Derrière les calculs de Bretton Woods : l’Algérie affirme une architecture financière souveraine
Une contribution de Ben Youcef Bedouani – Cet article vise à clarifier, avec rigueur et pédagogie, la trajectoire financière de l’Algérie en 2025. Alors que certains discours extérieurs décrivent des déséquilibres difficilement soutenables, les données officielles et multilatérales indiquent une réalité plus nuancée. Le déficit budgétaire est significatif mais finançable par des instruments domestiques, ce qui conforte la position présidentielle de ne pas recourir à l’endettement extérieur. La contrainte externe, liée aux devises, existe, mais elle s’appuie encore sur des réserves solides et peut être mieux maîtrisée par une gestion sélective des importations et des flux de capitaux. Enfin, l’article souligne qu’au-delà des diagnostics internationaux, l’implication des compétences nationales dans les arbitrages essentiels demeure décisive pour affirmer, d’égal à égal, une réponse souveraine aux institutions de Bretton Woods.
«Celui qui contrôle votre dette contrôle votre avenir.» (Banque des règlements internationaux, 1931).
La Loi de finances 2025 arrête les recettes budgétaires de l’Etat à 8 523,06 milliards de dinars (63,1 milliards de dollars) pour des dépenses de 16 794,61 milliards de dinars (124,0 milliards de dollars), soit un besoin de financement interne de 8 271,55 milliards de dinars (61,3 milliards de dollars), sur un produit intérieur brut nominal projeté de 41 859,3 milliards de dinars (310,8 milliards de dollars) [1]. La loi retient un prix de référence du pétrole de 60 dollars/baril pour 2025–2027, posture de précaution classique dans la tradition budgétaire nationale [1].
En fin d’année 2024, la Banque mondiale observait déjà un déficit budgétaire global de 13,9% du PIB, partiellement amorti par le recours au Fonds de régulation des recettes. La dette publique atteignait 48,5% du PIB, quasi intégralement domestique, tandis que le crédit net au Trésor représentait 37% du crédit bancaire. L’inflation reculait à 4%, avec un taux directeur abaissé récemment à 2,75%, et les réserves de change se situaient à 63,6 milliards de dollars, soit 13,6 mois d’importations [2]. Ces chiffres montrent que, si la contrainte est réelle, elle reste maîtrisable dans le cadre d’une discipline budgétaire et monétaire.
Pour comprendre cette trajectoire, il faut distinguer deux équations. Le déficit interne est l’écart entre les recettes et les dépenses en dinars. Il se finance par des instruments domestiques – bons du Trésor, obligations, sukuk souverains autorisés par la Loi de finances 2025 – et, en 2024, par l’appel au FRR [1][2]. Le déficit externe, lui, correspond aux flux en devises : importations, services, transferts, soldés par les exportations et, si nécessaire, par les réserves. Un titre en dinars règle les salaires, mais pas une facture d’équipements importés ; inversement, un surcroît de dollars tirés des hydrocarbures soulage la balance des paiements sans réduire un déficit budgétaire interne. Ces deux équations doivent donc être pilotées simultanément.
L’état B de la Loi de finances illustre ces arbitrages. Le portefeuille «énergie, mines et énergies renouvelables» concentre 3 349,514 milliards de dinars (24,8 milliards de dollars) pour l’électricité et le gaz, 752,514 milliards de dinars (5,6 milliards de dollars) pour les mines et 861,000 milliards de dinars (6,4 milliards de dollars) pour la compensation liée au dessalement de l’eau [1]. Ces montants comportent une part en devises (équipements, pièces, consommables), ce qui relie directement l’exécution budgétaire en dinars à la soutenabilité externe.
C’est dans ce contexte qu’intervient l’introduction des sukuk souverains. Prévue par la Loi de finances 2025, leur émission permettra d’élargir la base d’investisseurs et d’allonger la maturité de la dette domestique [1]. Juridiquement, un sukuk est adossé à des actifs validés par un Sharia Board ; financièrement, il canalise l’épargne locale et offre un instrument sûr aux ménages et aux banques islamiques. Si cette innovation est bien conduite, elle peut contribuer à réduire l’importance de la liquidité informelle et à renforcer la bancarisation. Or, l’épargne algérienne reste concentrée dans les dépôts à vue, avec une part significative hors des circuits officiels. Mobiliser cette ressource constitue une marge d’action souveraine essentielle [2].
