Les accords d’Evian, 52 ans après

Les accords d’Evian signés le 18 mars 1962 par les représentants du gouvernement français et ceux du GPRA étaient censés rétablir la paix en Algérie par un cessez-le-feu dès le lendemain à midi. Les Algériens, par contre, et en particulier les habitants de l’ouest du pays, l’Oranie, ont vécu durant cette période du cessez-le-feu une guerre sanglante sans merci, provoquée par l’OAS, certains pieds-noirs et des juifs. La réalité de ce cessez-le-feu fut très différente, le crépitement des armes a continué même au-delà du 5 juillet 1962. C’est pourquoi le nom OAS leur rappelle de très mauvais souvenirs de celles vécues durant 7 années et demie. Comment expliquer à la nouvelle génération que l’occupation de l’Algérie pendant 132 ans était un crime de guerre et un crime contre l’humanité perpétré par le colonialisme français, qui ne s’est pas arrêté à l’occupation du territoire, mais a spolié les biens des Algériens, déporté tous ceux qui ont refusé cette colonisation et réduit tout un peuple à la misère, aux maladies et à l’indigence. Tout en favorisant l’Espagnol et le juif, en leur attribuant la nationalité française pure et simple, alors que l’Algérien est considéré Français musulman de 3e zone. Ce n’est même pas une nationalité officielle. Comment expliquer à cette jeunesse qui accuse les libérateurs d’avoir chassé la France pour en profiter des richesses sans faire participer le peuple ? Comment expliquer à ces jeunes que le prix de la liberté versé par les Algériens était si cher depuis 1830 et qui a abouti en 1962 par ces accords dits d’Evian. Avant d’arriver à ces accords d’Evian, nous retournons à l’année 1955 et le 5 janvier, c'est-à-dire deux mois après le déclenchement de la Révolution du 1er novembre 1954. Le premier document par lequel l’ONU, officiellement saisie de l’affaire algérienne, prend connaissance du déclenchement de la guerre de Libération du peuple algérien est signé par Assad El-Fakih, le représentant de l’Arabie Saoudite à l’ONU. Le document historique est une lettre adressée au Conseil de sécurité. Dans cette lettre «d’ordre de son gouvernement», le représentant saoudien attire l’attention du Conseil de sécurité sur la grave situation qui règne en Algérie, situation qui, de l’avis de son gouvernement écrit-il, «semble devoir menacer la paix et la sécurité internationales». Le «mémoire explicatif» que le délégué saoudien joint à sa lettre est d’une étonnante précision et, surtout, d’une remarquable détermination. El-Fakih rappelle les massacres de mai 1945, cite les dirigeants français et les rapports de presse notamment le New York Times et Le Monde qui décrivent la situation du moment, il énumère les caractéristiques nationales de ce peuple qui se soulève et conclut, sans détour : «Le gouvernement français tente d’accomplir une œuvre répugnante : effacer de la face du monde un pays arabe musulman sous le couvert d’un régime qu’il lui a imposé.» Le document est distribué aux membres du Conseil de sécurité, fait le tour des délégations, mais la tentative pour le moment s’arrête-là. Pas pour longtemps, le 29 juillet 1955, 14 pays demandent l’inscription de la question algérienne à l’ordre du jour, cette fois, de l’Assemblée générale. La révolution algérienne était un danger pour la métropole, elle allait gagner toute la France, où l’occupant devient une seconde fois occupé après l’occupation allemande.
Cinquante-deux années après, des Algériens de la première génération et de l’actuelle, et même des professeurs d’histoire, des étudiants universitaires et des cadres de partis politiques, ne savent toujours pas exactement le contenu de ces accords dits d’Evian. Nous nous efforcerons à travers ces lignes par une tentation de les décortiquer.
