Polémique sur les langues à l’école : l’universitaire Fatima Tlemsani répond au professeur Bentolila

Algeriepatriotique vient de faire paraître un article intitulé «Une contribution du professeur à la Sorbonne Alain Bentolila – Sur la question des langues à l’école». L’auteur y apporte sa caution de linguiste, d’universitaire français et surtout d’auteur connu et prolifique, aux partisans de la darija dans le cadre du débat qui a rempli ce mois d’août. Ci-dessous j’y opposerai quelques arguments que je regrouperai en quatre points et le cinquième et dernier point donnera une précision complémentaire sur cette caution. La première question revient à savoir si le professeur Bentolila est capable de discuter, de lire et d’écrire en arabe classique, ne serait-ce que moyennement à défaut d’en avoir une haute connaissance. Je pose la question, car je pense qu’il ne suffit pas d’être linguiste pour pouvoir intervenir dans tout débat dont l’objet serait de choisir une langue d’enseignement entre la forme «dialectale» et la forme «classique» de la langue en question. Il serait étonnant que cette règle ne soit pas une évidence pour les spécialistes en linguistique et elle me paraît s’imposer pour l’arabe beaucoup plus que pour beaucoup d’autres langues. Autrement on pourrait considérer qu’il suffit d’avoir travaillé sur une langue pour pouvoir être reconnu comme spécialiste de toutes les langues et celles-ci se comptent par centaines si l’on tient compte de ce que nous apprennent les spécialistes qui considèrent que certains parlers locaux des moins répandus sont des langues. D’autre part, satisfaire à cette condition ne suffirait pas, car il faudrait que M. Bentolila possède une certaine connaissance de ce qu’il appelle «arabe algérien», à défaut d’en être un spécialiste. Ceci me paraît d’une évidence qu’on ne peut discuter. Autrement, comment peut-on intervenir et prendre une position dans un choix entre des alternatives dont on ne sait rien ou très peu ? Je questionne avec d’autant plus d’insistance que je pense qu’en tant que linguiste, l’auteur n’a pu opter pour le choix du ministère algérien de l’Education que parce qu’il ne remplit pas les deux conditions que j’ai citées. Dans la suite de ce premier point, je considérerai que je me trompe. Bien sûr, l’auteur français peut prendre position dans ce débat algérien sans pouvoir construire la moindre petite phrase dans aucune des deux langues en concurrence, ou prétendues deux langues, s’il s’appuie sur des travaux de recherche qui auraient été effectués par des connaisseurs des langues en question. Mais ce n’est pas du tout le cas et la suite montrera que les arguments par lesquels il justifie sa position ne peuvent être posés ou utilisés par aucune recherche scientifique sur l’Algérie linguistique. L’auteur est certes né en Algérie. Mais comme il est né en 1949 et comme il n’avait que cinq ans quand la très violente guerre d’Algérie s’est déclenchée, on ne peut pas dire qu’il a eu assez de temps et d’occasion pour fréquenter des «Arabes». Et on ne peut pas dire non plus que c’est en Algérie que les colons se sont le plus mis à apprendre la langue du colonisé. Ce n’était pas la meilleure période d’apprendre «l’arabe algérien» et apprendre l’arabe classique dans l’Algérie française était encore plus difficile. Par ailleurs, l’auteur natif de Relizane écrit énormément et il écrit beaucoup pour le large public, il est l’auteur d’une vingtaine de livres et de plusieurs dizaines d’articles dans des revues scientifiques et dans la presse (journaux et magazines). Il a écrit tout cela et il a encore l’âge de beaucoup écrire, on est donc loin de toute la bibliographie qui pourra un jour être associée à son nom. Or, à ma connaissance il n’a jamais rien écrit sur «l’arabe algérien», encore moins sur son rapport à l’arabe classique.
