Le Vel’ d’Hiv et la mémoire exclusive ou quand la France cache des charniers sans noms

Vel' d'Hiv
Macron se recueillant à la mémoire des victimes de la rafle du Vel' d'Hiv. D. R.

Une contribution de Khaled Boulaziz – Le 17 juillet 2025, comme chaque année à la même date, la France se penche sur l’une des pages les plus sombres de son histoire : la rafle du Vel’ d’Hiv. Dans un article publié par Le Monde, intitulé «Antisémitisme de Vichy : un conflit entre historiens porté au tribunal», on découvre un nouvel épisode de ce feuilleton mémoriel où universitaires et journalistes s’affrontent sur les termes exacts à employer pour décrire la complicité de l’Etat français dans la déportation de milliers de juifs en 1942. Le débat est sérieux, la mémoire est scrutée, la responsabilité républicaine est mise en cause, et chacun semble s’accorder sur l’impératif de nommer, reconnaître, transmettre.

Ce que l’on remarque, cependant, et ce depuis plusieurs décennies, c’est que la mémoire française se concentre avec une intensité presque exclusive sur cette tragédie, érigée en matrice morale de la République contemporaine. Le Vel’ d’Hiv est devenu une sorte de rituel d’expiation républicain, une scène commémorative parfaitement balisée, répétée avec régularité et mobilisée chaque fois qu’il s’agit de rappeler que la France a su affronter ses démons.

Mais à force de revenir sans cesse à cet événement – aussi atroce et indéniable soit-il –, une gêne s’installe. Pourquoi cette mémoire-là est-elle si fortement investie, alors que d’autres, tout aussi sanglantes, sont systématiquement refoulées ? Où sont les cérémonies, les musées, les procès, les émissions spéciales consacrés à la Guerre d’Algérie, à la torture institutionnalisée, aux massacres de Sétif, de Guelma, de Kherrata ? Pourquoi l’Etat français refuse-t-il encore de nommer ses crimes coloniaux comme tels, de reconnaître qu’il a, pendant plus d’un siècle, piétiné, déshumanisé et exterminé sur les territoires colonisés outre-Méditerranée ?

Il ne s’agit pas ici d’opposer les souffrances, ni de hiérarchiser les horreurs, mais de constater que la reconnaissance publique, institutionnelle, nationale des crimes commis en Algérie reste absente, voire taboue. Aucune place publique ne porte le nom de Larbi Ben M’hidi ou d’Ali Boumendjel. Aucun président n’a demandé pardon à la famille d’un jeune Algérien noyé dans la Seine le 17 octobre 1961. Aucune rue ne rappelle que des villages entiers ont été rasés au napalm dans les Aurès ou en Kabylie. Et pourtant, les chiffres, les témoignages, les archives sont là. Incontestables.

Ce silence devient d’autant plus assourdissant à l’heure où un autre massacre se déroule en direct, jour après jour, sous nos yeux. A Gaza, en 2025, les bombardements israéliens tuent des familles entières, pulvérisent des hôpitaux, anéantissent une population assiégée. Des dizaines de milliers de morts, en majorité des civils, des enfants, des femmes. Et la France, qui se drape dans la mémoire du Vel’ d’Hiv comme dans un manteau d’innocence retrouvée, reste mutique. Aucune condamnation ferme. Aucune rupture diplomatique. Aucune mention officielle de l’évidence : un génocide est en cours, auquel elle assiste en silence, voire en complicité.

Il y a là une forme de déni structurel, une incapacité chronique à affronter les crimes lorsqu’ils sont coloniaux, lorsqu’ils concernent des peuples que la République n’a jamais pleinement considérés comme siens. Les juifs français de 1942 sont aujourd’hui pleinement intégrés à l’imaginaire national. Leur mémoire est devenue celle de la France. Mais les Algériens de 1961 ? Les Palestiniens de 2025 ? Eux restent de l’autre côté de la ligne invisible qui sépare les victimes qui comptent de celles qui dérangent.

Il ne s’agit pas de réclamer moins de mémoire pour les victimes de la shoah, ni de relativiser l’horreur du Vel’ d’Hiv. Il s’agit de dire que l’universalité de la douleur, la cohérence de la justice, exigent une égalité de reconnaissance. L’histoire ne peut pas être un musée à compartiments étanches. Si la France veut réellement se réconcilier avec elle-même, elle ne peut plus continuer à trier ses morts. Elle doit ouvrir les archives, reconnaître tous ses crimes et offrir à toutes les victimes la dignité du souvenir.

Tant qu’elle ne le fera pas, la commémoration du Vel’ d’Hiv, aussi solennelle soit-elle, ne sera qu’un rideau de fumée derrière lequel se cachent des charniers sans noms.

K. B.

Pas de commentaires! Soyez le premier.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.