Les accords d’Evian, composés de quatre-vingt-treize feuillets, comprenaient un accord militaire de cessez-le-feu, et plusieurs déclarations politiques relatives à l’avenir de l’Algérie et des relations franco-algériennes. Le professeur Guy Pervillé, du cercle algérianiste de Bordeaux, expliqua que le cessez-le-feu devait mettre fin «aux opérations militaires et à toute action armée» le 19 mars à douze heures, et interdire par la suite «tout recours aux actes de violence individuelle et collective», ainsi que «toute action clandestine et contraire à l’ordre public». Seules les forces françaises pourraient circuler librement jusqu’au résultat de l’autodétermination, tout en évitant le contact avec les forces du FLN et l’ALN. Les incidents seraient réglés par des commissions mixtes, et tous les prisonniers seraient libérés à partir de cette date. La déclaration générale partageait les compétences pendant la période transitoire entre un haut-commissaire de France, responsable de l’ordre public en dernier ressort, et un exécutif provisoire franco-algérien nommé d’un commun accord, et disposant d’une force locale ; elle promettait un référendum d’autodétermination dans un délai de trois à six mois, proclamait la souveraineté du futur Etat algérien, garantissait les libertés et la sécurité de tous ses habitants, fixait les principes de la coopération entre les deux États, du règlement des questions militaires et de celui des litiges qui peuvent surgirais.
Plusieurs déclarations particulières promettaient l’amnistie pour tous les actes commis en relation avec les événements politiques avant le cessez-le-feu et l’immunité pour toutes les opinions émises jusqu’à l’autodétermination, l’exercice des droits civiques algériens pour les citoyens français d’Algérie (avec représentation proportionnelle à leur nombre) pendant trois ans avant de choisir leur nationalité définitive, or ce choix est resté ouvert jusqu’à 1971.
Elles prévoyaient aussi la coopération économique et financière, fondée sur la réciprocité des intérêts ; la mise en valeur des richesses du sous-sol du Sahara par un organisme franco-algérien ; la coopération culturelle et technique. Une convention militaire ordonnait la réduction des forces françaises à 80 000 hommes un an après l’autodétermination et leur évacuation totale deux ans plus tard, à l’exception des bases navales et aériennes de Mers-el-Kébir et Bou Sfer, concédées pour 15 ans, et les sites sahariens des essais nucléaires et de fusées pour 5 ans. Les litiges devaient être réglés par concertation, arbitrage, ou appel à la Cour internationale de justice.
Ces accords étaient signés à la fin du dernier feuillet par trois ministres français, Louis Joxe, Robert Buron et Jean de Broglie, et par le vice-président du GPRA, Krim, Belkacem (1), qui avait tenu par surcroît à parapher chacun des 92 feuillets précédents, obligeant ainsi son homologue français Louis Joxe à en faire autant. Et pourtant, certains auteurs ont nié l’existence d’accords bilatéraux, et persistent à les présenter comme une déclaration unilatérale du gouvernement français, n’engageant que lui
Cette erreur s’explique par une confusion entre le texte authentique des accords et les «déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l’Algérie», publiées dans le Journal officiel de la République française du 20 mars sous les signatures du président de la République, du Premier ministre, et des ministres Louis Joxe, Louis Jacquinot, Bernard Chenot et Jean de Broglie, et suivies de plusieurs décrets d’application. En effet, les accords ont été publiés séparément par les deux parties, et avec des différences de présentation significatives.
Aucune des deux versions ne suivait exactement le plan du texte authentique ; celui-ci commençait par le préambule suivant :
«Des pourparlers entre les représentants du gouvernement de la République et les représentants du Front de libération nationale se sont déroulés à Evian du 7 au 17 (sic) mars 1962. Au terme de ces pourparlers, les représentants du gouvernement de la République et les représentants du Front de libération nationale s’étant mis d’accord sur les garanties de l’autodétermination et l’organisation des pouvoirs publics en Algérie pendant la période transitoire ont conclu un accord de cessez-le-feu. Les représentants du gouvernement de la République française et les représentants du Gouvernement provisoire de la République algérienne ont établi d’un commun accord des déclarations qui définissent la solution d’indépendance de l’Algérie et de coopération avec la France, déclarations qui seront soumises à l’approbation des électeurs lors de la consultation d’autodétermination.
En conséquence, les documents suivants ont été établis. Suivaient les documents classés en trois parties :
1. Conditions et garanties de l’autodétermination
a). Règlement des garanties de la consultation de l’autodétermination,
b). Organisation des pouvoirs publics en Algérie pendant la période transitoire,
c). Accord de cessez-le-feu,
d). Déclaration concernant l’amnistie.
2. Déclarations de principes relatives à la solution d’indépendance de l’Algérie et de coopération entre la France et l’Algérie, qui seront soumises aux électeurs lors du scrutin d’autodétermination.
A – Déclaration des garanties.
B – Déclaration de principes sur la coopération économique et financière.
