Michel Cornaton à Algeriepatriotique : «Ce que les historiens et les politiques n’ont pas compris» (IV)

Algeriepatriotique : Y a-t-il chez les historiens français un intérêt pour l’étude des camps de regroupement en Algérie ?

Algeriepatriotique : Y a-t-il chez les historiens français un intérêt pour l’étude des camps de regroupement en Algérie ?
Michel Cornaton : Non. On peut seulement dire que quelques historiens, dont les préoccupations de recherche étaient autres, en ont perçu l’importance, Mohammed Harbi, Gilbert Meynier, Benjamin Stora et le regretté Bruno Etienne sont de ceux-là. Ce n’est pas par hasard qu’avant d’entreprendre ma thèse, j’ai cherché en vain des historiens compétents sur cette question. Ce n’est pas par hasard non plus que les deux seuls Français à avoir entrepris une recherche au long cours sur le sujet sont deux sociologues, Pierre Bourdieu et moi-même. A deux moments différents. Pour comprendre une partie des désaccords d’interprétation du phénomène entre Bourdieu et moi, j’attire votre attention sur un point essentiel : les dates et les conditions de recueil des données. Même si Le déracinement ne paraîtra qu’à la mi-64, tous les chiffres et les observations concernent les années de guerre 1958-1960 et résultent d’enquêtes menées sous protection militaire, alors que, pour ma part, j’enquête après l’indépendance, entre 1963 et 1965, et que j’ai pu prendre en compte des documents et témoignages de 1966, postérieurs au coup d’Etat de Boumediene. Autre point, Bourdieu et Sayad, en raison de leurs choix méthodologiques ainsi que des circonstances, ont dû s’en tenir à un travail purement sociologique ; aussi n’est-il pas étonnant que les historiens Moula Bouaziz et Alain Mahé fassent le constat, dans La guerre d’Algérie de Mohammed Harbi et Benjamin Stora, que, malgré ses qualités sociologiques, Le Déracinement «n’est pas d’un grand secours pour l’historien». Par ailleurs, alors que ma thèse s’inscrivait dans le champ de la sociologie et de la psychologie sociale, plus j’avançais dans le recueil des données, mieux je prenais conscience qu’il me fallait privilégier l’histoire et ses témoins pendant qu’il était encore temps, en lieu et place des historiens absents. Je mentionnerai en contrepartie l’attention portée à cette question par des géographes aussi divers que Renée Rochefort, Pierre Marthelot, Jean Despois et Jean Dresch, auxquels j’ajouterais volontiers les thèses de géographie de Pierre Peillon et de Gérard Bataille durant la décennie 1970.
De manière plus générale, il faut avoir en tête qu’à la différence des deux guerres mondiales, la guerre d’Algérie, durant des décennies, n’a laissé que peu de trace dans l’espace et la vie de tous les jours des Français. Sans nom, ce ne fut pas une guerre mais une espèce d’événement qui s’est déroulé dans un halo lointain. Si les camps nazis appartiennent à l’innommable, la guerre d’Algérie s’inscrit au registre de ce que Benjamin Stora appelle l’irregardable. Alors que des soldats français et algériens, des civils européens et algériens meurent chaque jour, dès le 22 mars et le 14 avril 1962, avec une indécence totale, des décrets sont pris pour amnistier, sans les avoir jugés, les coupables d’infractions commises dans le cadre de la répression contre l’insurrection algérienne, en Algérie comme en France. Le 17 décembre 1964, est votée la première loi d’amnistie liée aux «événements d’Algérie». Le flou terminologique est dans ce cas le voile pudique dont on recouvre quelque chose de vilain, un événement, anecdotique, qui n’a, bien sûr, rien à voir avec la tragédie du peuple algérien, et qu’il faut s’empresser de dissimuler, d’oublier. Dans la foulée, le 24 juillet 1968, l’Assemblée nationale efface toute peine pénale liée aux «événements d’Algérie». Quand le négationnisme a été ainsi érigé en système, pendant autant d’années, comment éviter que, pour des générations entières, il ne s’étende pas à d’autres domaines de l’histoire, niée, bafouée, en fait depuis 1830, par la politique ! C’est l’honneur du Premier ministre français, Lionel Jospin, que d’avoir apporté son soutien, le 4 novembre 2000, à un appel pour condamner la torture pratiquée, au nom de la France, durant la guerre d’Algérie.
