème les chemins de l’exil de pièges dont il a le secret. L’exil, ce dur métier comme le qualifie Nazim Hikmet, est une occasion pour l’aventurier qui s’arrache à la terre qui l’a vu naître, d’aiguiser son regard en se confrontant à l’inconnu. Et ce lien, entretenu entre la terre natale et les ailleurs des territoires réels ou imaginaires, permet d’aborder le retour ou la visite au pays natal, avec une vision enrichie des choses.
Que m’a-t-il révélé, ce nouveau regard sur le pays en 2023 ? D’abord, le nomadisme en été de populations de l’intérieur du pays vers les rives plus clémentes de la mer. Et ma ville natale est parmi celles qui battent le record de l’accueil de ces touristes à la fois «craints» et attendus ou, plutôt, dont la manne financière est désirée. Sauf que ce bouleversement saisonnier engendre d’ores et déjà des razzias sur les marchés qui participent à la hausse des prix, à un déferlement sur les plages «privatisées» où le droit inaliénable de poser son popotin sur le sable est sacrifié au profit du droit de la force libellé en monnaie sonnante et trébuchante. Mais ces «petits désagréments» ne sont rien devant les grands désastres qui se profilent à l’horizon.
Car, outre le saccage de la nature qui étouffe sous les montagnes de plastiques et de détritus, lieux de prédilection de maladies diverses et variées, il y a cette occupation débridée des sols livrés à la construction d’immeubles qui ne vont pas à l’assaut du ciel mais exposent leur laideur et leur «architecture» qui deviendront des lieux futurs d’enfermement des enfants. La raison ? L’espace contrairement au temps n’est pas élastique (1). Ces «tours», produit d’une imagination étriquée, ne laissent point de mètre carré à une place, à un jardin, à des trottoirs ; bref, à un urbanisme dont la vocation est de faciliter la circulation, la rencontre des gens et le croisement des regards et des sourires. De plus, les affres de ces «tours» sont accompagnées de la voiture-reine qui envahit en conquérante stupide et arrogante un espace qui se rétrécit chaque jour un peu plus. Je parie qu’il y a un lien entre ces «tours» et la voiture qui fait accéder les Rastignac (2) d’une certaine classe sociale à un «rêve» tant désiré et attendu. Ces parvenus, dont le statut inventé en Europe est devenu ringard aujourd’hui dans le monde dit moderne. Car, la voiture, symbole de liberté de se déplacer, n’est plus le signe de richesse mais plutôt le symbole d’une dépendance et d’un éloignement du «centre» des villes révélée par les Gilets jaunes en France.
Ainsi, ne pas réfléchir sur les raisons de cette soudaine apparition de ces «tours» qui sortent du sol comme des champignons, on finira par récolter d’amers fruits… demain. On sait que la ville attire par ses lumières les hommes et femmes par et pour les commodités qu’elle offre et le besoin de socialisation des liens entre les êtres. C’est pourquoi, dans toutes les langues, la notion de civilisation est liée à la sédentarisation, à la cité, à la ville, lieu et forteresse du reste du pouvoir politique, etc. Et c’est précisément pour cette raison qu’il ne faut pas abandonner la ville à ces marchands de l’immobilier qui détournent la ville de sa raison d’être. Transporter la ville dans la campagne ou faire entrer la campagne dans la ville est une idée et un idéal qui a émergé dans des esprits qui voyaient déjà dans la «sauvage civilisation» de l’économie moderne un danger pour la nature et la ségrégation sociale. Nous le voyons et assistons, hélas, de nos jours, aux blessures multiples de l’environnement et aux «cités» de banlieue.