C – Déclaration de principes sur la coopération pour l’exploitation des richesses du sous-sol du Sahara.
D – Déclaration de principes sur la coopération culturelle.
E – Déclaration de principes et son annexe relative aux questions militaires.
F – Déclaration de principes relative au règlement des différends.
 3. La déclaration générale ci-après a été adoptée.
Le préambule originel des accords signés ne fut pas publié tel quel, pas plus que la première partie. En effet, la version française publiée au Journal officiel commençait par l’«Accord de cessez-le-feu en Algérie», suivi par les Déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l’Algérie», qui commençaient par la Déclaration générale résumant l’ensemble des accords, avant de reproduire toutes les déclarations de principes.
La déclaration générale commençait ainsi : «Le peuple français a, par le référendum du 8 janvier 1961, reconnu aux Algériens le droit de choisir, par voie d’une consultation au suffrage direct et universel, leur destin politique par rapport à la République française. Les pourparlers qui ont eu lieu à Evian du 7 mars au 18 mars 1962 entre le gouvernement de la République Française et le GPRA ont abouti à la conclusion suivante : (…)». Les points a), b) et d) de la partie 1 furent publiées sous forme de décrets.
De son côté, le GPRA publia seulement, dans son organe officiel El Moudjahid, la déclaration des garanties, commençant par une introduction légèrement différente de la version française : cette déclaration générale constitue le résumé et le préambule des textes détaillés des accords, contresignés respectivement par MM. Krim Belkacem et Louis Joxe à Évian, le 18 mars 1962. Les pourparlers qui ont eu lieu à Évian du 7 au 18 mars 1962 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement provisoire de la République algérienne ont abouti à la conclusion suivante : (…) Une divergence non surmontée. Cette légère différence de présentation révélait une divergence non surmontée sur la nature et la signification profonde des accords. Pour le gouvernement français, c’était un programme commun proposé par lui-même et par un parti algérien (le FLN) à la ratification des deux peuples, qui en ferait une loi fondamentale de l’État algérien, lequel n’avait jamais existé, et serait créé par le référendum d’autodétermination. Pour le FLN, c’était un traité entre deux gouvernements, reconnaissant implicitement la légitimité du GPRA. En effet, le général de Gaulle n’avait pas voulu reconnaître formellement le GPRA comme tel.
C’est pourquoi le gouvernement français avait d’abord prévu de ne signer aucune déclaration bilatérale avec le FLN, puis de ne signer que le cessez-le-feu, et il s’était finalement contenté de signer le dernier feuillet des accords, puis il en avait publié les textes en leur donnant l’apparence de décisions souveraines unilatérales ; alors que le vice-président du GPRA, Krim Belkacem, avait insisté pour en parapher tous les feuillets afin de leur donner celle d’un traité international.
Paradoxalement, les deux parties avaient agi contre leurs intérêts. En effet, le gouvernement français avait affaibli les accords en ne reconnaissant pas officiellement son partenaire. Les accords d’Évian étaient donc un fragile échafaudage juridique. Pourtant, le fait est qu’ils avaient bien été négociés et signés bilatéralement.
Aspects du processus
Avant de montrer comment ces accords ont été appliqués ou violés, il faut revenir sur certains aspects du processus qui les a produits (sans vouloir raconter toutes les relations entre de Gaulle et le GPRA depuis 1958).
Comme on l’a vu, le début de la déclaration générale se référait au référendum du 8 janvier 1961, suivi et entériné par la loi du 14 janvier 1961, qui avait légitimé le recours à l’autodétermination des populations algériennes, et permis au gouvernement français de la préparer en réglant par décrets l’organisation des pouvoirs publics en Algérie, de façon à créer un organe exécutif et des assemblées délibératives algériennes.
Mais cette procédure était illégitime aux yeux de la plupart des Français d’Algérie et des partisans de l’Algérie française ainsi que l’OAS, qui en dénonçaient le caractère anticonstitutionnel selon eux. En effet, ils n’avaient pas oublié la propagande déployée officiellement durant l’été 1958 par les autorités militaires et civiles en faveur du «oui» au référendum sur la Constitution de la Ve République, qui était officiellement présenté comme un «oui» à la France «de Dunkerque à Tamanrasset».