Une confusion entre langue maternelle et langue orale
Deuxièmement, avec toute la considération que j’ai pour sa spécialisation dans le domaine, l’auteur ne commet-il pas la même erreur fondamentale que commettent tous les partisans de la réforme qu’il soutient, à savoir une franche confusion entre langue maternelle et langue orale ? Je me permets en toute modestie de penser qu’il s’est exprimé d’une façon qui risque de susciter de très fortes réactions de la part des spécialistes si son article venait à être suffisamment médiatisé. Je suis extrêmement surprise d’entendre un linguiste, qui de plus semble beaucoup se préoccuper des questions relatives à l’école et à l’éducation, dire que le choix linguistique fait par l’Etat algérien de 1962, à savoir celui d’opter pour une langue de l’écrit (l’arabe littéral) au lieu d’une langue de l’oralité («l’arabe algérien»), est ce qui a précisément causé l’échec de l’école algérienne. Parlant de l’arabe classique, il écrit : «En choisissant cette langue, on choisit une conception de la lecture et de son apprentissage qui déniait au lecteur son droit essentiel de compréhension et d'interprétation. En faisant de l'arabe littéral la langue de l'école algérienne, on dissuada les élèves de se faire leur propre idée d'un texte.» De la lecture dans cette école algérienne il dira : «Elle n'est en aucune façon le fruit d'une conquête, d'un effort personnel, encore moins l'instrument d'une liberté de pensée. Or, l'école est le lieu de l'élévation intellectuelle.» Si j’ai bien compris, dans le cas des Algériens et de leur langue, pour s’élever intellectuellement, il faudrait utiliser la langue de la rue et de la complaisance que le milieu familial et les parents ont naturellement avec le tout jeune enfant. Quant à la langue la plus travaillée, la plus améliorée et la plus structurée, elle serait la langue de l’abrutissement. Le Pr Bentolila sait-il que le rapport de «l’arabe algérien» à l’arabe classique est un rapport qui lie à l’intérieur d’une même langue une expression parlée à la forme écrite ? Certainement pas, sinon il n’aurait pas raisonné en terme d’un genre de langue coloniale, et quand il va jusqu’à écrire que «l'école algérienne préféra ne donner à l'écrit qu'une existence sonore, en se contentant de l'apprendre par cœur», il déclare que l’arabe littéral est étranger aux Algériens. Si quand il affirme qu’il y a eu faillite de l’école algérienne il n’est pas complètement dans le tort, il peut être déroutant quand il dit que l’explication de ce drame se trouve dans le fait que les décideurs n’ont pas opté pour un instrument de communication réservé à l’oralité. C’est cette non-option qui aurait exclu «l’exégèse» de notre école et aurait tué tout éveil à l’esprit critique et à la prise de distance vis-à-vis du texte et du discours. Je ne suis pas linguiste, mais j’avoue me sentir égarée.
En écrivant que «le choix de l'arabe littéral induisit ainsi pour le plus grand malheur de l'école algérienne une démarche d'apprentissage qui interdit la juste lecture et la juste écriture en arabe», le linguiste Bentolila fait-il autre chose que défendre une thèse selon laquelle le fait d’avoir opté pour la seule langue arabe qui pouvait aisément s’écrire et se lire dans l’Algérie de 1962 est ce qui a interdit aux Algériens d’apprendre à lire et à écrire comme il se doit ? Ceci ne signifie-t-il pas que la seule façon d’apprendre à lire et à écrire était que les Algériens optent pour une langue que rien n’avait préparée pour être une langue d’écriture ? Le plus problématique est qu’en 2015, plus de cinquante ans après 1962, «l’arabe algérien» demeure à une distance inimaginable de l’arabe classique pour ce qui concerne l’aptitude au statut de langue écrite. L’auteur est beaucoup mieux placé que moi pour savoir que le passage de l’oralité à l’écriture est extrêmement plus complexe qu’un simple passage d’un langage sonore à un assemblage de signes graphiques. Si la langue est loin de se réduire à une phonétique et à un vocabulaire, le passage de la voix à la plume touche aux structures mêmes de la langue, en plus du fait qu’il précise et enrichit le lexique. Entre les deux niveaux, il y a donc une différence de précision et de structuration. C’est ceci qui fait que la langue écrite est avant tout une langue supérieure au sens de langue améliorée et qu’à sa maturité elle est le produit d’un travail fait dans la durée et dans l’histoire de la communauté dont elle est la langue. M. Bentolila semble oublier tout ceci quand il parle de «l’arabe algérien» et quand il fait comme si en 1962 les responsables algériens pouvaient décréter le saut transformant une langue de la rue, du grand quotidien et de l’intonation en langue de l’apprentissage, du savoir, de la pensée et de la raison.
