Exclusif – L’ex-chef de la DGSE : «Il y a de grands professionnels au sein des services algériens»

Algeriepatriotique : La coopération entre les services français et algériens n’a jamais cessé depuis l’irruption de la violence islamiste en Algérie puis en France en 1995… Cette coopération s’est-elle renforcée ces dernières années, selon vous ?

Algeriepatriotique : La coopération entre les services français et algériens n’a jamais cessé depuis l’irruption de la violence islamiste en Algérie puis en France en 1995… Cette coopération s’est-elle renforcée ces dernières années, selon vous ?
Alain Chouet :
La coopération entre les services algériens et français fonctionne en fait depuis le milieu des années 80 et a été initiée par des collaborations sur des sujets d’intérêt commun au Moyen-Orient, en particulier au Liban. Elle n’a jamais cessé depuis, même si elle a connu des hauts et des bas en fonction des aléas des relations politiques entre les deux pays qui n’ont jamais été simples tant l’histoire pèse sur elles. Les services français ont actuellement la chance d’avoir comme interlocuteurs au sein des services algériens des grands professionnels qui se sont débarrassés de tout préjugé au profit de leur mission et des missions communes de nos services respectifs qui sont de lutter contre la barbarie salafiste dont les musulmans sont partout les premières victimes.
L’Algérie a combattu le terrorisme dans les années 90 pendant que l’Occident qualifiait cette lutte antiterroriste de «guerre civile». Pourquoi cet amalgame perdure-t-il ? On continue d’entendre, en effet, les médias utiliser cette expression au lendemain des attentats de Paris…
Cette querelle sémantique n’a pas beaucoup d’intérêt ni de sens et certains de nos médias en France ont tendance à privilégier les formules-chocs et le spectaculaire au détriment de l’objectivité. On parle de «guerre civile» quand une fraction significative de la population d’un pays entre en confrontation armée avec une autre. C’est tout de même la situation au bord de laquelle l’Algérie s’est trouvée au tournant des années 90 et dont les activistes des GIA ont profité pour tenter de s’affirmer par des moyens terroristes. Je laisse la responsabilité de leurs propos à ceux qui qualifient de «guerre civile» la violence exercée par les GIA en Algérie, par Aqmi au Sahel, par Boko Haram au Nigeria, par les shebab en Somalie, par l’Etat Islamique en Irak, par Jabhat Al-Nosra en Syrie. Ce sont à mes yeux autant de factions minoritaires qui veulent imposer leur ordre totalitaire par le terrorisme.
Les mesures annoncées par Valls sont-elles suffisantes pour endiguer ce fléau ?
Elles sont indiscutablement nécessaires, mais doivent s’appuyer sur une volonté politique sans faille de reconquérir les «territoires perdus» de la République où s’épanouissent le fondamentalisme réactionnaire et la violence criminelle et sociale. Il s’agit bien sûr des zones géographiques où les services fondamentaux de l’Etat (police, pompiers, services sociaux et médicaux, etc.) ne vont plus par crainte d’affrontements directs, mais aussi des institutions où on a cru possible – au nom du «politiquement correct» – d’assurer la tranquillité en renonçant à nos valeurs et en faisant des concessions au fondamentalisme activiste : l’école, l’hôpital, les piscines, les gymnases, les prisons, etc. Il nous faudra sans doute aussi reconsidérer – en concertation avec tous les Français musulmans – la façon dont nous avons laissé en France depuis la fin des années 80 une minorité de néo-hanbalites, wahhabites ou Frères musulmans, si minoritaires en islam, s’autoproclamer interprètes exclusifs des textes sacrés et seuls prescripteurs de la pratique religieuse. C’est une imposture. Nous avons en France quelque 5 millions de musulmans. 1% d’entre eux – environ 50 000 – a versé dans la transgression sociale ou criminelle. Et parmi ceux-là, à peu près 5 000 ont rallié les rangs de la provocation fondamentaliste et de la violence plus ou moins djihadiste. C’est au nom des 99% qui ne demandent qu’à vivre parmi nous en paix et selon nos lois que nous devons mener ensemble un combat sans concession contre la poignée de sociopathes qui veulent faire leur bonheur malgré eux comme les terroristes d’Action directe, des Brigades rouges ou de la Rote Armee Fraktion voulaient faire le nôtre dans les années 70.