Cependant, alors que se multiplient enfin les parutions sur la guerre d’Algérie, c’est encore l’oubli pour les camps de regroupement. Ainsi le livre qui fait référence La guerre d’Algérie et les Algériens 1954-1962, paru en 1997, rédigé par huit historiens algériens et huit historiens français, sous la direction de Charles-Robert Ageron, est l’exemple de ce coupable silence : pas un seul chiffre, pas même une ligne d’analyse concernant les camps, sans qu’aucun historien ne s’en indigne. A partir du moment où les historiens ne font pas leur travail, ne nous étonnons pas que les éditeurs de manuels scolaires, sauf un, ne le fassent pas non plus. Grâce à une poignée d’historiens de l’Algérie et du fait colonial, animée par Gilbert Meynier, un colloque international «Pour une histoire franco-algérienne» s’est enfin tenu à Lyon du 20 au 22 juin 2006 à l’Ecole normale supérieure lettres et sciences humaines de Lyon ; force est de constater pourtant que, sur la petite centaine d’interventions, une seule, la mienne, a été consacrée à la question des camps de regroupement.
Durant la Seconde Guerre mondiale, le philologue juif Victor Klemperer, qui fut épargné parce qu’il était marié à une Allemande aryenne, survécut à Dresde ; il y tint un journal dans lequel il répertoriait avec minutie les détournements opérés sur la langue allemande par le pouvoir en place, afin d’instaurer une véritable langue nazie, ce que George Orwell appela la «novlangue». Le mécanisme mis en place par un pouvoir totalitaire est toujours le même : la mainmise sur les consciences par le détournement de la langue commune au profit d’un langage-écran intermédiaire entre la réalité et l’idéologie manipulatrice. Or, l’équivoque du langage a été une constante de la propagande officielle durant la guerre d’Algérie. Je pense qu’elle n’a pas épargné les historiens français au moment de leur choix d’un domaine de recherche. Elle ne m’a pas épargné non plus. Je vais m’en expliquer.
A partir du moment où le pouvoir politique interdit de nommer la guerre, plus rien ne distingue le réel de l’imaginaire, la vérité du mensonge, la victime du bourreau, la raison de la folie. Au royaume des ombres, la guerre n’existe pas, ni non plus la torture, les massacres, les camps de regroupement. Depuis ce déni d’Etat, ni la France ni l’Algérie ne parviennent à sortir de la nuit et du brouillard que, par refus du tragique, on préfère transformer en simple et routinière «opération de maintien de l’ordre».
Après ces préalables, allons derrière l’écran dressé par la novlangue : alors, les regroupements de population de la guerre d’Algérie ne sont-ils que des centres, parmi d’autres, ou bien des camps ? Certes, ils ne sont pas des camps de concentration nazis, encore moins des camps d’extermination, mais ils ne sont pas non plus des camps de vacances. Qu’est-ce qui nous interdit de les qualifier de concentrationnaires ? On se souvient de la distinction opérée par Primo Levi ainsi que par Raymond Aron entre les camps de concentration et les camps de la mort : dans un cas l’aboutissement serait le travail forcé dans l’autre la chambre à gaz. Il est certain que l’horreur de la Shoah est telle qu’elle a défiguré pour toujours l’histoire de l’humanité, mais n’a-t-elle pas contribué aussi au fait qu’on ne prenne pas toujours la mesure de la gravité d’autres situations historiques ? Je pense aux camps de Roms en France édifiés durant la Seconde Guerre mondiale mais aussi aux regroupés d’Algérie. Ainsi, les camps nazis ont-ils provoqué et provoqueront toujours un tel effet de sidération que beaucoup n’osent qualifier de concentrationnaires les nombreux camps édifiés depuis à travers le monde.
Pour Hannah Arendt, l’institution des camps de concentration et d’extermination est la «pierre d’achoppement sur la voie d’une compréhension adéquate de la politique et de la société contemporaines». Selon Pierre Bouretz, elle sait aussi que dans sa forme ultime le phénomène concentrationnaire est impossible à saisir, notamment parce que, d’après David Rousset, «les hommes normaux ne savent pas que tout est possible». Me reportant à ma propre expérience sur le sujet, je dirai qu’en référence aux camps de concentration nazis longtemps je n’ai pu qualifier de concentrationnaires les camps édifiés en Algérie durant la guerre. Alors que les rééditions récentes de mon ouvrage portent comme titre Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, le terme de camp ne figure même pas dans le titre de la première édition. Je précise que l’ouvrage est préfacé par Germaine Tillion, rescapée de Ravensbrück. J’y fais état d’une circulaire du 17 décembre 1957 du préfet de Constantine de l’époque, Maurice Papon (un connaisseur en la matière, puisque de 1942 à 1944, depuis Bordeaux, il avait arrêté et expédié 1 560 juifs dans les camps nazis), qui exige que, dorénavant, en ce qui concerne les regroupements de population, le terme de «camp» soit radié de la terminologie et des panneaux de signalisation.
