Une contribution d’Aziz Mouats – Evocations de l’insurrection du 20 août 1955

Ce samedi 20 août 1955, j’avais 5 ans et demi et j’ai assisté au déferlement des insurgés à partir du marabout de Sidi-Ahmed qui surplombe la Prise d’Eau. Ce marabout est celui de la famille Mouats qui possède des lopins de terre sur le versant gauche de Béni Mélek. C’est vers 11h que nous entendons s’élever pour la première fois l’appel au djihad, donnant ainsi le signal à quelque 4 000 fellahs encadrés par des responsables et autres combattants FLN de foncer sur Philippeville, une grande agglomération côtière de 70 000 habitants. Cet appel est de suite relayé par les youyous des femmes et des jeunes filles de la famille. En face de notre mechta, la famille Messina, le père, la mère et les trois ou quatre enfants, voyant la foule déchaînée, quittent la ferme et remontent s’abriter sur le mamelon. Mais là, ils tombent nez à nez avec une deuxième colonne d’insurgés conduite par Mouats Lyazid, mon oncle maternel. C’est lui qui interdit à ses combattants de tuer les Messina, soulignant qu’ils n’étaient que des métayers. Ils lui doivent donc la vie sauve. Un geste qu’ils oublieront le lendemain, puisque c’est Messina lui-même qui allait dénoncer notre famille aux militaires. Mon père et mes oncles Salah et Rabah – 14 et 16 ans –, lui revenant du maquis et ses jeunes frères de la ville où ils s’étaient planqués la veille de l’insurrection et s’étaient retrouvés pour la dernière fois, seront cueillis à l’instar des autres membres de la famille le mardi 23 août aux premières lueurs du jour. En effet, à peine le jour était-il levé que les soldats investissent nos maisons, nous font sortir dehors pour assister à un spectacle macabre. Avec leurs machettes, ils égorgent nos poules et nos lapins qu’ils emportent dans leurs gibecières. Chèvres, vaches, mules et moutons sont également saisis et emportés. Ensuite, les femmes et les enfants sont rassemblés sous des oliviers. Le soleil est déjà très haut dans le ciel lorsque les hommes qui avaient été rassemblés sont emmenés vers la crête où les attendent les GMC de l’armée. C’est la dernière fois que je vois mon père et mes oncles vivants. Puis les soldats se mettent à dynamiter avec des mortiers nos maisons, tout en y mettant le feu. Ils ont certainement dû utiliser des lance-flammes. Le lendemain, nous avions fait le tour de la mechta et avons passé la première nuit de notre vie à la belle étoile. Un groupe sous un savonnier en plein cœur de la mechta et notre groupe sous un immense jujubier de Saïd Mouats, dont les maisons sont mitoyennes des nôtres. Le savonnier et le jujubier sont encore en vie. A chaque fois que je retourne à Béni Mélek, je me fais un devoir de rendre visite à ces deux arbres miraculés. Je me souviens que des décombres de nos maisons, nous avions réussi à retirer uniquement du couscous que toutes les familles indigènes préparent en prévision de l’hiver. Je garde toujours vivace ce goût de brûlé qui me fait penser au napalm. Un goût très particulier qui vous écorche la langue et la gorge et provoque des nausées insoutenables.
Des leaders à l’âge de 13 ans
Mais c’était ça ou rien. Les plus téméraires sont allés cueillir des figues en contrebas des ruines de nos si belles maisons en tuiles rouges de Marseille. Car pendant longtemps, lorsque nous étions autorisés par l’armée à revenir sur les lieux, nous retrouvions partout des éclats de ces tuiles plates, signe d’une urbanité et d’une relative opulence, comparativement aux habitations en «diss» des autres mechtas de la région. C’est seulement le jeudi 25 que notre voisin, un colon humaniste et libéral, Roger Balestrieri, est venu nous consoler et nous apporter de l’eau et du pain. Je revois encore ses deux ouvriers, Boukhmis, un compagnon de guerre, et surtout Abdelkader Zine, un colosse noir originaire de Touggourt, l’un ployant sous le poids de deux gargoulettes et l’autre sous deux sacs de pain français. Roger, coiffé de son chapeau colonial, à peine la trentaine, peut-être moins, dégoulinant de sueur, parlait un arabe rudimentaire. Affamés depuis la veille, nous nous jetons sur le pain et l’eau pendant que Roger parle en aparté avec les adolescents que les soldats dans leur furie avaient épargnés. Il s’agit de Hammoudi, Salah, Hafidh et Zouaoui, tous âgés entre 10 et 13 ans.
Ce sont eux qui en l’espace d’une nuit sont devenus de facto les nouveaux chefs de la communauté. Par le feu et par le sang, la France coloniale, haineuse et sans scrupules, venait de faire passer le témoin entre les générations. Moi-même je devenais ipso facto le mâle le plus âgé de la famille. A moins de 6 ans ! Je vois encore ce bouc impressionnant, avec sa laine blanche et ses cornes acérées se laisser embarquer sans ménagement, comme un vulgaire agneau, par les soldats du 1er RCP. J’avais envie de crier que c’était mon bouc à moi, celui qu’on devait égorger à l’occasion de ma circoncision, soit juste après les festivités automnales et juste avant mon entrée à l’école. Mais ma mère m’a fusillé de son regard, m’intimant l’ordre de me taire et surtout de ne rien faire qui puisse exacerber cette troupe décidée à en découdre.
