Laïcité à Babyloup : amnésie ou mensonge collectif ?

Depuis le 19 mars 2013, date où la Cour de cassation a rendu son jugement sur «l’affaire de la crèche Baby-Loup», les débats se sont enflammés, les pétitions se sont succédé et les affirmations mensongères se sont multipliées. Les Français sont pris dans un débat qui repose sur un postulat qui est faux : la Cour de cassation n’a pas dit que l’on pouvait travailler avec un foulard dans une crèche, elle n’a pas dit qu’il n’existait pas de loi pour interdire ce foulard, elle a simplement rappelé que le règlement intérieur qui l’avait interdit était illégal en droit privé (jugement sur la forme et non sur le fond). Etant tous les jours sur les terrains pour aider les entreprises à faire appliquer les lois sur la laïcité, nous prenons la parole pour prouver que ces dernières existent et qu’un employeur peut dire «non». Pourquoi vouloir faire croire aux Français que l’entreprise est un îlot hors loi ? Quel intérêt à apeurer le grand public en déclarant que la France est coupée en deux (le public et le privé) ? Pourquoi attiser la peur (la haine ?) plutôt que de rappeler les lois ? S’agit-il d’une amnésie collective ou d’une incompétence générale ? S’agit d’une stratégie politique pour faire oublier la crise ?
Construction d’une fausse perception collective
Manuel Valls parle de l’arrêt de la Cour de cassation comme d’une «mise en cause de la laïcité» [1]. La pétition «Laïcité, aux élus de nous sortir de la confusion !» [2] part du postulat qu’il était impossible d’appliquer la laïcité dans la crèche : «Il n'est pas acceptable qu'un organisme dont l'utilité publique n'est plus à démontrer et dont les personnels ont manifesté un dévouement exemplaire à l'intérêt général, soit contraint de céder à des exigences personnelles. Il est inadmissible que ces professionnels soient mis dans l'impossibilité d'exercer une mission de service public dans le respect de la laïcité.»
On ne peut en vouloir à des philosophes d’avoir signé ce type d’inexactitudes, mais on peut se demander comment des députés, et notamment Jean Glavany, chargé de la laïcité pour le PS, peuvent avoir cautionné ce type d’énoncés… Elisabeth Badinter enchaîne avec le danger que ce «vide juridique» entraîne : «Il faut donc légiférer afin d'éviter la surenchère, les pressions, les menaces de groupes islamistes, certes minoritaires, mais très influents. Il y a un vide juridique qu'il faut combler.» [3. Elle est suivie par François Fillon et Jean-François Copé [4] qui l’avaient précédée dans ce type de déclarations lorsqu’ils étaient au pouvoir… Celui dont les propos sont les plus inexacts fait partie des personnes nommées à l’Observatoire de la laïcité : le philosophe Abdenour Bidar. Il explique qu’il y a un problème «au niveau de la délimitation du périmètre de la laïcité, de la détermination de l'aire légitime et légale de l'exigence laïque» et reprend l’idée qu’«une entreprise privée n'a pas le droit de contraindre ainsi ses salariés à ne pas afficher leur appartenance religieuse», que l’état actuel du droit «délimite le périmètre de cette exigence laïque aux seuls agents du service public dans l'exercice de leurs fonctions»(…), que «la Cour de cassation établit sa décision sur le fait (…), qu'une entreprise privée n'aurait pas le droit de demander à ses employés de prendre l'engagement républicain de la neutralité laïque (…)». A partir de ces allégations, le philosophe arrive à la conclusion que «la Cour de cassation vient de casser la France en deux et de fragiliser le principe de laïcité (…)» [5]. Les juristes pourraient remédier à cette amnésie mais non, Jeannette Bougrab répète que «la Cour de cassation vient de limiter le principe de laïcité au seul service public…» [6], pendant que Richard Malka craint que «cette décision ne marque une explosion des revendications identitaires et communautaires dans l’entreprise, dans le secteur privé» [7].
Pourtant, un dispositif juridique complet existe pour le droit privé aussi
Non seulement le cadre légal existe, mais il est contraignant car il est issu du droit européen : Convention européenne des droits de l’Homme (articles 9[8] et 12), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (article 10) et Directive 2000/78/CE (articles 2 et 4). Ces textes ont été ratifiés par les Etats membres dont la France fait partie… Puisqu’elle fait partie de l’Europe, la France a été obligée d’introduire ces droits et devoirs dans ses dispositifs juridiques français, ils ont été transposés dans le code du travail et le code pénal.
Six critères permettent de restreindre les pratiques religieuses problématiques dans les entreprises
Ainsi, lorsqu’une association, une TPE, PME ou une grande entreprise est en prise avec une situation relevant de l’application de la laïcité et de la gestion de revendications ou de pratiques religieuses, elle peut s’appuyer sur 6 grands critères légaux, issus des nombreuses jurisprudences ayant été rendues sur ce sujet.
