Une contribution du professeur à la Sorbonne Alain Bentolila – Sur la question des langues à l’école

Il nous faut nous interroger sur un de ces choix majeurs : celui de la langue arabe littérale pour l'école algérienne. Cette interrogation est certes délicate ; ouvrant sans doute la voie aux pires malentendus. Mais c'est une analyse nécessaire si l'on veut en finir avec les préjugés et les fausses querelles. Il ne s'agit pas en effet d'une bataille partisane entre le français et l'arabe. Celle qui a lieu dans les pays du Maghreb est infiniment plus importante : elle oppose la liberté des esprits à l'enfermement des intelligences ! Et cette bataille-là, le français comme l'arabe peuvent chacun la perdre ou choisir de la gagner ensemble. Je veux affirmer d’emblée – afin d'effacer tout soupçon de néocolonialisme – que si j'avais été ministre de l'Education en Algérie, à l'aube de son indépendance, j'aurais sans la moindre hésitation décidé que l'arabe deviendrait la langue de l'enseignement et de l'administration du pays. Juste revanche sur l'histoire coloniale, juste volonté d'adapter une école à la langue et à la culture de ses élèves et de ses citoyens. Mais j'aurais choisi comme langue d'enseignement l'arabe algérien et surtout pas l'arabe littéral ! Le choix des nouveaux maîtres de l'Algérie au lendemain de son indépendance fut malheureusement l'arabe classique, langue que l'on voulait être celle de tous les musulmans. Affichage religieux et panarabisme furent les ressorts d'une décision qui signa la faillite de l'école algérienne. Elle eut deux conséquences désastreuses. La première fut de précipiter des élèves ne parlant que le dialectal ou le berbère dans une école qui leur parlait dans un arabe littéral qu'aucun d'eux ne comprenait. La seconde conséquence fut encore plus grave ! En choisissant cette langue, on choisit une conception de la lecture et de son apprentissage qui déniait au lecteur son droit essentiel de compréhension et d'interprétation. En faisant de l'arabe littéral la langue de l'école algérienne, on dissuada les élèves de se faire leur propre idée d'un texte. On introduisit ainsi dans l'école algérienne une conception confessionnelle de la lecture : la capacité de lire est donnée d'en haut, elle «tombe» sur l'élève. Elle n'est en aucune façon le fruit d'une conquête, d'un effort personnel, encore moins l'instrument d'une liberté de pensée. Or, l'école est le lieu de l'élévation intellectuelle et non pas celui de la révélation spirituelle. Lorsque la langue littérale investit l'école algérienne, se trouvèrent confondus en une mêlée confuse verbe et incantation, lecture et récitation, foi sincère et endoctrinement sectaire. Le caractère sacré de l'écrit le rendit impropre à la compréhension, car la quête singulière du sens apparut immédiatement dangereuse, profanatrice et impie. Le juste respect dû au texte se changea en servilité craintive, au point que la compréhension même devint offense. L'école algérienne préféra ne donner à l'écrit qu'une existence sonore, en se contentant de l'apprendre par cœur ; et surtout en interdisant d'en questionner et d'en créer le sens. L'exégèse fut ainsi exclue de l'école algérienne et avec elle la critique sereine et objective des textes et des discours. En lui imposant l'arabe littéral, ce ne fut pas une langue nationale que l'on offrit au peuple algérien comme cadeau d'indépendance, c'est un nouveau joug qu'on lui imposa : la langue du religieux remplaça celle du colonisateur avec la même conséquence désastreuse pour la formation intellectuelle du petit Algérien. En bref, l'arabe classique a achevé le «sale boulot» que le français avait initié : le français avait exclu pendant des décennies une partie importante des petits «indigènes» des voies de la réussite scolaire ; l'arabe classique a perverti l'idée même d'une éducation libératrice. Le choix de l'arabe littéral induisit ainsi pour le plus grand malheur de l'école algérienne une démarche d'apprentissage qui interdit la juste lecture et la juste écriture en arabe certes, mais aussi en français ; car, ne l'oublions pas, on n'apprend pas à lire deux fois, on comprend une seule fois ce que lire veut dire. Les démarches d'enseignement traditionnellement utilisées pour l'arabe littéral fut aussi utilisées pour l'apprentissage du français et le résultat fut un désastre linguistique global : les élèves algériens ne maîtrisent aujourd'hui ni l'arabe ni le français et errent dans un brouillard linguistique propice aux pires rencontres… Tel fut le vrai visage d'une éducation assénée dans une langue confessionnelle : elle priva les élèves de leur chance d'apprendre à lire et à écrire dans la langue qu'ils comprenaient, l'arabe algérien, et elle les empêcha du même coup d'accéder à une langue d'ouverture sur le monde, le français. Le ticket gagnant pour l'Algérie est aujourd'hui celui qui réunit, dans une complémentarité effaçant les déchirures de l'histoire, l'arabe algérien et le français. L'arabe algérien, de plus en plus stabilisé, de plus en plus structuré, mérite d'avoir la chance d'occuper pleinement et efficacement les territoires administratif, éducatif, politique et médiatique. Le français, lui, doit devenir pour tous les Algériens la langue d'ouverture à l'espace européen et cesser d'être l'instrument d'une sélection sociale d'un autre temps. L'amazigh, enfin, doit absolument être pris en compte pour tous les enfants qui arrivent à l'école avec cette seule langue pour parler et comprendre. Un tel choix imposera une révision en profondeur des modes de coopération culturelle et éducative de la France avec l'Algérie. L'Algérie n'est pas un territoire dont il faudrait défendre une francophonie en déclin. C'est un partenaire avec lequel il faut construire les voies d'enseignement modernes ouvrant à une maîtrise responsable de l'arabe et du français, condition indispensable d'une formation intellectuelle de qualité.
Alain Bentolila
Alain Bentolila est un linguiste français originaire de Relizane, en Algérie. Il est l’auteur d'une vingtaine d'ouvrages relatifs à l'illettrisme des jeunes adultes et l'apprentissage de la lecture et du langage chez l'enfant. Il enseigne à l'université Paris Descartes.
 

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