Se faire une raison
Déjà que j’étais très malheureux de voir mon coq se faire égorger par un soldat, mais les voir emporter mon bouc me rendait inconsolable. J’étais loin d’imaginer la suite. Voir tous les hommes de ma famille alignés avec les mains sur la tête comme de vulgaires bandits m’indisposait au plus haut point. Mais ce qui me fera le plus mal, c’est pourquoi j’en garde une blessure profonde, c’est de voir mes jeunes oncles avec qui je faisais déjà les quatre cents coups courber l’échine et partir en file indienne vers une destination inconnue, mais que déjà j’imaginais funeste. Encadrant leur grand frère, ils sont partis pour ne jamais revenir, mais ça je ne le savais pas. D’ailleurs, dans la famille, nul ne savait ce qu’il allait advenir de nos hommes. Jusqu’au 5 juillet 1962, jour de l’indépendance de l’Algérie, jour de joies immenses, jour de grande ferveur, jour de grosses chaleurs, mais aussi jour de la dernière et de la plus humiliante déception. Celle de devoir se faire une raison que les 23 hommes embarqués le 23 août 1955 par l’armée française ne reviendront pas. Avoir attendu jusqu’à la fin de la guerre, c’est-à-dire pendant sept longues et interminables années, pour se faire une raison. Car durant toute cette période, à chaque fois que nos mères posaient la question, la réponse s’est toujours voulue évasive. Tantôt on nous disait qu’ils étaient à Lambèse, tantôt à Berrouaghia, les deux endroits dont j’ai appris à connaître les noms dès l’enfance. Mais à l’époque, ces deux centres pénitentiaires représentaient pour moi une simple auberge où mes parents étaient retenus pour troubles à l’ordre public.
Introuvables charniers
Quelques jours après avoir dormi sur la paille dans cette vieille mansarde mise à notre disposition par Roger Balestrieri, je suis pour la première fois séparé de ma mère et de ma tribu que je venais à peine de connaître. Plus de 80 personnes entre femmes et enfants que les Balestrieri avaient recueillies dans cette ferme désaffectée. C’est donc vers la fin du mois d’août que je fais connaissance avec mon grand-père maternel. Je ne l’avais jamais vu auparavant, car en ces temps-là, le beau-père ne rendait visite à son gendre et à sa belle famille qu’aux grandes occasions. C’est pourquoi, jusqu’à ce funeste mois d’août, je n’avais aucune idée de l’existence d’un grand-père maternel. Ma vie se limitait à celle de notre petite famille, avec comme patriarche Si Moha, l’oncle de mon père et donc mon seul et unique grand-père que je vénérais par-dessus tout. Lui était le véritable leader de la famille Mouats. Le jour de la destruction de notre mechta, il était en ville, probablement bien à l’abri chez une de ses nièces qui habitait le faubourg de l’Espérance. Ayant été informé de ce qui se passait à la mechta et voyant au loin les flammes s’élevant au ciel, Si Moha avait pris la route de Collo qui mène droit à la mechta de Béni Mélek. Il sera arrêté à hauteur de la ferme de Bernard Dimeglio. Depuis sa ferme, Roger Balestrieri a observé toute la scène. Lui a vu le convoi militaire et aperçu de loin les flammes et surtout la fumée s’élevant du douar. Avec les membres de sa famille et ses ouvriers, ils ont pu se rendre compte que quelque chose de grave se tramait chez nous. Depuis leur ferme qui domine la route sinueuse, ils n’ont aucune peine à reconnaître le vieux Moha se dirigeant prestement malgré son âge vers sa famille qu’il savait en grand péril. Lorsqu’il se retrouve face à face avec le convoi militaire, il a à peine le temps de reconnaître les siens qu’il est embarqué sans ménagement dans l’un des GMC. Lui aussi finira avec le reste de la famille dans un charnier que jamais personne n’aura signalé à ce jour. Pas même les responsables du FLN qui ne peuvent pas se soustraire à leur devoir sous un fallacieux prétexte.
Pour une reconnaissance nationale
Car ce qui s’est particulièrement passé ici dépasse en horreur ce que la France coloniale avait érigé en mode de destruction massive. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le témoignage d’un fils de soldat français, d’autant que nous avions presque le même âge et j’aimerais lui dire combien j’ai apprécié sa contribution. Parce qu’elle donne un autre éclairage de ce que fut cette insurrection. Que d’aucuns cherchent encore de nos jours à instrumentaliser. A cet égard, après l’excellent livre de Claire Mauss-Copeaux, faisant voler en éclats la thèse de la préméditation – attribuée mécaniquement (machiavéliquement ?) à Zighoud Youcef –, le travail qu’est en train de réaliser Michel Mathiot constitue une contribution majeure à une meilleure connaissance des évènements et des hommes. Enfin, comment ne pas souligner que dans son édition du lundi 22 août 1955, le New York Times parlait déjà de 12 000 victimes tuées par la répression, surtout que les ratonnades et autres crimes de guerre ont été couverts par les responsables militaires jusqu’au 29 août 1955. Ce qui ne veut pas dire qu’après cette date, tout serait rentré dans l’ordre républicain, tant s’en faut, puisque l’état de siège a été décrété et les appelés ont été mobilisés en force. A l’évidence, l’insurrection a coûté très cher en destructions et surtout en vies humaines. Après 60 ans de souffrances, nous avons tous besoin d’un peu d’apaisement qui ne viendra que le jour où nos morts seront enfin reconnus. Ceci pourrait se faire par l’érection d’un monument national sur lequel tous les martyrs de ces glorieuses journées seront gravés dans du marbre de Filfila. Est-il injuste d’imaginer que ce monument national pourrait trouver un petit espace en haut du mont Messiouène qui surplombe la vallée du Béni Mélek ?
Aziz Mouats
Université de Mostaganem
 

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