L’économiste Maurice Allais (bien que partisan du principe de l’autodétermination) démontra l’inconstitutionnalité de la procédure employée par le gouvernement dans le quatrième chapitre de son livre «L’Algérie d’Évian. Le référendum et la résistance algérienne» (Paris, L’esprit nouveau, juillet 1962), en s’appuyant notamment sur des déclarations du Premier ministre Michel Debré, qui affirmait en 1959 que les départements d’Algérie et du Sahara font partie de la République française au même titre que les départements métropolitains», et qu’aucune transformation en Etats de la Communauté, aucune sécession de la République, ne sont donc constitutionnellement possibles pour les départements et territoires faisant actuellement partie de la République française.
Pourtant, le débat a rebondi dans les années 1990, après la publication de suivis par des études sur l’écriture de la Constitution de 1958, qui ont montré comment celle-ci avait été conçue de manière à faciliter le changement de statut de territoires faisant partie de la République une et indivisible.
En 1995, l’ancien magistrat Georges Bensadoun a estimé que, selon l’article 72 de la Constitution, l’Algérie était une «collectivité territoriale créée par la loi» (celle du 20 septembre 1947) et pouvait changer de statut pour sortir de la République par l’effet d’une autre loi.
En 1998, Jean-François Paya est revenu sur la question du statut constitutionnel de l’Algérie dans la Constitution de 1958, et il a conclu que celle-ci avait bien été conçue pour permettre la séparation en utilisant les articles 72, 73, 11 et 53. On sait que le général de Gaulle avait réservé à l’Algérie, dans son allocution du 13 juillet 1958, une «place de choix» dans la «Communauté plus large que la France, que la Constitution allait bientôt instituer, mais aussi qu’il avait une manière très personnelle d’interpréter «sa» constitution, qui ne faisait pas l’unanimité des juristes. N’étant pas juriste, je préfère ne pas me prononcer sur ce sujet.
Quoi qu’il en soit, le référendum du 8 janvier 1961 était bien un fait politique d’une importance capitale. En métropole, avec une participation de 76,5% des inscrits, le «oui» avait réuni 75,26% des suffrages exprimés. Sachant que le PCF et le PSU avaient préconisé le «non» par crainte d’une tentative gouvernementale de prolonger la guerre en l’algérianisant, les partisans de l’Algérie française ne pouvaient revendiquer qu’une minorité des 24,74% de «non».
Le président de la République française n’avait donc pas tort de croire que la grande majorité des Français lui faisait confiance pour mettre fin à la guerre d’Algérie, et que l’ouverture de négociations avec le FLN élargirait encore sa majorité dans le pays. La décision qu’il prit aussitôt après, avec l’accord du premier ministre Michel Debré, de donner la priorité à une négociation avec ses dirigeants sur la création immédiate d’institutions provisoires algériennes était donc logiquement prévisible (surtout après les manifestations nationalistes du 11 décembre 1960 dans les grandes villes d’Algérie).
Au contraire, les résultats du référendum en Algérie n’étaient pas aussi clairs. L’abstention, conforme aux consignes impératives du FLN, avait obtenu une majorité relative de 42% des inscrits, et triomphé dans les quartiers musulmans des grandes villes ; le «oui», recommandé par les autorités civiles et militaires, 39% (surtout dans les campagnes) ; alors que le «non» prôné par les partisans de l’Algérie française en avait rassemblé 18%, et même obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés dans les départements d’Alger et d’Oran et dans les arrondissements d’Annaba et de Skikda. On pouvait en déduire, tout au moins, que la grande majorité des Français d’Algérie n’avait pas mandaté le gouvernement pour mettre fin à l’Algérie française ni pour conclure l’autodétermination. Les négociations qui s’étaient engagées bientôt dans le secret, puis publiquement le 20 mai 1961 à Evian, n’avaient pas été décidées par «la volonté d’un seul homme, vieillard entêté», contrairement à l’expression de Maurice Allais.
Même si le général de Gaulle prenait «toutes les décisions importantes sans consulter qui que ce soit», il n’en avait pas moins tenu compte des suggestions venues de son opposition de gauche, prête à lui prêter son appui conditionnel pour mettre fin à la guerre d’Algérie.
