La raffinerie de Sonatrach en Italie : une affaire en or ou un gouffre financier ?
Par Hocine-Nasser Bouabsa – Presque sept ans se sont écoulés depuis l’acquisition par Sonatrach de la raffinerie et des terminaux d’Augusta en Sicile. Avant, ils appartenaient à la major américaine ExxonMobil. Beaucoup d’encre a coulé à propos de cette affaire sulfureuse qui a mené l’ex-PDG et plusieurs responsables de Sonatrach en prison, où ils séjournent encore, en raison de la gravité de leurs faits. Certains experts algériens ont critiqué farouchement cette transaction. Bien que la Justice et l’opinion publique algériennes aient déjà tranché à travers leur condamnation unanime de ce crime contre l’intérêt de la nation, le temps est venu, après tant d’années, d’orienter de nouveau les projecteurs sur cette raffinerie, non pas pour «spéculer», mais pour analyser les chiffres et les résultats de ses activités.
Mais, tout d’abord, rappelons les principaux motifs et objectifs qu’Ould-Kaddour, l’ex-PDG de Sonatrach et principal instigateur de l’achat de cette raffinerie vétuste, a énumérés pour justifier le bien-fondé de sa désastreuse aventure. N’est-ce pas lui qui a qualifié son achat d’«opportunité du siècle» qui devait faire gagner au Trésor public algérien des milliards de dollars ? C’est aussi lui qui, par ailleurs, a insisté sur la nécessité de disposer d’une raffinerie tout près de l’Algérie, laquelle, d’après lui, contribuerait à réduire le déficit en diesel que l’Algérie importait en grande quantité, en raison d’un sabotage prémédité des raffineries nationales, que les compradores locaux voulaient liquider.
Engagement financier de 2,1 milliards de dollars ?
Or, primo, Sonatrach avait diminué sensiblement en 2019 et même cessé en août 2020 d’importer le gasoil et l’essence, suite à la forte pression exercée par les nouvelles hautes autorités du pays, qui ont été imposées par le hirak authentique béni. Ce qui confirme que les problèmes des raffineries locales étaient volontairement créés, entre autres, par l’absence de maintenance adéquate. Secundo, l’Algérie n’a, jusqu’à ce jour, jamais engrangé un seul dinar en retour de son investissement. Au contraire, certaines sources affirment que Sonatrach a été obligée de débourser en dehors du montant initial d’achat, déjà très élevé de 740 millions et du prêt de 250 millions contracté plus tard auprès de l’Arab Petroleum Investments Corporation (ARICORP), d’autres montants, qui auraient fait grimper le coût global de l’engagement financier de Sonatrach à 2,1 milliards de dollars : voir les récents articles publiés dans El-Watan (1) et Algeriepatriotique (2). Comment le milliard de dollars supplémentaire injecté dans la raffinerie d’Augusta a été financé et dans quelles rubriques il a été dépensé reste une énigme que le mastodonte national n’a pas encore expliquée.
Déficit cumulé de 650 millions de dollars de 2019 à 2020
Nous avons néanmoins à notre disposition les résultats consolidés des années 2019 à 2023 de la raffinerie. Ce sont ces chiffres qui servent de base pour notre analyse. Il en ressort que les activités de la raffinerie d’Augusta se sont soldées, en 2019 et 2020, par d’énormes pertes, respectivement de 348 millions et 301 millions de dollars. Une partie de ces déficits a dû être financée par le crédit d’ARICORP, mais il restait encore un découvert de plus de 400 millions de dollars à la fin 2020. Un découvert de cette ampleur aurait entraîné, dans des conditions ordinaires, un dépôt de bilan (déclaration de faillite). Sauf si les créanciers – entre autres employés, fournisseurs, collectivités – auraient accepté de réduire leurs créances, ou si les actionnaires ou les banques auraient été prêts à éponger les déficits en injectant de nouvelles liquidités dans l’entreprise.