On évoque désormais en France le possible recours à l’Etat d’urgence, aux centres de détention, aux cellules d’isolement… Ces mesures appliquées en Algérie dans les années 90 étaient critiquées par la France. Est-ce quelque part l’aveu d’un manque de clairvoyance ?
A ma connaissance, aucun leader politique responsable n’a suggéré à ce jour le recours à l’Etat d’urgence en France même si, suite à l’émotion suscitée par les attentats, certains médias en mal d’audience en ont évoqué la possibilité voire la nécessité. L’idée de créer des centres de détention spécialisés pour les militants politiques violents et de mettre les plus dangereux d’entre eux à l’isolement n’a rien de critiquable en soi, bien que ce soit difficilement envisageable sur le plan matériel dans l’Etat actuel du système carcéral français. Ce ne sont pas ces mêmes mesures d’isolement mises en œuvre en Algérie qui avaient suscité des critiques en France et ailleurs en Europe dans les années 90, mais plutôt les violations des droits de l’Homme et les tortures auxquelles les autorités algériennes étaient soupçonnées par certains de se livrer sur les détenus dans ces centres spécialisés. A titre personnel, je comprends le réflexe de fierté nationale qui a conduit les responsables politiques et sécuritaires algériens à refuser de se justifier de telles accusations, mais cela n’a pas contribué à dissiper les soupçons des «bien-pensants» occidentaux.
Vous dites que l’Europe n’est pas prête à faire face au risque terroriste sur son sol. Pourquoi ? Manque d’expérience ? De volonté ? De moyens adéquats ?
Parce que dans ce domaine comme dans bien d’autres, l’Europe va au combat en ordre dispersé, sans volonté collective et sans structures mutualisées. Un certain nombre de pays qui n’ont pas de passé historique sur la rive sud de la Méditerranée, ou qui ne sont pas impliqués dans des opérations extérieures contre le djihadisme, ou dont la population de confession musulmane est quasi inexistante, ne souhaitent pas être mêlés à cette affaire. D’autres qui, au contraire, ont une population musulmane importante craignent que leur éventuel engagement suscite des réactions violentes parmi cette population. Enfin, il y a ceux qui pensent toujours qu’en faisant des concessions répétées au fondamentalisme, on calmera l’ardeur des fondamentalistes. C’est là méconnaître gravement la stratégie séculaire des Frères musulmans qui consiste toujours et partout à «mettre un pied dans la porte» puis à exploiter toutes les failles, les contradictions, les faiblesses des sociétés d’accueil pour s’y frayer un chemin et asservir les musulmans. Au total, tout cela fait que, jusqu’à maintenant, les différents services de renseignement, de police et de justice européens coopèrent mal entre eux sur ce problème. Les cas de terrorisme avérés font évidemment l’objet de collaborations correctes. En revanche tout ce qui touche aux personnes et aux structures qui – sans être vraiment illégales – préparent et conduisent inéluctablement à la violence fondamentaliste ne fait pas objet de consensus.
Vous estimez que le groupe terroriste Daech est une véritable armée de professionnels de la violence avec un chef, une mission, des moyens, des uniformes et un agenda et des objectifs précis. Qui a permis la création d’une telle nébuleuse ?