En effet, la procédure suivie ne fut pas celle qu’avait annoncée le président de la République française dans son discours du 16 septembre 1959 (libre choix de leur avenir par tous les habitants de l’Algérie entre trois options, quatre ans au plus tard après le rétablissement de la paix, sans privilégier le FLN qui devrait cesser le feu et rendre ses armes) ; elle correspondit aux propositions faites par des juristes et militants de gauche réunis en congrès à Royaumont (juin-juillet 1960), Aix-en-Provence (décembre 1960), et Grenoble (mars 1961) : négocier avec le FLN sur les conditions du cessez-le-feu, mais également sur les garanties de l’autodétermination, l’organisation de la période transitoire, l’avenir de l’Algérie et des relations franco-algériennes, de façon à présenter un programme commun à l’approbation du peuple algérien. Ceci c’était aussi l’avis de Ferhat Abbas depuis 1956.
Comme l’écrivit le maire socialiste de Marseille, Gaston Defferre, dans Le Provençal du 5 mars 1962, «la procédure qui a été choisie est exactement celle que nous n’avons pas cessé de préconiser : accord sur le fond et ratification par le peuple algérien à la demande du gouvernement français et du GPRA».
Pour entamer ces négociations, le général de Gaulle dut renoncer successivement à des principes qu’il avait longtemps proclamés intangibles : le préalable de la remise des armes (accepté en juin 1960 par le chef de la Wilaya IV, Si Salah, mais refusé par les émissaires du GPRA à Melun) et celui d’un cessez-le-feu, remplacé en mai 1961 par une trêve unilatérale des opérations offensives que le GPRA dénonça comme un piège, les discussions parallèles avec le MNA de Messali Hadj et d’autres tendances politiques, la limitation de l’ordre du jour au cessez-le-feu et aux garanties de l’autodétermination.
Il accepta ainsi de reconnaître de fait le GPRA comme seul interlocuteur valable et comme futur gouvernement de l’Algérie indépendante (même s’il refusa toujours, comme on l’a vu, de le reconnaître formellement).
La relance des négociations après les échecs de 1961
Pour relancer ces négociations suspendues après les conférences d’Evian (mai-juin 1961) et de Lugrin (juillet 1961), et pour les faire aboutir, il dut reconnaître la souveraineté du futur Etat algérien sur les deux départements sahariens (5 septembre 1961) et consentir de nouvelles concessions sur les droits de la communauté européenne et des musulmans voulant conserver leur nationalité française dans l’Algérie indépendante. Il obtint en contrepartie un régime transitoire privilégié de binationalité pendant trois ans pour les Français d’Algérie, et des garanties générales de sécurité, censées protéger contre toutes représailles tous ceux qui avaient pris parti contre le FLN en actes ou en paroles :
«Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque, en raison d’actes commis en relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu.» «Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque, en raison de paroles ou d’opinions en relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination.»
La rédaction de ces garanties ne prêtait à aucune équivoque, et le FLN savait à quoi il s’était engagé, car le gouvernement français avait fait d’un engagement de non-représailles la condition de la reprise des pourparlers à la fin d’octobre 1961. Donc voilà une des raisons de la non-poursuite de certains harkis ou agents d’influence demeurés en Algérie après l’indépendance ! Et pourtant, l’idée s’est répandue dès 1962 parmi les partisans de l’Algérie française que celles-ci étaient démenties par des clauses secrètes qui auraient livré les Français d’Algérie et les musulmans fidèles à la vindicte du FLN. D’où venait cette idée ?
De révélations faites, peu après la fin de la conférence secrète des Rousses, à André Rossfelder (dirigeant de l’OAS en exil à Rome) par son frère Roger, qui faisait partie du groupe de Francis Jeanson, militant et porteur de valises du FLN. Ce dernier lui aurait apporté «l’essentiel des agréments secrets qui venaient d’intervenir aux Rousses entre le gouvernement et le GPRA le 18 février et que le congrès du FLN s’apprêtait à discuter».
Ces renseignements comportaient deux parties : 1 – les éléments d’une convention qui s’est révélée plus tard plus vraie que les accords dits d’Evian, 2 – le scénario de la transmission du contrôle des grandes villes au FLN… (Durcissement de l’armée à l’égard des Français d’Algérie, isolement des quartiers populaires … ouverture du feu si l’occasion s’en présentait … coopération FLN-Polices spéciales, etc.» ; l’informateur affirma que ces points avaient été «moins une exigence du FLN qu’une offre faite par les délégués gouvernementaux pour amener les autres à signer». André Rossfelder et Jacques Soustelle informèrent aussitôt un journaliste du Tempo, qui publia un article, démenti peu après par le ministre des Affaires algériennes Louis Joxe. André Rossfelder a raconté cet épisode plus en détail dans ses récents Mémoires : on y apprend que son frère ne lui avait pas apporté le texte des prétendus «accords secrets», mais seulement «quelques lignes griffonnées sur un papier et le reste inscrit dans sa tête. Il semble bien s’agir de révélations sur le contenu de l’accord préliminaire des Rousses, et sur des décisions déjà prises par le gouvernement (directives données dès le 20 décembre 1961 pour faire face à une insurrection de l’OAS à Alger et Oran. Licenciement et désarmement des supplétifs musulmans annoncés au Conseil des ministres du 21 février 1962 qui auraient été communiqués par ses représentants aux délégués du GPRA pour les convaincre.