Sachant qu’aucune communication publique sur une insolvabilité ou un retard dans le paiement des créanciers n’a eu lieu, il paraît certain que l’actionnaire unique, Sonatrach, a dû débourser ces 400 millions de dollars pour combler la brèche financière causée par les déficits des opérations. Sonatrach ne s’est pas attendu à ce développement négatif et a dû avaler la pilule sans faire de bruit. L’ex-vice-président responsable de la stratégie, de la planification et de l’économie à Sonatrach, Rachid Zerdani, ne l’a pas caché lorsqu’il a déclaré, en janvier 2022, que les résultats des années d’exercices 2019-2020 «n’étaient pas conformes aux attentes» du leader africain.
Redressement inattendu de 2021 à 2023
Après deux années de grandes difficultés opérationnelles et turbulences financières, l’année 2021 s’est soldée par une surprise. En effet, la raffinerie a été en mesure de dégager un bénéfice inattendu évalué à 127 millions de dollars, qui a procuré à l’entreprise un répit et une bouffée d’oxygène. Mieux encore, un événement géostratégique inattendu est venu, en février 2022, chambouler les marchés pétroliers, non seulement en Italie et en Europe, mais à travers le monde entier. Il s’agit de la guerre en Ukraine et de ses conséquences. Parmi ces dernières, on cite l’instauration par l’Union européenne, guidée par l’OTAN, d’un embargo progressif sur les produits pétroliers russes. Ce qui a ouvert à la raffinerie italienne de Sonatrach de nouvelles perspectives et de nouveaux marchés inespérés. Ceci s’est répercuté immédiatement sur le résultat de l’année en cours, c’est-à-dire 2022, qui sera clôturée par un chiffre d’affaires de 7,6 milliards de dollars et un bénéfice conséquent à hauteur de 450 millions de dollars.
Cette embellie financière et opérationnelle s’est avérée, malheureusement, de courte durée. En effet, en 2023, le chiffre d’affaires de la raffinerie a enregistré une baisse significative par rapport à 2022, chutant d’environ 20%, de 7,6 à 6,3 milliards de dollars, engendrant une chute encore plus dramatique (87%) du bénéfice, qui est passé, alors, de 450 millions de dollars en 2022 à seulement 52 millions de dollars en 2023, malgré une augmentation de la production de 6% par rapport à 2022 et la mise en œuvre d’une nouvelle stratégie d’optimisation du mix de production.
Ne disposant pas des chiffres de l’exercice 2024, il est impossible aujourd’hui de juger si le redressement entamé en 2021 serait durable. Néanmoins, il paraît clair que l’année 2022 a été et restera une année exceptionnelle, vu la baisse du chiffre d’affaires en 2023 et surtout celle, encore plus dramatique, du bénéfice. Ceci, en dépit d’un environnement géostratégique et du prix du pétrole brut toujours avantageux.
L’Algérie a-t-elle profité de son engagement ?
De 2019 à 2023, l’Algérie, à travers Sonatrach, a investi au moins 1,5 milliard de dollars et en a récolté 630 millions sous forme de bénéfices, qui devaient servir à rembourser les dettes, selon les responsables de Sonatrach. Mais il resterait au moins 880 millions de dollars à recouvrer – si on admettait même que tous ces bénéfices aient servi au remboursement des dettes –, sachant que le prix d’achat de la raffinerie se situait autour de 740 millions de dollars. En six ans, le stock de l’engagement financier de Sonatrach a donc augmenté au moins de 130 millions de dollars au lieu de baisser. Prétendre que la compagnie nationale aurait amorti une partie du stock initial d’investissement est donc faux.
Qui a profité de l’achat d’Augusta ?
Le premier à avoir tiré profit de la transaction ficelée par le détenu Abdelmoumen Ould-Kaddour ne peut être évidemment qu’ExxonMobil qui, au lieu de payer une fortune pour décontaminer un site de 220 hectares, a encaissé un énorme montant en usant de moyens illégaux, dont la corruption et le payement des commissions indues. Ce montant énorme aurait pu servir à construire en Algérie au moins 60 hôpitaux, au lieu d’aller engraisser les comptes des actionnaires de cette multinationale. Ce genre d’affaires, comme d’autres, devrait inciter les hautes autorités du pays à afficher plus de retenue et de méfiance envers les multinationales, surtout lorsqu’il est avéré qu’elles ont participé à des malversions de grande envergure et que leurs activités concernent des domaines stratégiques, comme le gaz de schiste ou le domaine minier.
