Document historique – La lettre qui déclencha les désertions au sein de l’armée française (I)

La lettre que nous publions dans la rubrique Documents et ci-dessous est une pièce d’archives d’une grande utilité pour l’écriture de l’épopée de la guerre de Libération nationale, mais très peu d’historiens en ont traité. Elle a été envoyée, en 1957, au président français René Coty par 52 officiers de l’armée française qui se sont sentis comme pris dans un piège par la lutte armée déclenchée par le FLN, le 1er novembre 1954. Ils ne voulaient pas faire la guerre à leurs «frères du FLN» avec lesquels ils étaient en contact. C’est ce que l’initiateur de la lettre ouverte au président Coty, le lieutenant Abdelkader Rahmani, a tenté d’expliquer : lui et les 51 autres officiers refusaient de servir contre l’ALN, tout comme ils ne se voyaient ne pas combattre contre l’armée française. La lettre fait part au président de la République du cas de conscience dans lequel est placé l'ensemble des officiers algériens en activité au sein de l'armée française du fait de la guerre menée par la France en Algérie. «Déchirés par ce terrible dilemme dont on ne voit pas l'issue immédiate», c’est ainsi qu’il décrit leur situation. L’auteur de la lettre rappelle que malgré toutes les marques de racisme qu’ils ont subi, ils ont rempli leur devoir de soldats sur tous les fronts où la France les envoyait la défendre. «Ils doivent, écrit le lieutenant Abdelkader Rahmani, demeurer fidèles à leur parole d'officiers et à l'idéal d'amitié franco-algérienne auquel ils consacrent leur vie.» Mais en même temps, ils ont la conviction profonde que «la tournure des événements actuels va à l’encontre même de cet idéal». Il déplore cette guerre qui va approfondir davantage «le fossé entre deux éléments appelés à cohabiter pacifiquement». Mais les signataires de la lettre, qui s’expriment en tant qu’officiers algériens, ne veulent pas «passer pour des traîtres aux yeux des Algériens» et ne cherchent pas à «rompre avec notre passé de soldats au service de la France». Or, les Algériens sont massacrés par des hommes qui portent le même uniforme qu’eux, celui de l’armée française. Ils menacent implicitement de déserter, «si la politique française ne se dirige pas vers une solution équitable». Cette solution, la seule selon eux, est «une orientation vers un règlement pacifique dénué de toute violence, ce qui permettrait d'engager une conversation immédiate et loyale entre les représentants des deux communautés». Mais ils tiennent à préciser que leur démarche «n'est empreinte d'aucune idée de rébellion, d'aucun acte d'indiscipline». Ils pensent qu’en leur qualité d’officiers français d'origine algérienne, ils pourront «faire un lien solide entre nos deux peuples» d’où le sentiment d’une «écrasante et douloureuse responsabilité qui nous incombe face à la France et face à l'Algérie». C’est pourquoi, dans cette situation de guerre engagée par la France coloniale contre l’Algérie en lutte pour son indépendance, ils demandent au chef suprême de l'armée de «trouver une issue honorable au cas de conscience posé à la corporation des officiers algériens». Pour toute réponse, Abdelkader Rahmani est mis sous les verrous et inculpé d’une «entreprise de démoralisation de l’armée». Il tombe sous le coup de l’article 76 du code militaire qui prévoit une peine de réclusion. Le 28 mars 1957, il est incarcéré à Fresnes, après vingt-huit jours d’arrêts de forteresse. Mais sa démarche a été sans doute déterminante dans la décision prise par nombre de soldats, sous-officiers et officiers algériens, incorporés alors dans l’armée française, de déserter leurs casernes pour rejoindre l’Armée de libération nationale (ALN). L’aventure du lieutenant Abdelkader Rahmani restera dans l’histoire sous le nom de «l’Affaire des officiers algériens», titre de son livre paru en 1959 aux éditions du Seuil. Né en Kabylie, en 1923, 92 ans donc, il vit actuellement en France comme un paisible retraité.
Houari Achouri

La lettre du lieutenant Abdelkader Rahmani :