Le rapport présenté par le GPRA au CNRA (réuni à Tripoli du 22 au 27 février 1962 pour autoriser ou non la conclusion des négociations par la deuxième conférence d’Evian) explique pourquoi ce projet d’accord lui semblait acceptable : parce qu’il sauvegardait les principes intangibles de notre révolution, qui étaient aujourd’hui pleinement reconnus par la France. Celle-ci avait reconnu en fait le GPRA comme futur gouvernement algérien en acceptant une négociation globale sur l’avenir de l’Algérie.
Dans ces conditions, l’autodétermination apparaît désormais comme une formalité – à laquelle la France, pour des raisons à la fois politiques et juridiques, reste attachée –, et la question des garanties en vue d’un scrutin libre est devenue celle, beaucoup plus concrète, d’une préparation à l’indépendance. Il ne s’agit plus en effet de déterminer les conditions d’un référendum loyal, ce qui (…) s’avérera toujours quelque peu illusoire, mais de créer en Algérie, dès la proclamation du cessez-le-feu, les conditions psychologiques, politiques et administratives de l’ère nouvelle, l’ère de l’indépendance. C’est sous cet éclairage que prennent tout leur sens, et toute leur portée, l’institution d’un Exécutif provisoire qui doit être contrôlé par le FLN, la mise sur pied d’une force locale indépendante de l’armée française, l’algérianisation accélérée de l’administration dans toutes les branches, etc.» .
En somme, le GPRA avait acquis la conviction que le gouvernement français ne s’opposerait pas à sa prise du pouvoir, pourvu qu’il ménageât les transitions et les apparences. Mais rien de tout cela ne prouve l’existence d’autres accords secrets, ou de clauses secrètes des accords d’Evian, contredisant et annulant la déclaration des garanties.
Les accords d’Évian ont-ils été appliqués ? Ils l’ont été formellement. Du côté français, le gouvernement les a aussitôt publiés, avec leurs décrets d’application, et a organisé en métropole (mais pas en Algérie) le référendum du 8 avril 1962, destiné à ratifier les accords, à donner au gouvernement les pleins pouvoirs pour les appliquer, et à l’autoriser à conclure des actes de coopération avec l’Algérie indépendante.
Le Délégué général du gouvernement, Jean Morin, fut aussitôt remplacé par le Haut-commissaire de France, Christian Fouchet, et l’Exécutif provisoire comprenant six membres du FLN, trois Algériens indépendants et trois Européens libéraux, présidé par l’ancien président de l’Assemblée algérienne Abderrahmane Farès, fut installé à Boumerdès, ex-Rocher noir, le 13 avril 1962.
5 975 000 votants sur 6 000 000 avaient répondu «oui»
Sur sa proposition, la date du référendum d’autodétermination de l’Algérie fut fixée au 1er juillet, raccourcissant la période transitoire à trois mois et dix jours. La commission centrale de contrôle déclara le 3 juillet qu’à la question posée, «Voulez-vous que l’Algérie devienne indépendante en coopérant avec la France ?», environ 5 975.000 votants sur 6 000.000 avaient répondu «oui». Aussitôt, le président de l’Exécutif provisoire proclama l’indépendance de l’Algérie, et le président de la République française la reconnut.
L’Exécutif provisoire resta en fonction pour organiser l’élection d’une Assemblée nationale (dans laquelle les citoyens français d’Algérie obtinrent 10% des sièges), et lui remit ses pouvoirs le 25 septembre 1962 (en même temps que ceux du GPRA).
En effet, le cessez-le-feu et la déclaration des garanties furent très vite bafoués. Le dispositif des accords fut rapidement démantelé, d’abord par une insécurité généralisée, puis par des décisions prises par le nouveau gouvernement algérien.