Pour finir de répondre à votre question, je suis heureux de vous parler de ces futurs historiens, d’une troisième génération en quelque sorte, qui viennent d’achever ou achèveront bientôt des masters 2 et des thèses sur la guerre d’Algérie et pour une part sur les camps de regroupement : Antonin Plarier, Dorothée Kellou, Fabien Sacriste, Seltana Aballache. Dorothée Kellou a même un projet de film très avancé sur les regroupements. Il ne fait pas de doute que, dans une autre orientation, la thèse de Robert Hamada sur le «phénomène harki» apportera des éléments de compréhension tout à fait nouveaux.
Laissez-moi vous dire que j’ai toujours été très étonné par les reconstitutions historiques qui opèrent un mélange confondant des temps courts et des temps longs, pour reprendre les termes de Fernand Braudel. Je n’ignore pas l’influence, consciente ou non, des modèles préexistants, parfois venus d’ailleurs, sur l’instauration de modèles nouveaux, ainsi que je l’ai fait apparaître dans l’édification des camps de regroupement. Encore ne faut-il pas manquer de voir, au moment où l’événement surgit, la part d’adaptation et d’initiative des acteurs sociaux, ce que Claude Lévi-Strauss appelait le «bricolage». J’illustrerai ce propos par le courriel que vient de me faire parvenir Fabien Sacriste, qui va consacrer un chapitre de sa thèse à un événement plus ou moins connu mais dont on n’avait pas tiré les conséquences historiques, à savoir les mouvements de population appelés replis, qui se produisirent dans les Aurès au cours des premières semaines du conflit. La sous-préfecture de Batna avait diffusé un tract enjoignant la population à quitter les montagnes et à rejoindre des «zones de regroupement», les menaçant sinon d’un «malheur terrifiant», en fait un bombardement. Le scandale suscité par ce tract fut tel que les autorités renoncèrent à bombarder les Aurès, du moins officiellement, tout en mettant en scène l’arrivée des habitants du douar Ichmoul à Touffara. Si la presse se désintéressa ensuite de l’affaire, il n’en reste pas moins que les «replis» se poursuivirent jusqu’au printemps 1955, bien au-delà du douar Ichmoul. Les opérations de «replis» devinrent une nouvelle arme entre les mains de l’armée qui l’utilisa comme punition contre les villages devenus suspects en raison de leur proximité des lieux où s’étaient déroulées les embuscades. Il apparaît que ces pratiques laissées à l’initiative des commandants de secteur précédèrent la mise en place d’une première politique de regroupement.
Avez-vous connaissance de travaux de chercheurs algériens sur cette question ?
Pour ainsi dire non. Je l’aurais souhaité, évidemment. Mais il paraît difficile d’avoir ce type de contact dès lors que vous êtes indésirable. Dès sa sortie, en 1967, mon livre sur les camps fut interdit en Algérie par la Société nationale d’édition et de diffusion (Sned) qui venait d’être créée. Mais j’ignorais que j’étais moi-même interdit de séjour. Je l’appris trois ans plus tard, en 1970, alors que je m’apprêtais à me rendre en Algérie, dans le cadre d’une mission d’économie et humanisme et de la Sogreah, organisme d’étude de Neyrpic, au compte de la Sonatrach, j’ai découvert que je figurais sur la liste rouge des indésirables. Je n’ai pu y retourner qu’au printemps 1978, mais le cœur n’y était plus guère. Au cours d’un dernier voyage, privé, en 2011, j’ai constaté que des camps de regroupement en expansion après la guerre avaient été purement et simplement rasés en Grande Kabylie, sans qu’apparaisse quelque part le moindre signe de mémoire. Il avait été procédé de même dans un camp de regroupement du Constantinois où des prisonniers politiques avaient pris la place des habitants expulsés.
Aux plans sociologique et démographique, quel a été, selon vous, l’impact des camps de regroupement sur l’Algérie de l’indépendance jusqu’à ce jour ?