Mais, si les problèmes et les aberrations que je cite ici «rayonnent» sans entraves au pays, on doit se poser la question de savoir pourquoi une telle situation. J’ai cru avoir une réponse à la Radio chaîne III (en français) qui consacrait une émission à la notion de la société civile. Deux expressions répétées en boucle dans l’émission, à savoir mobiliser la société civile qui, à son tour, doit mobiliser le reste de la société, sans qu’on comprenne le pourquoi et la raison de ce concept. Erreur de casting ! Ce sont les partis politiques qui représentent les différentes catégories sociales qui forment la colonne vertébrale d’une société. Comme dans l’émission, la société civile n’est pas définie et son champ d’action et sa «légitimité» sont passés sous silence, on reste sur sa faim. Mais, surtout, pourquoi déposséder les partis politiques de leur responsabilité ou bien cautionner comme pour justifier leur absence et leur impuissance à influer sur le champ politique (3) ? L’auditeur derrière lequel se trouve un citoyen a besoin de savoir pourquoi la société civile comblerait le trou de la raquette du paysage politique.
A l’évidence, la notion «moderne» de société civile est une invention de la sociologie politique, dont les «militants» colmatent les brèches des partis au pouvoir qui n’ont pas d’ancrage populaire. Les exemples des Bernard-Henri Lévy et autre Bernard Kouchner renseignent sur la nature de leur idéologie et leurs connexions politiques. La notion de société civile chez Gramsci est symbolisée par des appareils idéologiques (école, église, associations) qui se mettent au service de l’Etat. Gramsci, particulièrement à son époque, «rêvait» d’une société civile qui contrecarre les appareils idéologiques au service de l’Etat et fournit aux partis politiques d’opposition des outils conceptuels pour concrétiser leurs objectifs politiques. La confusion entretenue sur des concepts ou simplement la pauvreté théorique qui les nourrit n’est pas nouvelle. On l’a vu durant le Hirak où la notion d’Etat est confondue avec celle de gouvernement, comme la notion du pouvoir, dont l’essence est la politique indépendamment de sa représentation, qu’elle soit de nature civile, militaire, religieuse, comme le pape au Vatican ou de droit «divin» comme dans les monarchies.
Que nous dit cette image des «tours» dans la société algérienne ? Une réponse somme toute «banale» à un processus historique qui s’est déroulé ailleurs. A savoir, poussée ou explosion démographique, urbanisation du mode de vie et «désertification» progressive des campagnes. Sauf que certains semblent pouvoir se passer des exemples du passé et d’ailleurs. Car vouloir résoudre un problème sans connaitre l’origine et le processus qui enfantent le problème en question est déjà une erreur. Ignorer ou ne pas se donner les moyens de trouver la ou les méthodes pour solutionner le problème, c’est commettre une faute qui, hélas, sera payée par d’autres, la future génération. En vérité, les «tours», comme diraient les économistes et les sociologues distingués, sont un révélateur. Et ce révélateur désigne le paramètre de la démographie qui n’est pas pensé dans toute sa dimension et complexité.
Le second signe «invisible», c’est l’organisation de l’occupation du territoire. Celle-ci a des implications économiques et sociales, dont j’ai esquissé quelques contours, mais aussi des retombées sur le plan géostratégique et militaire. Par les temps qui courent, nous voyons surgir, ici et là, des conflits dus le plus souvent aux appétits dont la satisfaction incite à la conquête. Habiter son territoire, c’est produire de la richesse, protéger la nature, mais aussi refroidir les ardeurs des aventuriers de la gâchette.
Alors, que les marchands de l’immobilier pensent à ces enfants qui n’ont plus de terrain ou des coins de rue pour jouer au foot, sans pour autant rêver de devenir des Pelé ou des Zidane.
A. A.
(1) L’occupation «sauvage» des sols se fera au détriment de la construction des squares de jeux des enfants, des écoles, des centres de santé et blocs administratifs renvoyés à la périphérie.
(2) Rastignac est le surnom donné par Honoré de Balzac à ces gens qui «montent» à Paris pour faire partie des nouvelles catégories des classes moyennes que l’on nomme «nouveaux riches» ou «parvenus».
(3) A la différence de la société civile, les partis politiques tiennent leur légitimité de leur ancrage social symbolisé par leur représentation dans le champ politique, syndical ou simplement par un programme politique qui trouve un écho dans l’opinion.
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