L’Organisation armée secrète a été la seule responsable de la faillite des accords d’Evian. En effet, l’OAS a condamné ces accords qu’elle jugeait illégaux et illégitimes, et s’est efforcée d’en empêcher l’application en sabotant le cessez-le-feu. Ses commandos ont redoublé leurs attaques, à la fois contre le FLN, la population et contre les forces gouvernementales françaises, qu’ils considéraient désormais comme forces ennemies. Ils ont ainsi provoqué des affrontements sanglants avec celles-ci (bataille, bouclage et ratissage à Oran et à Alger, Bab-el-Oued, puis fusillade de la rue d’Isly le 26 mars 1962.
En même temps, ils ont tenté de provoquer la rupture du cessez-le-feu par le FLN, en chassant les Algériens des quartiers européens par des meurtres en série et en les harcelant dans leurs propres quartiers, afin d’obliger l’armée française à s’interposer et à rompre à son tour le cessez-le-feu. Ces faits sont vrais, et ils ont aggravé les souffrances de la population algérienne et des Français d’Algérie. Les responsabilités du FLN ont été non moins importantes. On a souvent rendu hommage à la modération dont il aurait fait preuve durant la période du cessez-le-feu, en empêchant les foules algériennes de réagir aux provocations de l’OAS. Dès le premier jour, le FLN prépara sa prise du pouvoir suivant sa propre interprétation des accords d’Evian, mais contrairement à de nombreuses clauses du cessez-le-feu et de la déclaration des garanties, les troupes de l’ALN sortirent en armes de leurs zones de stationnement, et ont recruté des volontaires pour regonfler leurs effectifs, en appelant à déserter les soldats et supplétifs musulmans de l’armée française, mais aussi ceux de la force locale. C’est à cette occasion que certains ont tourné leurs vestes et devenus «maquisards». C’est derniers infiltrés dans les rangs de l’ALN sont suspectés d’avoir provoqué la division entre les combattants des wilayas. Seules les divisions internes du FLN-ALN pouvaient l’empêcher de prendre le pouvoir dès cette proclamation. En effet, les tensions entre ses différentes factions aboutirent à l’échec du CNRA réuni à Tripoli en mai et juin 1962 pour lui donner un programme et une nouvelle direction politique. A la veille du référendum d’autodétermination, le GPRA présidé par Benyoucef Ben Khedda était contesté par le bureau politique dirigé par Ahmed Ben Bella, et par l’état-major général de l’ALN commandé par le colonel Houari Boumedienne. Le 3 juillet, le GPRA entra à Alger, accueilli par l’Exécutif provisoire qui lui remit sa démission (contrairement aux accords d’Evian) ; mais il la refusa et le pria de rester à son poste jusqu’à l’élection et la réunion de l’Assemblée nationale.
Ainsi, la souveraineté algérienne et la responsabilité du maintien de l’ordre échurent à un exécutif sans prestige et privé de toute autorité par la désertion massive de la force locale vers les wilayas, alors que deux coalitions instables se réclamant également du FLN-ALN, s’affrontaient pendant trois mois pour le pouvoir, jusqu’au bord de la guerre civile.
La première compagnie et le 3e bataillon de l’ALN postés à la frontière ouest entrent à Mostaganem en juillet 62 et s’installent précairement dans les trois casernes évacuées par l’armée d’occupation, il s’agit de Raisin-ville, Fort de l’Est, et une cave vinicole au quartier de la marine. Cette troupe ne savait pas encore où aller ni qui la commandait. Plus tard, elle constitua le 4e sous-groupement au siège limitrophe de l’hôtel Sahel, alors que la plus grande caserne militaire, aujourd’hui Institut d’agronomie, est demeurée vacante.
