Turquie : quand l’arbre cache la forêt

La vague de manifestations en Turquie s’est déclenchée suite à l’annonce par le Parti pour la justice et le développement (AKP), de mouvance islamiste et conservatrice, de son projet néo-libéral d’aménagement urbain, impliquant la destruction de l’un des derniers espaces verts d’Istanbul pour la construction d’un centre commercial dans une ancienne caserne ottomane rénovée. D’autres actes sont venus s’ajouter à cette décision et ont nourri l’indignation des Stambouliotes : la destruction d’un des plus anciens cinémas de la ville remplacé par un énième centre commercial et la décision du gouvernement de donner au troisième pont reliant les rives du Bosphore le nom du sultan qui fit massacrer la minorité alévie (groupe religieux qui se rattache au chiisme et au soufisme). Mais attention : ne laissons pas l’arbre cacher la forêt. En effet, ces décisions, liées à la volonté du Premier ministre Erdoğan de privatiser les espaces publics revêtent un intérêt local. C’est bien pour cela que le mécontentement s’est d’abord manifesté à Istanbul. Mais comment expliquer les émeutes qui ont éclaté à Ankara – où elles ont été d’ailleurs d’une rare violence – à Izmir, à Hatay, à Adana, à Konya et dans les autres 70 villes turques qui ont vécu la même agitation ? Ces villes manifestent-elles toutes pour les arbres d’Istanbul ? Sont-elles inquiètes pour les leurs ? L’AKP est arrivé au pouvoir en 2002 et s’est érigé en véritable rival de l’establishment kémaliste qui était à la tête du pays depuis sa création. Très attaché au principe de la laïcité politique et bénéficiant du soutien de l’armée, le kémalisme n’a laissé aucune place à l’islam politique et a toujours mis en avant une identité nationale avant tout «sunnite» et «turque», excluant les minorités arménienne, grecque, kurde et alévie. C’est précisément en tirant largement parti des sentiments d’exclusion engendrés par cette idéologie que l’AKP a réussi à parvenir au pouvoir qu’il détient encore aujourd’hui. Fort du soutien populaire, l’AKP a lancé une campagne pour renverser l’hégémonie culturelle kémaliste. Il a tacitement encouragé l’évolution vers une société turque plus conservatrice et a su se débarrasser de la domination kémaliste dans les médias, la police et le pouvoir judiciaire, tout en réussissant à garder un contrôle sur l’armée et les casernes. Cependant, tout en portant des accusations très médiatisées contre des individus ou des groupes, soupçonnés de vouloir renverser le gouvernement, l’AKP a fait taire de nombreuses voix dans l’opposition. Selon le décompte du Comité de la protection des journalistes, 49 journalistes turcs se trouvaient derrière les barreaux au 1er décembre 2012 ; 98% d’entre eux sont accusés de «complot contre l’Etat». Depuis l’été dernier, 771 étudiants ont également été emprisonnés pour activités «terroristes», comme l’indique l’Initiative de solidarité avec les étudiants détenus en Turquie. Dans ce pays, les contestataires reprochent aussi au gouvernement de vouloir limiter la consommation d’alcool et abolir le droit à l’avortement. C’est l’hégémonie culturelle d’un parti qui est en cause : avec presque 50% de la majorité des votes, il est en train d’imposer ses règles au reste de la population qui se sent évidemment marginalisée et voit son style de vie menacé. Mais cette analyse ne tient toujours pas compte de la vue d’ensemble et «l’arbre» continue à cacher la «forêt». Nous ne devons pas dissocier les émeutes en Turquie de la contestation générale qui déferle dans le monde depuis 2011. L’Egypte, l’Espagne, la Grèce, le Chili, les Etats-Unis, le Mexique et la Turquie traversent tous une crise similaire. Ces pays font partie de ce que mon collègue Jérôme Roos et moi-même appelons le phénomène du mouvement de la vraie démocratie ou Real Democracy Movement (RDM) qui regroupe un certain nombre de mouvements locaux, à travers le monde, dénonçant le déficit démocratique au cœur même des Etats capitalistes. Cette étiquette nous permet d’attirer l’attention sur la crise que traverse la démocratie représentative et sa soumission aux intérêts du pouvoir économique néo-libéral – qui privatise les systèmes de protection sociale et les entreprises publiques en Grèce, en Espagne et aux Etats-Unis et remplace les parcs par des centres commerciaux en Turquie. Par ailleurs, l’autre objectif du mouvement est de faire réfléchir les gens sur la vraie définition de la démocratie, en prenant le pouls de la rue, un peu partout dans le monde, selon un processus démocratique horizontal et direct et non pas en établissant des normes par le biais de recettes toutes faites. Autrement dit : preguntando caminamos pour reprendre la formule des Zapatistes du Mexique, «nous nous frayons un chemin de question en question», sans prétendre avoir un modèle de vraie démocratie tout en ayant la certitude de ce qui ne l’est pas. Et la révolte en Turquie relève du phénomène dont nous parlons. Oui, maintenant, vous voyez «la forêt», elle se compose d’arbres, de nombreux arbres. Ne les abattons pas.
Leonidas Oikonomakis, chercheur doctorant en sciences politiques et sociales à l’Institut universitaire européen de Florence
 

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