L’Etat Islamique est la filiation directe d’Al-Qaïda en Irak de feu Abou Moussaab Al-Zerqawi dont l’objectif principal était, dans les années 2004-2008, de s’opposer à la présence américaine en Irak et à la conséquence inéluctable de cette présence qui s’analysait en un contrôle politique du pays par sa majorité chiite et à la connivence de celle-ci avec l’Iran. Outre ses partisans sunnites locaux, la majorité des volontaires étrangers d’Abou Moussaab étaient alors saoudiens ou ralliaient ses rangs via la frontière saoudienne. Et les services saoudiens ne se sont jamais cachés d’apporter à ce groupe diverses formes d’assistance. Ce soutien s’est prolongé au profit de l’Etat Islamique, en concurrence avec des soutiens qataris, jusqu’à l’été 2013 où, pour des raisons différentes, ces deux pays ont arrêté leurs aides publiques au mouvement, le contraignant d’ailleurs à «sortir du bois» et à étendre son contrôle territorial pour se trouver d’autres sources de financement par le pillage, le racket et le contrôle de certaines infrastructures pétrolières.
Comment expliquez-vous les frappes timides et hésitantes de la coalition des pays de l’Otan contre les positions de Daech en Irak ?
En fait, seuls les Etats-Unis sont réellement à la manœuvre dans cette affaire. La France, le Royaume-Uni et la Jordanie apportent un soutien limité. La participation de l’Arabie et des Emirats, également limitée, semble surtout destinée à ce que l’opération n’apparaisse pas comme une «croisade» de l’Occident contre l’islam. La Turquie, pourtant membre de l’Otan, conserve une attitude très ambiguë, voire suspecte, et interdit l’utilisation de ses aéroports aux appareils de l’alliance tandis qu’elle laisse sa frontière complaisamment ouverte dans les deux sens aux volontaires internationaux du djihadisme. Après leurs fiascos en Somalie, en Afghanistan et en Irak, les Américains ne souhaitent pas s’engager trop visiblement dans des opérations déterminées qui ne pourraient que se conclure par un engagement au sol que l’opinion publique américaine refuse absolument. Washington «joue donc la montre» en espérant sans trop y croire que l’armée irakienne reformatée au sud et les Kurdes au nord pourront un jour prendre la relève. La France et la Grande-Bretagne – qui ont juré la perte de Bachar Al-Assad – limitent leurs opérations au territoire irakien sous prétexte de ne pas affaiblir le front anti-régime en Syrie et, en conséquence, les militants de l’Etat Islamique y trouvent refuge. Et comme, en définitive et en pratique, les seules victimes de l’Etat Islamique sont pour l’instant (j’insiste sur «pour l’instant») des habitants des régions occupées par les djihadistes, cela n’émeut malheureusement pas beaucoup plus les opinions occidentales que les innombrables victimes de Boko Haram au Nigeria… ou que, par le passé, les victimes algériennes des GIA.
Dans une déclaration au journal français Le Point, vous avez expliqué que pour venir à bout de la violence islamiste, il faut s’attaquer aux «parrains» idéologiques et financiers. Qui sont-ils ?
Que l’on s’attaque à Al-Qaïda en péninsule arabique, à l’Etat Islamique en Irak et au Levant, à Mokhtar Ben Mokhtar au Sahel ou aux frères Kouachi en banlieue parisienne, on s’attaque aux effets violents du fondamentalisme politique islamiste et non à leurs causes. Et ces causes résident principalement dans la volonté de contrôle de l’islam mondial par les théocraties wahhabites en mal de légitimité face à l’Iran chiite et aux aspirations démocratiques des masses arabes. Comme l’Union soviétique des années 30 qui ne pouvait tolérer ni surenchères à gauche ni déviances sociales démocrates, les théocraties sunnites ne peuvent tolérer ni dépassement en islam ni contestation démocratique ou au moins consensuelle. Ce qui les conduit à favoriser partout où elles peuvent, à coups de pétrodollars dont elles ne manquent pas, une lecture et une pratique la plus extrémiste possible d’une religion dont leur interprétation néo-hanbalite réactionnaire et figée ne concernait il y a trente ans qu’environ 2% du monde musulman. Tant qu’on ne voudra pas considérer ces causes et tenter d’y remédier, on s’épuisera sans fin à essayer d’en combattre les effets.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
 

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