Sur ce dernier point, la déclaration commune des partis politiques Jil Jadid, PT et RCD, même si elle vient en retard, devrait être soutenue par l’opinion publique. Dans cette déclaration, les trois partis appellent le président de la République à stopper la dernière loi sur le domaine minier qui autorise les sociétés étrangères à détenir jusqu’à 80% des actifs de leurs activités en Algérie. Le président de la République et ses conseillers devraient se rappeler l’adage algérien qui dit : «Tu l’invites à passer la nuit, le lendemain il veut être copropriétaire de ta maison.» Autant donc garder toujours ses distances vis-à-vis de ces charognards. Car, plus on s’y frotte, plus ils font mal.
Déjà plus de 300 millions de dollars de taxes engrangées par l’Italie
Mais ExxonMobil n’est pas la seule à avoir tiré ses marrons du feu dans cette affaire. Il y a aussi l’Italie qui a, d’une part, pu préserver plus de 600 emplois dans une région connue pour son chômage endémique, et, d’autre part, engrangé – fait inimaginable sous d’autres cieux – de 2019 à 2023, plus de 300 millions de dollars de taxes payées aux communes et au fisc, alors que le saldo accumulé des pertes et bénéfices de la raffinerie pendant la même période affichait au maximum un surplus de 30 millions de dollars. Certes, il est légitime que l’Italie collecte les taxes, mais dans ce cas particulier, Sonatrach aurait dû – elle peut encore le faire – exiger des facilités temporaires, jusqu’au remboursement de son engagement financier très risqué. C’est une pratique courante dans les régions isolées ou confrontées à des difficultés structurelles. D’ailleurs, l’Union européenne a dédié à ces régions des fonds de développement spéciaux pour attirer les investisseurs. Pourquoi Sonatrach n’a-t-elle pas demandé à en profiter ?
Je l’ai écrit il y a plusieurs années, l’Italie est un partenaire idéal pour l’Algérie. Il n’y a pas seulement la proximité et l’histoire, mais il y a aussi le tissu industriel italien qui peut apporter son grand savoir-faire à l’Algérie. Ensemble, les deux pays peuvent sûrement faire de bonnes affaires dans l’intérêt des deux peuples. Dans les négociations, le gouvernement algérien doit donc faire en sorte que l’engagement de Sonatrach à Augusta ne soit pas seulement un gouffre occulté, mais qu’il soit mis sur la table pour au moins le compenser.
Conclusion
Je maintiens ce que j’ai écrit en 2018 dans les colonnes d’Algeriepatriotique (3). L’achat de la raffinerie d’Augusta constitue un crime contre la nation. Que l’auteur principal de cette malversation et ses acolytes soient emprisonnés est la moindre des choses. Ce n’est que justice. Ould-Kaddour est, en effet, un récidiviste notoire. Il a déjà trempé dans d’autres affaires, telles BRC et Air Products & Chemicals, causant des dégâts considérables au trésor public et à la sécurité de l’Etat.
Comme dit l’adage allemand, dans chaque malheur, il y a un bonheur. Le fait que cette raffinerie Augusta ait réalisé un excellent résultat en 2022 n’est pas le fait d’une stratégie pertinente d’investissement, mais seulement le résultat d’un événement géopolitique occasionnel, en l’occurrence, la guerre en Ukraine. Mais cette guerre ne va pas s’éterniser. D’ailleurs, en 2023, le bénéfice a dramatiquement baissé. Par conséquent, le remboursement des dettes et du stock d’investissement paraît aujourd’hui incertain.
Pour terminer, Augusta était et reste une très mauvaise affaire pour l’Algérie. Cette raffinerie aurait pu être acquise au dinar symbolique en surplus d’une prime d’au moins 100 millions de dollars qu’aurait dû verser ExxonMobil à Sonatrach comme provision pour les coûts de décontamination qui, un jour ou l’autre, doit être réalisée.
H.-N. B.
3) https://www.algeriepatriotique.com/2018/05/23/nachetez-pas-la-raffinerie-daugusta/
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