Vous comprendrez, après avoir entendu ma réponse à la question précédente, qu’il me sera malaisé d’évaluer avec précision l’impact des camps sur l’Algérie lors des dernières décennies. Il s’est passé tellement de choses depuis dans ce pays ! Cette réserve faite, je maintiens mon appréciation portée au lendemain de la guerre, à savoir que les regroupements sont une catastrophe humaine, sociale et économique, dans l’immédiat et pour l’avenir de l’Algérie. En déchirant si violemment le tissu familial et social, ils ont détruit la micro-agriculture et l’artisanat ; pire, ils ont dépaysé (au sens de déraciné), dépaysanné, pré-urbanisé prématurément à l’échelle du pays tout entier. Les historiens et les politiques n’ont pas compris que les camps n’étaient pas un simple épisode de la guerre et qu’ils représentaient une véritable bombe à retardement pour l’Algérie future. Certes, la concentration de la population a permis de doter le pays d’un équipement qu’il était impossible d’envisager auparavant, tant était grande la dispersion de la population. En brisant les familles, les camps de regroupement ont parfois suscité un sens civique et un sens social qui ne pouvaient être éveillés qu’à l’intérieur de collectivités suffisamment larges. Mais à quel prix ! Cette masse de regroupés représentait une trop lourde charge pour la jeune Algérie quelque peu abandonnée à elle-même. La création et le maintien des camps ont en effet accéléré le mouvement de déruralisation qui affectait déjà le pays en raison de l’accroissement démographique. Au refoulement progressif des fellahs vers les zones marginales montagneuses a succédé l’afflux subit de milliers de personnes vers le domaine colonial. Je redis ce que j’avais écrit à l’époque : il est indubitable que, du point de vue social et économique, il aurait mieux valu que ce mouvement, en grande partie irréversible, fût échelonné sur plus d’un demi-siècle : l’Algérie avait suffisamment de difficultés avec sa main-d’œuvre inemployée sans devoir prendre en charge la multitude de poids morts que sont devenus les camps de regroupement.
Malgré ce bilan catastrophique pour l’Algérie d’aujourd’hui, force est de reconnaître que la politique de regroupement des populations a été un échec total pour la France… et pour ce qui restait de la colonie mais, par contrecoup, une aubaine pour la révolution algérienne. En transformant ainsi tout un pays en un vaste camp le pouvoir militaire, prédominant au début de la guerre, et le pouvoir civil inscrivaient sur le sol, à la face du monde, l’échec d’une politique de pacification. Comment les observateurs de toutes sortes n’ont-ils pas prévu le drame humanitaire et économique de l’exode brutal de près d’un million d’Européens, en s’imaginant qu’ils allaient pouvoir continuer à habiter un pays ainsi définitivement défiguré par l’armée française ?
Les regroupements mirent sens dessus dessous la société rurale algérienne pour obtenir à la fin de maigres résultats. Edifiés avant tout pour couper l’armée révolutionnaire de ses assises populaires, ils ne réussirent jamais à isoler complètement le peuple de son armée. Dans les cas les plus favorables à l’armée française, les regroupés étaient pro-français le jour et nationalistes la nuit. Au même titre que les «combattants des djebels», dont parle Jacques Berque, les regroupements de population démontrent qu’il n’y a rien à faire contre l’alliance d’un homme et de son sol.
Conçu comme un instrument de lutte contre les forces révolutionnaires, les camps de regroupement devinrent une arme privilégiée de la révolte elle-même. La concentration des habitants a facilité les collectes de fonds et la diffusion des mots d’ordre rebelles ; plus important encore, elle a donné à l’ensemble de l’Algérie rurale son visage révolutionnaire. Elle a permis à la Révolution d’agir sur des éléments qui, dispersés dans le bled, seraient souvent restés irréductibles. Au même titre que le maquis pour le combattant, la clandestinité pour le militant, le camp de regroupement a été une école de formation pour la masse rurale et l’occasion de découvrir une solidarité d’un niveau plus élevé que la solidarité traditionnelle, celle de l’unité nationale. Finalement, la Révolution est sortie doublement victorieuse de cette épreuve : elle a provoqué dans les camps l’éveil de la conscience nationale ; en retour, l’acuité sans cesse grandissante de cette prise de conscience a purifié la Révolution elle-même en la rendant plus radicale et totale.
Si les dirigeants de l’Algérie nouvelle avaient considéré sous cet aspect ce qu’ont représenté les camps de regroupement dans la lutte révolutionnaire la face de l’Algérie en aurait été sans doute changée.
Interview réalisée par Kamel Moulfi
(Fin)

Michel Cornaton à Algeriepatriotique : «Il y a eu de graves erreurs d’interprétation des faits d’histoire» (I)
Michel Cornaton à Algeriepatriotique : «Les camps de regroupement existaient bien avant 1957» (II)
Michel Cornaton à Algeriepatriotique : «Ben Khedda a été le seul responsable à se soucier des regroupés» (III)
 

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