L’arabe de l’écrit a rapproché linguistiquement les Algériens
Troisièmement, jusqu’à maintenant, j’ai raisonné comme s’il existait un seul arabe algérien, c’est-à-dire un dialecte unifié. Un autre problème est que quand on oublie les différences entre l’écrit et l’oral, il reste à attendre qu’on veuille bien nous préciser de quelle langue il s’agit quand on utilise l’expression «arabe algérien». S’agit-il de l’oranais, de l’algérois, du mostaganémois, du constantinois, du skikdéen ou du mascaréen pour ne citer qu’une partie des parlers du Nord ? Et que devrait-on faire de tous les parlers du Sud algérien ? Le Pr Bentolila sait-il que dans une même wilaya (équivalent du département en France), on peut trouver plusieurs expressions de cet arabe algérien ? Sait-il que L’Algérie possède des régions, comme dans la wilaya de Tlemcen par exemple, où dans un rayon d’une trentaine de kilomètres on ne parle pas un dialecte unifié ? Sait-il que le pays compte 48 wilayas ? Il serait certainement encore plus surpris que je ne le suis après l’avoir lu s’il apprenait qu’à l’intérieur de ce petit coin (rayon de 30 km) de l’immense Algérie, des enfants de six ans, donc entrant à l’école élémentaire, peuvent rencontrer quelques difficultés à se comprendre en n’utilisant que «l’arabe algérien». Que penserait-il si on lui apprenait que dans cette wilaya de Tlemcen (y compris dans son chef-lieu), on est plus nombreux à parler un algérien plus audible pour des personnes parlant ce qu’on va devoir appeler «arabe marocain» que pour des millions d’Algériens répartis au centre, à l’est, au sud ou à l’ouest du pays. De la même façon, il ne manque pas d’Algériens qui parlent un arabe plus proche de «l’arabe tunisien» que de celui qui est supposé être leur langue maternelle («l’arabe algérien»). Puisque le Pr Bentolila explique que s’il avait été ministre de l’Education nationale dans l’Algérie de 1962, il n’aurait pas hésité un seul instant à choisir l’arabe des Algériens comme langue d’enseignement, il est judicieux de lui faire remarquer que la situation décrite ci-dessus est actuelle au moment où son article est publié, en 2015, et qu’il n’y a aucun doute à se faire sur le fait qu’elle était encore beaucoup plus radicale à l’indépendance. L’auteur affirme que l’arabe classique a constitué une seconde agression après celle faite par la langue française et qu’elle a été donc comme une nouvelle langue coloniale imposée au peuple algérien au lendemain de son indépendance : «En bref, écrit-il, l'arabe classique a achevé le "sale boulot" que le français avait initié : le français avait exclu pendant des décennies une partie importante des petits "indigènes" des voies de la réussite scolaire ; l'arabe classique a perverti l'idée même d'une éducation libératrice.» Sans entrer dans des considérations qui ressortent de la politique et dans lesquelles je n’ai pas de compétences, je tiens à dire que pour oser une telle affirmation, il faut complètement ignorer le fait que les Algériens qui ne parlent pas français (ou dont l’un des interlocuteurs ne le parle pas) peuvent se comprendre beaucoup mieux aujourd’hui qu’en 1962. Cet exploit qui n’est pas des moindres est causé précisément par le fait que les décideurs de 1962 ont eu la présence d’esprit de ne pas opter pour «l’arabe algérien». L’arabe de l’écrit a été très mal enseigné et ceci est un fait non seulement de moins en moins contestable, mais un fait constaté et analysé depuis au moins le profond travail de Mme Malika Griffou qui date déjà de plus d’un quart de siècle. Pourtant, ce même arabe de l’écrit a indiscutablement rapproché linguistiquement les Algériens et ses moyens ont été en plus de l’école, la télévision la radio et la presse écrite. Rapprocher linguistiquement des membres d’un même Etat n’est pas un rapprochement superficiel ou secondaire et il est insensé de croire que l’option pour la langue de l’oralité aurait pu faire de même, en supposant qu’une telle option aurait pu se prendre étant donné d’abord la diversité de l’arabe des Algériens.