Les garanties de sécurité données aux Français d’Algérie et aux Algériens pro-français sombrèrent dans le chaos. Le plébiscite de la liste unique du FLN à l’Assemblée nationale démentit les illusions démocratiques des auteurs des accords, et camoufla la prise du pouvoir par la force militaire la mieux organisée, l’armée des frontières du colonel Boumediene principal soutien à Ben Bella. Ainsi, les négociateurs algériens des accords d’Evian furent écartés du pouvoir. Après la formation du premier gouvernement de l’Algérie indépendante par Ahmed Ben Bella, les dirigeants algériens s’efforcèrent de libérer les harkis détenus. Environ 200 harkis libérés sur ordre du commandant Salim Saadi, raconte aujourd’hui un moudjahid présent lors de ces événements. Bien loin d’encourager les Français d’Algérie repliés en France à revenir, ils forcèrent à s’en aller la plupart de ceux qui avaient tenté de rester, par une politique de nationalisation et de socialisation. En effet, le programme de Tripoli adopté sans débat par le CNRA en mai 1962 – avant la ratification des accords d’Evian par le peuple algérien – les avait dénoncés comme une plate-forme néo-colonialiste et un obstacle à la révolution algérienne. Aucun des deux camps qui s’étaient affrontés pendant l’été 1962, en particulier les deux Wilayas, la IV et la V, ne pensaient aux deux peuples, c’était la bataille vers le pouvoir qui primait. Enfin, les responsabilités du gouvernement français dans l’échec des accords ne sont pas négligeables. Il les avait présentés comme la solution du bon sens, la meilleure solution pouvant sauvegarder dans toute la mesure du possible les intérêts légitimes de la France et ceux des Français d’Algérie. Puis il a rejeté sur l’OAS toute la responsabilité de leur effondrement. Or, deux constats s’imposent.
Dès la proclamation de l’indépendance, l’armée française a perdu le droit d’intervenir sans l’accord des nouveaux responsables algériens, notamment le 5 juillet à Oran. Il y a bien eu deux poids et deux mesures, parce que les violations du cessez-le-feu par l’OAS empêchaient la France de mettre fin à la guerre d’Algérie, alors que celles du FLN-ALN empêchaient seulement une fin honorable. Or, la rapide dégradation de la situation en Algérie l’a conduite à accélérer le retrait des troupes et de la souveraineté française, mais sans remettre en cause la coopération autrement que par des menaces verbales. Elle a ainsi donné l’impression d’ignorer ou de minimiser volontairement des actes contraires aux accords d’Evian et incompatibles avec une coopération sereine, pour éviter de constater la caducité des accords. Dans l’hypothèse de «l’arrachement», la France aurait conservé toute la responsabilité de la sécurité des habitants de l’Algérie qui auraient voulu rester français, puis celle de leur réinstallation et de leur indemnisation.
Cinquante-deux ans après, comment juger les accords d’Evian ? En Algérie, où le 19 mars est devenu fête de la victoire, les reproches formulés dans le programme de Tripoli contre la plate-forme néo-colonialiste semblent oubliés. L’ancien président du GPRA, Benyoucef Ben Khedda, a répété jusqu’à sa mort un bilan triomphal, citant comme premier titre de gloire de la Révolution algérienne celui d’avoir réussi à recouvrer la souveraineté nationale. Mais aujourd’hui, une grande partie des Algériens et surtout la jeunesse, ose dire que l’Algérie aurait eu intérêt à rester française. En France, il est impossible de parler de victoire, à moins de considérer que le seul but des accords d’Evian était de la débarrasser du boulet algérien à tout prix. On comprend aisément qu’une grande partie des rapatriés continuent à les juger illégitimes dans leur principe.
Il est certain que ce n’est pas à travers ce prisme que nous devrions voir l’indépendance de notre chère Algérie. Nous l’avions constaté, au moment où déferlaient tumultueusement les périls, les appétits malsains, les opportunismes médiocres sur un pays jeune, à peine la cinquantaine.50 années passées pour un pays comme l’Algérie, qui déjà les signes de rupture entre gouvernant et gouvernés se montraient de plus en plus. Tout cela relevait et relève toujours de la perte des relais éprouvés de jadis, des points de repère et antécédents évoqués déjà, c'est-à-dire d’une grave rupture avec l’algérianité séculaire et moderne à la fois qui s’était affirmée contre vents et marées comme une discipline sociale, une culture et un facteur d’évolution, et cela malgré, bon gré. Cette rupture, avec d’autres brèches sans cesse élargies, était synonyme aussi d’un tri invraisemblable s’opérant dans la classification des choix qui faisaient moins de cas de certains périls immédiats ou susceptibles de compromettre l’équilibre de l’économie et de porter atteinte à la cohésion nationale pour le long terme, que de «menaces» présumées visant des valeurs et abstractions vénérables, certes, mais dont la personnalité algérienne retrempée par les souffrances.
Abdelkader Benbrik
 

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