La stratégie ainsi définie combine deux volets : couvrir le besoin interne en dinars par des instruments domestiques et sécuriser l’équilibre externe en devises par les exportations, les réserves et des flux de capitaux compatibles avec l’intérêt national. Ce choix neutralise le risque de change, maintient la maîtrise des conditions d’émission et évite les conditionnalités extérieures. Mais il appelle une vigilance constante. Le coût budgétaire, d’abord : même à taux réels négatifs, les coupons versés aux banques sont un transfert de ressources inscrit dans le temps [2]. La liquidité bancaire ensuite : avec déjà 37% du crédit net dirigé vers le Trésor fin 2024, l’équilibre entre financement public et crédit au secteur productif est étroit [2]. La stabilité monétaire enfin : si une part trop importante du déficit était couverte par création monétaire, l’équilibre prix-change serait menacé. L’ancrage 2024 – inflation autour de 4%, masse monétaire maîtrisée, change relativement stable – a constitué un acquis à préserver. C’est précisément ce type de garde-fous qui transforme une politique de financement domestique en architecture crédible.
Sur le plan externe, la fiscalité des hydrocarbures reversée au budget est estimée à 4 372,966 milliards de dinars (32,4 milliards de dollars) [1]. Les exportations brutes approchent 50 milliards de dollars et alimentent les réserves. En face, les importations de biens avoisinent 55 milliards de dollars, auxquelles s’ajoutent 10 à 15 milliards de dollars de services et transferts, portant les besoins annuels en devises à 65–70 milliards de dollars [2]. La Banque mondiale anticipe un déficit courant de 2 764,7 milliards de dinars (20,5 milliards de dollars), soit 6,6 % du PIB [2]. Ces chiffres montrent que l’ajustement passe autant par la sélectivité des importations que par l’attraction de capitaux compatibles avec les intérêts nationaux.
La gouvernance des chiffres complète ce tableau. La Loi de finances fixe les ordres de grandeur et précise que la répartition par portefeuilles et dotations est arrêtée par voie réglementaire [1]. L’information publique est solide au niveau agrégé, mais la ventilation fine «masse salariale/transferts/investissement» par ministère n’est pas publiée systématiquement. Les institutions multilatérales, elles, reconstituent ces agrégats [2]. Une publication régulière par portefeuille, hors ministères régaliens, renforcerait la lisibilité interne et crédibiliserait la trajectoire [4].
Ainsi, la ligne politique s’affirme progressivement : couvrir les besoins en dinars par des instruments domestiques diversifiés et solder l’équation externe en devises par les exportations, une gestion sélective des importations, les réserves et des capitaux choisis. Ce cap ne nécessite ni triomphalisme ni déni des contraintes. Il prolonge l’intuition de Boumediene : «L’indépendance n’est pas proclamée, elle s’organise.» Les dernières années ont permis de contenir l’inflation, de stabiliser le change et de soutenir l’activité. L’année 2025 appelle un réglage plus fin, avec des dépenses en hausse, des recettes en recul et un déficit explicite à financer dans un cadre lisible. La voie est étroite mais praticable. Elle repose sur la discipline d’exécution, la transparence des agrégats et l’engagement des compétences nationales dans les arbitrages essentiels, y compris pour répondre d’égal à égal aux diagnostics de Bretton Woods.
B.-Y. B.
Références :
[1] Journal officiel de la République algérienne, Loi n° 24-08 portant Loi de finances pour 2025.
[2] Banque mondiale, Algeria Economic Update – Spring 2025.
[3] Banque mondiale, Algeria – Boosting Productivity to Achieve Sustainable and Diversified Growth, 3 juin 2025.
[4] Ministère des Finances de la République algérienne, Tableaux d’exécution budgétaire, publications officielles.