«Rechute dans la langue du quotidien et de la rue»
Quatrièmement, le Pr Bentolila se contredit et la contradiction, loin d’être secondaire, se situe au cœur de l’analyse qu’il nous présente. Il nous explique que l’arabe classique a causé la ruine de l’école algérienne, car il était étranger à l’enfant algérien des lendemains de l’indépendance (et de l’enfant d’aujourd’hui) autant que l’avait été le français pour l’enfant de la période coloniale. Dans son esprit, l’arabe classique a succédé au français comme nouvelle langue coloniale et l’école a échoué, car on a imposé à l’enfant une langue qui n’était pas la sienne et qu’il ne pouvait que réciter sans comprendre. Après tout ceci, on croit comprendre qu’il pense à l’enfant berbérophone et on ne peut s’attendre à ce qu’il en soit tout autrement. Comment peut-on ne pas se sentir encore plus égaré que par les contre-arguments qui précèdent, quand on constate que la langue maternelle qu’il défend, celle qu’il aurait fallu enseigner et celle dont il fallait faire la langue de l’apprentissage scolaire, n’est pas le berbère, pas plus le kabyle qu’une autre de ses formes, mais précisément une langue arabe, à savoir «l’arabe algérien» ? Ainsi, pour le linguiste Bentolila, l’enfant dont la langue maternelle est «l’arabe algérien», autrement dit une langue qui est avant tout de l’arabe, de l’arabe aussi modifié qu’il puisse avoir été, a été pratiquement agressé par ce même arabe qui lui est si étranger qu’il ne peut qu’en retenir la sonorité sans en comprendre le sens. Ainsi, une langue qui constitue la base et forme la partie la plus large – dans la phonétique, dans la grammaire et dans le vocabulaire – de la propre langue de l’élève, celle qu’il entend depuis sa naissance et qu’il parle presque aussi bien qu’un adulte (selon les plus grands spécialistes à travers le monde) à la veille d’entrer à l’école élémentaire, a causé un genre d’illettrisme déguisé. Mais pour y remédier, il faudra enseigner à l’enfant berbérophone une langue qui n’a absolument rien à voir avec la sienne. Autrement dit, pour en finir avec la faillite causée par l’enseignement en arabe classique à des élèves dont la langue maternelle est l’arabe, qu’il soit algérien ou autre, il va falloir imposer cette langue («l’arabe algérien») à des petits dont la langue maternelle est absolument différente. Différente puisque le berbère est une langue qui n’a pas beaucoup de choses à voir avec la langue arabe et cette différence ne peut être remise en cause par la quantité de termes qu’il a pu lui emprunter ou en acquérir, pas plus que par celle des termes qu’il a pu lui-même offrir aux différents arabes parlés au Maghreb et ailleurs. En conséquence, il est certainement difficile de nier l’échec de l’école algérienne, mais il est absolument intenable d’expliquer, comme le fait l’auteur, que c’est l’arabe classique qui a causé cet échec et en même temps de dire que la grande erreur de départ, celle qui ruiné le tout, est le fait de ne pas avoir choisi «l’arabe algérien». Ceci étant, la solution préconisée comme seule issue au désastre, et que je suis désolée de devoir juger par l’expression de «rechute dans la langue du quotidien et de la rue» plutôt que comme une «élévation intellectuelle», n’est fondée que sur du contresens.
Des arguments qui bouleversent la problématique
Cinquièmement, on ne peut pas terminer cet article sans préciser que les quelques arguments qu’il oppose à l’article paru dans les colonnes d’Algeriepatriotique sont à prendre au sérieux, à développer et à multiplier d’autant plus que le linguiste français ne se contente pas d’argumenter en faveur du choix de retarder l’introduction de la langue de l’écrit jusqu’à la 3e année élémentaire. En vérité, il va tellement plus loin qu’il en bouleverse la problématique même. Pour les responsables du ministère, il s’agirait d’offrir deux années d’un genre d’acclimatation à l’enfant de six ans afin de ne pas le choquer. Pour la contribution du professeur Bentolila, il s’agit tout simplement (et tout radicalement) d’en finir une fois pour toutes avec cet arabe qui choque l’élève de six ans, il s’agit de le mettre définitivement à la poubelle et de le remplacer par cette langue algérienne dont nous avons laissé voir plus haut que l’une des principales caractéristiques est le risque fort de s’avérer introuvable. Il n’est pas exclu que ce bouleversement de problématique se confonde avec la volonté non avouée (et qu’on ne peut avouer sans risquer gros) de responsables nationaux. Cohérent avec soi-même, l’auteur précise que la nouvelle langue officielle doit aussi devenir celle de l’Etat et de l’administration.
Fatima Tlemsani
Psychopédagogue
Université Djillali-Liabès, Sidi Bel-Abbès
 

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