Les pratiques et/ou le comportement d’un(e) salarié(e) contractuel(le) peuvent être limités par l’employeur si ces derniers entravent le respect :
– des règles de sécurité ou de sûreté ;
– des conditions d’hygiène et de propreté ;
– de la conscience d’autrui (l’interdiction de toute action de prosélytisme) ;
– de la mission professionnelle pour laquelle on a été embauché ;
– de l’organisation du service dans lequel on travaille ;
– des intérêts économiques de l’entreprise qui nous salarie.
Si l’un de ces 6 critères est entravé, l’employeur peut alors avoir une action pour faire cesser le comportement ou la pratique qui en est responsable. Pour ce faire, l’employeur doit vérifier que sa décision disciplinaire est justifiée par la nature de la tâche à accomplir par le salarié (sa fonction professionnelle) et proportionnée au but recherché (stopper le trouble causé). C’est l’article L.1121-1 du code du Travail qui le stipule : «Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché», qui retranscrit l’exigence de la directive européenne qui exige que la limitation de la liberté soit «essentielle et déterminante pour la nature de la tâche»
Plusieurs jugements français et européens ont donné raison aux employeurs qui refusaient le port d’un signe religieux dans leur entreprise de manière justifiée :
– entrave aux intérêts commerciaux de l’entreprise du fait d’un port d’un foulard dans un magasin de vêtements de mode (cour d’appel de Saint Denis de la Réunion du 9 septembre 1997)
– entrave aux intérêts commerciaux de l’entreprise du fait d’un port d’un foulard dans un magasin de fruits et légumes (cour d’appel de Paris du 16 mars 2001) ;
– entrave aux règles d’hygiène et aux intérêts commerciaux de l’entreprise du fait d’un port d’un foulard dans un laboratoire d’analyses médicales (cour d’appel de Versailles du 23 novembre 2006) ;
– entrave aux règles d’hygiène et de sécurité du fait d’une croix sous forme de bijou portée autour du cou qui dépasse d’une blouse médicale dans un hôpital privé (CEDH du 15 janvier 2013 Arrêt Ewaida and others v. UK).
Donc si «le règlement intérieur ne peut contenir (…) des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.(…)» (L.1321-3 alinéa 2) car c’est une transposition directe de l’article 2 paragraphe 2 de la Directive 2000/78/CE, il n’empêche qu’il est tout à fait possible de limiter les comportements individuels en utilisant l’un des 6 critères cités ci-dessus. Si la crèche Baby-Loup avait licencié sa salariée au motif de l’incompatibilité de sa pratique religieuse (port du foulard) avec sa mission professionnelle (s’occuper, être à égale distance et montrer son impartialité vis-à-vis de petits enfants dont les parents sont athées, agnostiques, juifs, chrétiens…, de plus de 54 origines différentes), le licenciement aurait certainement été validé. Alors du droit il y en a. Il y en a tant que personne ne semble s’en souvenir… Apprenons-le, appliquons-le avant de crier au «vide juridique» et de vouloir le modifier ! Tous les retours d’expériences de terrain depuis 5 ans montrent que la connaissance de ces critères et de leur application concrète permet une gestion saine et sereine des ressources humaines dans le monde du travail. Quel intérêt pour les politiques et les intellectuels de refuser cette réalité ? Il n’est pas nécessaire de s’appuyer sur la peur, comme le faisait le précédent gouvernement, pour améliorer le cadre législatif existant.
Par l’anthropologue Dounia Bouzar et la juriste Lylia Bouzar
Publié avec l'aimable autorisation de Mme Dounia Bouzar

[1] Déclaration publique à l’Assemblée nationale de M. Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, le mardi 19 septembre 2013,http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2013/03/19/01016-20130319ARTFIG00669-baby-loup-mise-en-cause-de-la-laicite-selon-valls.php
[2] Pétition publiée dans Marianne, du 23 au 29 mars 2013.
[3] Elisabeth Badinter :http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/03/28/banaliser-l-image-de-la-femme-voilee-c-est-l-eriger-en-norme_3149731_3232.html
[4]«ll y a un vide juridique sur l'application de la laïcité dans certaines situations comme celle-là », déclaration de Jean-François COPE sur ITV. Mercredi 27 mars 2013.
[5] Opinion, publié sur Le monde du 28/03/13
[6] Interview Le Figaro Magazine, 29/03/13
[7] Déclarations de Richard Malka :http://www.bfmtv.com/video/bfmtv/societe/creche-baby-loup-cour-cassation-annule-licenciement-dune-employee-voilee-19-03-117054/
[8] L’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme explique ainsi que : «Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.»
Il précise néanmoins immédiatement que cette liberté peut être restreinte dans certains cas, car aucune liberté n’est absolue et générale : «La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.»
 

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