Halim Benattallah : «La conférence des pays non alignés à Alger est une opération de marketing»

Cette conférence ministérielle du Mouvement des pays non alignés (MPNA) à Alger est une opération de marketing diplomatique dont l’intérêt n’est pas négligeable pour l’Algérie. Surtout, on ne peut sous-estimer l’importance du côté «arrière-boutique» qui s’attache aux conférences de cette dimension. Les rencontres, concertations, conciliabules mini-sommets, médiations, qui s’y tiennent est la partie immergée de l’iceberg. N’est pas à négliger, non plus, le volet partage d’analyses et d’évaluation des événements. C’est, par exemple, l’occasion pour un pays asiatique ou latino-américain de s’informer sur la situation en Libye, sur la Syrie ou sur le Sahel. Pour d’autres, c’est l’occasion d’exposer leur cause, alors que d’autres viennent pour obtenir des soutiens ou des aides. Il n’est pas un pays qui n’ait pas «une marchandise» d’intérêt national à vendre. Tout pays participant a ainsi l’occasion de quitter la conférence en ayant pris le baromètre du contexte. Chacun tirera un bénéfice ou une frustration à la mesure de son ambition. Mais c’est tout bénéfice pour le pays hôte, surtout qu’il ne s’agit pas d’une réunion extraordinaire devant traiter à chaud d’une crise internationale, un événement qui aurait attiré l’attention des grandes puissances et fait courir des risques d’échec au pays hôte. Néanmoins, l’écho de cette conférence sera amoindri par d’autres événements qui vont capter l’attention des médias et de l’opinion publique internationale comme les élections au parlement européen ou l’Ukraine. Pour autant, il y a quelques interrogations qui restent en suspens à propos du poids réel et de la notoriété du MPNA sur la scène internationale. La première interrogation a trait à l’audience du MPNA auprès de notre opinion publique, en particulier auprès des jeunes Algériens, ceux nés en 1988 par exemple. La question mériterait de leur être posée, puisque ce «mouvement» redevient visible en Algérie après une très longue éclipse. Cette première interrogation en induira d’autres qui nous aideront à faire un rapide tour de piste sur le sujet. Les jeunes générations d’aujourd’hui se reconnaîtraient-elles dans le message véhiculé aujourd’hui par le MPNA, un message qu’elles ne perçoivent sans doute pas, au contraire des générations qui ont accompagné l’essor de ce mouvement dans le contexte des luttes tiers-mondistes ? Ces dernières s’identifiaient aux principes du Mouvement, aux batailles qu’il menait pour la libération des peuples et pour un nouvel ordre international ? Celles d’aujourd’hui auront quelques difficultés à lui trouver un socle idéologique. En outre, manquerait-il au MPNA (à lui aussi ?) un «ennemi» idéologique et une idéologie de support, pourraient faire observer les plus informés d’entre eux ? Est-ce que les liens de solidarité qui cimentaient les anciennes générations à travers tous les continents sont toujours aussi mobilisateurs ? Est-ce qu’un jeune d’aujourd’hui sait que le Mouvement des pays non alignés a constitué un rempart contre les agressions étrangères et que son pays pouvait compter sur la mobilisation des pays qui le composent pour se libérer ou pour se défendre, au plan diplomatique comme sur le terrain. Je ne puis préjuger de la nature de la réponse qui serait fournie par un jeune Algérien qui a vécu la tragédie des années 1990. De même, un jeune Libyen sait-il qu’en d’autres temps la coalition des pays non alignés se serait mobilisée pour empêcher le bombardement de son pays et qu’elle aurait tenté toutes les médiations, l’Algérie en tête sans aucun doute, pour trouver une issue pacifique. Le règlement pacifique des différends était son credo. La même question mériterait d’être posée, mais autrement à un jeune Syrien, à un jeune Palestinien, à un jeune Malien : pensent-ils que le Mouvement des pays non alignés peut peser de tout son poids pour aider leurs pays ? Une deuxième interrogation vient à l’esprit : la direction du mouvement des pays non alignés était avant tout une affaire de chefs d’Etat charismatiques, des personnalités hors du commun, fruits de leur époque, qui ont tout à la fois marqué l’histoire de leurs pays et laissé leur empreinte propre sur la scène internationale. Ils n’étaient pas contestés à l’intérieur et étaient écoutés à l’extérieur. La mise en commun de leur prestige personnel et du rang respectif de leurs pays donnait du poids au message du mouvement des pays non alignés ainsi qu’à son action collective, dans la négociation, sur tous les champs de la confrontation est-ouest et sur l’ensemble des problématiques nord-sud. Faut-il attendre l’émergence de nouveaux leaders et d’un nouveau leadership global du mouvement, au détour d’un tournant dont l’Histoire a le secret, pour que ce mouvement réinvente une cause collective en prise avec son temps ? Dans le monde multipolaire qui se dessine, retournera-t-il, à temps, pour y occuper son rang ?
