Le Pr Bentolila : «Les systèmes éducatifs de certains pays dits francophones fabriquent l’échec»

Ainsi, donc, il faudrait être Algérien et arabophone pour être autorisé à analyser les contradictions de la politique linguistique algérienne. Et – pourquoi pas ? – être femme pour oser parler de parité ou encore être sourd pour travailler sur la langue des signes ? Lisez-moi donc en tant que linguiste reconnu et citoyen du monde. Nous nous gargarisons depuis des dizaines d'années d'une francophonie rêvée qui est censée nous consoler de la perte «cruelle» de nos colonies. Et pendant ce temps, des pays dits francophones et quelques départements français voient leurs systèmes éducatifs tomber en ruine, tandis que leurs populations, de moins en moins capables de parler français, s'enlisent dans un analphabétisme endémique qui interdit tout espoir de développement et de libre-pensée. Plus de 50% d'analphabètes au Maroc, plus de 60% au Sénégal, plus de 80% en Haïti, un illettrisme inquiétant dans les DOM-TOM : voilà l'état dans lequel se trouve la francophonie dont nous sommes si fiers. Le mythe d'une francophonie triomphante ne doit pas nous cacher une réalité épouvantable : celle de ces millions de petits enfants qui entrent dans le couloir de l'analphabétisme dès l'instant où ils poussent la porte de l'école. Un enfant ne peut en effet apprendre à lire et à écrire dans une langue qu'il ne parle pas. Quelle que soit la méthode de lecture choisie, quelle que soit la démarche pédagogique empruntée, cet enfant a fort peu de chance de parvenir à lire et à écrire. Les systèmes éducatifs de certains pays dits francophones sont en fait des machines à fabriquer de l'analphabétisme et de l'échec parce qu'ils n'ont jamais voulu (ou su) résoudre la question qui les détruit : celles des choix linguistiques. Arriver à cinq ou six ans dans une école et y être accueilli dans une langue que sa mère ne lui a pas apprise est pour un enfant une violence intolérable. Être confronté à des mots écrits qui ne correspondent à rien dans son intelligence est pour un élève la promesse de ne jamais apprendre à lire. Prenons le cas, pour changer de l'Algérie, de la plupart des petits Sénégalais. Ils arrivent à l'école en parlant wolof ou sérère, et pratiquement pas un mot de français. Cela signifie qu'ils n'ont aucun dictionnaire mental constitué au moment d'entrer dans l'apprentissage de la lecture. Leur maître d'école va, tant bien que mal, tenter de leur inculquer les mécanismes des relations qui, dans notre langue, relient les lettres qui composent les mots aux sons qui leur correspondent. Ces élèves vont parvenir à mémoriser ces correspondances et donc être capables de traduire laborieusement en sons du français ce qu'ils découvrent en lettres de notre alphabet. Mais à quoi rime cette nouvelle compétence si chèrement acquise si le bruit du mot ainsi fabriqué n'active rien dans le cerveau de l'enfant, tout simplement parce qu'il ne possède pas le moindre vocabulaire français ? A rien, bien sûr. A rien ! Car, ne l'oublions pas, apprendre à lire ce n'est pas apprendre une langue nouvelle, mais retrouver, sous une autre forme, une langue que l'on pratique déjà. La tragédie du petit Sénégalais est la même que celle du petit Algérien brutalisé par une école en arabe classique ; elle est encore pire pour le petit berbérophone qui doit franchir une triple barrière : arabe dialectal, puis arabe classique, puis français. Pour tous ces enfants, apprendre à lire est une mission impossible. Malgré tous leurs efforts, malgré toute leur volonté, la maîtrise de la lecture leur est interdite, autant dans leurs langues maternelles qui n'ont pas droit de cité, qu'en français dont la compréhension leur est inaccessible. Ils ne sauront jamais lire, car on n'apprend à lire qu'une fois, c'est-à-dire que l'on n'a qu'une seule fois la chance de comprendre ce que lire veut dire. Cette première prise de conscience, ils ne pourraient en bénéficier que dans la seule langue qu'ils parlent. Cette condition n'est pas négociable si l'on veut que ces enfants aient une chance d'apprendre leur métier de lecteur. L'usage scolaire du wolof ou du sérère au Sénégal, du berbère ou de l'arabe dialectal au Maroc ou en Algérie, du créole en Haïti constitue donc un tremplin nécessaire à l'apprentissage d'une autre langue. Une Ecole digne de ce nom doit soumettre ses apprentissages fondamentaux à la langue que parlent et comprennent ses élèves. C'est, me semble-t-il, une règle pédagogique de bon sens sauf à accepter de les condamner à l'illettrisme. Ainsi, donc, dans les lieux où les élèves ont pour unique outil de communication une langue différente du français, c'est sur la base solide de cette seule langue maternelle dont le passage à l'écrit ne pose pas de problèmes importants, qu'on leur donnera une chance d'accéder à la lecture et à l'écriture et que l'on pourra construire un apprentissage ambitieux d'une autre langue.
Professeur Alain Bentolila
Linguiste, président du Centre international de formation des maîtres de l'université René Descartes (France)
 

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