Monsieur le président de la République,
A l'issue de différentes rencontres, l'ensemble des officiers algériens en activité au sein de l'Armée française ont convenu de porter à la connaissance de M. le président de la République le cas de conscience dans lequel les place la politique actuelle menée en Algérie. Face aux événements qui bouleversent depuis plusieurs années notre pays, nous restons soucieux de demeurer fidèles à notre parole d'officiers et à l'idéal d'amitié franco-algérienne auquel nous consacrons notre vie. Passant outre aux brimades mesquines, aux injustices ou règlements humiliants qui pouvaient marquer notre carrière, nous avons rempli notre devoir de soldats sur tous les fronts où la France nous envoyait la défendre. Qu'il nous soit permis de rappeler que, depuis 1832, les Algériens ont contribué par leur sang et leur bravoure à la grandeur de la France et à la création de son empire d'outremer. Liban (1869-1918), Mexique (1881), Indochine (1888), Afrique occidentale, Madagascar (1895), Afrique équatoriale (1908), Maroc (1925-26), Syrie (1920) et tant d'autres… Guerres de 1870 et de 1914-18.
Aux jours sombres de 1940, aucun Algérien n'a trahi sa patrie adoptive malgré l'action défaitiste des Allemands et la faiblesse de la France. Toujours égal à lui-même, l'officier algérien a servi la France dans les bons comme dans les mauvais jours. Qu'il nous soit permis de rappeler encore les innombrables morts Nord-Africains qui jonchèrent les champs de bataille de Tunisie, d'Italie, de France, d'Allemagne, d'Indochine, de Corée… aujourd'hui d'Algérie, au sein d'une armée dite de «pacification». Si nous gardions secrètes toutes nos amertumes et nos inquiétudes, c'est que d'une part notre éducation même nous attachait au pays que nous servions et que d'autre part, nous voulions espérer que nos sacrifices serviraient tôt ou tard l'amitié franco-algérienne. Aujourd'hui, cet espoir fait place à la conviction profonde que la tournure des événements actuels va à l’encontre même de cet idéal. Notre situation d'officiers algériens est rendue intenable par la lutte sanglante qui oppose nos camarades français et nos frères de sang, ceux-là mêmes qui les libérèrent il y a douze ans, aux côtés des Forces françaises libres. Lutte visant à approfondir davantage le fossé entre deux éléments appelés à cohabiter pacifiquement.
Si nous nous adressons à vous, qui représentez la nation française, ce n'est certes pas pour rompre avec notre passé de soldats au service de la France, ce n'est pas non plus pour nous dégager de tous les liens d’amitié, de camaraderie, de fraternité, qui nous attachent à elle, ainsi qu'à ses traditions militaires, mais par hostilité à l'égard d'une politique qui transformerait, si nous l'approuvions, cet attachement en trahison envers le peuple algérien qui nous regarde et envers la France qui a et aura besoin de nous. En définissant notre position et les sentiments qui nous animent aujourd'hui, nous faisons appel à votre compréhension, avec la certitude de nous maintenir, par cette démarche exceptionnelle, dans les traditions de loyauté et de droiture qui font la force de tout officier d'honneur. Nous n'en voulons pour preuve que celle-ci :
Depuis les événements d'Algérie, nous n'avons ni failli, ni pris la parole contre la France. Des officiers algériens continuent à servir la cause française face à leurs compatriotes, peut-être même à leurs parents, et tombent au service de la France en Algérie. Nous maintenons nos tirailleurs et sous-officiers algériens dans le calme et la discipline. Mais aujourd'hui, déchirés par ce terrible dilemme dont on ne voit pas l'issue immédiate, nous vous disons loyalement et respectueusement : si la politique française ne se dirige pas vers une solution équitable, nous n'aurons plus ni les moyens ni les raisons valables pour justifier notre mission au sein de l'Armée française.
Nous tenons à proclamer que notre démarche n'est empreinte d'aucune idée de rébellions, d'aucun acte d'indiscipline. Officiers français d'origine algérienne, nous sommes conscients de l'écrasante et douloureuse responsabilité qui nous incombe face à la France, face à l'Algérie. Nous sommes et pourrons faire un lien solide entre nos deux peuples. En notre âme et conscience, la seule solution est une orientation vers un règlement pacifique dénué de toute violence, ce qui permettrait d'engager une conversation immédiate et loyale entre les représentants des deux communautés.
Nous demandons en outre au chef suprême de l'Armée de trouver une issue honorable au cas de conscience posé à la corporation des officiers algériens, tant que les événements présents séviront.
 

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