Autre interrogation : ce mouvement a-t-il encore un groupe de pays moteurs qui entretiendrait sa dynamique, des pays représentatifs de ses courants internes, respectés par eux-mêmes au sein du mouvement, comme à l’époque auprès de l’ex-URSS ou du camp occidental ? A-t-il le peloton d’avant-garde indispensable qui pourrait constituer sa force de frappe politique : l’ex-Yougoslavie a éclaté et les pays qui en sont issus sont devenus membres de l’UE. La Serbie aspire à rejoindre l’UE. L’Inde s’est recentrée sur sa région, une région de colosses politiques, économiques, commerciaux et militaires, et dont les Etats-Unis font une priorité. L’Egypte, neutralisée par le conflit avec Israël, est aujourd’hui dans la tourmente pendant que l’Algérie, à peine sortie d’une tourmente, doit faire face à des défis déstabilisateurs dans sa région. Cuba, l’internationaliste actif, qui tirait son punch diplomatique et son activisme militaire du soutien de l’ex-URSS, s’est aussi recentrée à la faveur de son évolution au plan interne. En attendant l’émergence d’un nouveau leadership, c’est la classe dite des pays émergents dont l’Algérie ne fait pas partie qui s’est fait une place dans le monde de la globalisation. La fin de la guerre froide a sans doute accéléré le processus de la globalisation que des pays comme l’Afrique du Sud, l’Inde (le Brésil membre des 77), et autres ont intégré. Ils ont épousé le mouvement global du changement des rapports de forces économiques. Ils sont devenus acteurs de la globalisation. Leurs intérêts financiers et commerciaux sont dans la globalisation où ils sont en train d’acquérir des parts de marché et des actifs, et ils sont membres de l’OMC. Le forum des BRICS qui n’est certes pas des plus homogènes, mais là n’est pas son objectif, a émergé en pôle de concertation économique face aux Etats-Unis en particulier. Sur ce plan, les intérêts économiques entre pays non alignés se sont nettement différenciés, ce qui ne peut que diminuer de la pertinence de la rhétorique économique des pays non alignés et affaiblir les liens de solidarité. Que peut-il y avoir de commun en effet entre des entreprises publiques se nourrissant au budget de l’Etat et des empires privés indiens partis à la conquête du monde à la faveur de l’abattement des barrières commerciales ? L’exercice auquel peuvent se livrer les pays non alignés de nos jours a-t-il encore l’écoute des grands décideurs économiques internationaux ?
Une dernière interrogation enfin : elle a trait au comportement «non éthique», c’est le moins qu’on puisse dire, de pays membres se livrant à des opérations de déstabilisation de leurs voisins ou servant de tête de pont à des opérations de renversement de régime, y compris la participation indirecte à l’élimination de chefs d’Etat qui, hier encore, étaient dans leurs rangs. Ou encore de pays membres soutenant ouvertement les hordes terroristes, en les finançant et en les acheminant d’un coin à l’autre de la planète. Dans les rapports de force récents, il est courant que des pays non alignés participent à des coalitions militaires dirigées contre un autre pays non aligné. Rappelons le cas de l’Egypte : lorsqu’elle avait signé les accords de Camp David, elle avait essuyé l’opprobre général. Aujourd’hui, le Qatar sera-t-il en point de mire ? Les procédures internes de règlement des conflits seront-elles activées ? Les ingérences extérieures et l’intervention étrangère en Libye et en Syrie seront- elles d’actualité ? En son temps, la médiation de Lakhdar Brahimi, mise en échec y compris par des membres des pays non alignés, aurait gagné à être soutenue par le MPNA. Le MPNA était absent de la gestion de cette crise, et d’autres théâtres, par la volonté des pays membres…
Halim Benattallah
Ancien secrétaire d’Etat, ancien ambassadeur à Bruxelles

 

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