Contribution du Dr Arab Kennouche – L’Algérie entre deux utopies et une violence inouïe

Dans le discours politique ambiant, les politiciens en Algérie se réfèrent, souvent inconsciemment, à des modèles de cité qu’ils appellent de leurs vœux sans pour autant en tester la faisabilité et en assurer l’effectivité dans les temps futurs. Le spectre idéologique que caractérise le discours politique en Algérie semble encore pétri de bonnes intentions, découlant malencontreusement de calques importés pour tenter un raccordement à l’Occident pourtant en pleine crise systémique, comme se plaît à le souligner notre désormais fameux Imran Hosein. L’Algérie demeure cependant une terre d’expérience politique féconde par cette imbrication exceptionnelle de postulats idéologiques arabo-musulmans mêlés à des idées nées de la culture occidentale : ce que l’on perçoit linguistiquement comme une langue arabe assez créolisée se reflète sur l’échiquier politique dans un entrecroisement de courants modernistes et islamistes. Mais dire que l’Algérie serait une nation bigarrée sans orientation politique propre, soumise aux vents et marées venus de l’extérieur, est encore inexact. En tentant un exercice de prospective politique négative, disant ce que l’Algérie ne sera jamais, on parvient à rendre plus clair le discours utopique dans lequel puisent les formations politiques algériennes sans prendre soin d’affronter la réalité sociale et le cours de l’Histoire. En forçant le trait, on peut d’ores et déjà concevoir deux extrêmes, deux cités idéales, que sous-tendent les discours des partis de gouvernement, avec d’un côté le FLN-RND et leurs opposants (l’opposition légale au pouvoir) et, de l’autre, les courants dits islamistes, au sens large du terme. Cependant, ces deux cités désirées par les chefs de parti n’existeront très probablement jamais en Algérie et, donc, il est peut-être temps de s’attarder sur des modèles intermédiaires qui donnent à un contenu économique et social typiquement algérien, une forme politique purement algérienne, elle aussi en phase avec le moteur de l’Histoire.
La cité islamique perdue
Dans l’imagination des chefs politiques islamistes en Algérie, il est possible que la cité algérienne devienne un jour celle d’Al-Farabi, ou bien celle de Médine du temps du Prophète. Les Mokri, Hamadache et autre Djaballah ne sont jamais en reste pour vendre l’image d’une Algérie qui se réveillerait un jour avec 40 millions d’âmes alignées en rangs parfaits à la même heure, au moment où le muezzin commencerait l’appel à la prière. L’image puissante d’une cité radieuse, vertueuse (sans absolument aucun voleur, ou bien avec la possibilité que la main du roi ou du calife soit coupée…) prédomine dans l’esprit des concepteurs islamistes de la politique algérienne qui déversent leur pensée idéologique sur le substrat d’une fiction presque réalisable, véhiculée par une critique acerbe de l’Etat profane, sécularisé, antithèse de la cité de Dieu. Que de tels partis parviennent au pouvoir, et la RADP deviendrait du jour au lendemain cette nouvelle Médine, d’une blancheur immaculée, resplendissant dans le cœur de tous les Algériens. Il est évident qu’une telle cité n’a jamais existé, et cela du temps même du prophète Mohammed (QSSSL), selon les termes mêmes de la Tradition. Même si des comportements exemplaires existaient à cette époque, il y avait toujours ce rappel de l’imperfection et de la faiblesse humaine de la part de Dieu, qui faisait place à Sa miséricorde : la perfection n’est pas de ce monde. Il faut ajouter à cela la direction eschatologique de l’histoire musulmane qui invalide le modèle d’une cité parfaite, quand bien même à l’Algérienne, à la fin des temps. Alors pourquoi en Algérie, on aurait droit à une madina el-moufadhilacomme tentent de le faire accroire nos fameux thuriféraires de l’islam politique en même temps que poindrait sur l’horizon l’émergence du dajal? Existe-t-elle déjà ailleurs en terre arabe comme un dernier bastion de l’islam pur ? A-t-elle déjà existé ? A en croire la situation du monde arabe actuel, elle semble encore en voie d’être, mais alors pourquoi l’Algérie serait plus encline à réaliser ce qu’ailleurs on n’a jamais vu naître ? Comment vendre l’image d’une cité parfaite à venir tout en prévenant le bon peuple de la présence de signes précurseurs de la fin des temps ? Le discours politique de certains islamistes semble remplir cette fonction spécifique de nivellement des contradictions entre le marchandage d’une cité de Dieu pérenne contre la fin des turpitudes visibles dans cette fin des temps, en Algérie même. Utopie philosophique, ou réalisme politique bien calculé, il semble hautement improbable, au risque de décevoir certains, que l’Algérie accueille un jour sur ces terres une telle cité merveilleuse que nos imams des quartiers les plus mal famés d’Alger, Oran ou Annaba essayent de nous vendre tant bien que mal.
La grande social-démocratie venue du Nord
Pas plus qu’il n’est raisonnable de penser que la social-démocratie danoise ou bien le modèle socialiste suédois s’implantera en Algérie. Voilà encore une grande idée venue d’ailleurs et qui agite les esprits dits démocratiques et laïcisants de certains partis politiques. Il est presque possible de transposer le modèle de la cité radieuse dans celui de la cité policée des pays scandinaves que les Sadi, Benflis et autre Saïdani semblent toucher du doigt ou effleurer à travers leur verve capitaliste teintée d’un socialisme bien pensé. L’égalitarisme à l’algérienne naîtrait d’un sursaut national qui puiserait dans les valeurs ancestrales de l’oumasécularisée et des djemmaâtarabo-berbères, bafouées par cette nouvelle Algérie construite à toute vitesse, ou plutôt à deux vitesses, le peuple et les nouveaux riches. Le néo-FLN, le RND et tous les autres micro-partis qui émargent verbalement entre la social-démocratie et le socialisme à visage humain croient dur comme fer à l’émergence d’un capitalisme corporatiste, patriote, presque familial, et niveleur, haddadien. Dans une telle utopie, chacun se précipiterait pour aller verser sa dîme en temps et en heure, les femmes pourraient faire du ski et se marier avec quatre hommes… On peut raisonnablement se demander si un modèle de société qui a fait ses preuves, tangibles en Occident, ne comporte pas autant de traits utopiques pour un pays comme l’Algérie que celui d’une cité fantasmée appartenant à une conscience historique épurée de ses formes les plus violentes et abâtardies. Il n’est en effet pas moins ridicule de penser qu’une société égalitariste à la suédoise verra le jour en Algérie, que de concevoir la future Algérie comme une forteresse embaumée de musc, de jasmin et chantée par de pieux érudits. Messieurs Mokri, Ouyahia, Saïdani, Benflis, Djilali et autres vendeurs de rêves, permettez-nous de douter de ces discours abracadabrants, de vos envolées lyriques, de vos fantasmes nocturnes et illusions diurnes qui nous font tant rêver d’une Algérie industrielle improbable, que les esprits les plus optimistes, sellaliens, auraient peine, à grands regrets, à concevoir ! Mais pourquoi, alors, tant de scepticisme ?
Un retour à la réalité violente
Alors, si ces deux modèles utopiques vendus sur l’échiquier politique sont impraticables, comment doit se penser la cité algérienne dans les années à venir ? Doit-on chercher absolument à copier un modèle transcendant, idéal, voire féérique, ou justement conjoindre la réalité sociale à une politique réaliste, d’où émergerait par l’expérience même une nouvelle cité ? Il existe effectivement des pratiques sociales qui feront tôt au tard voler en éclats une approche irréaliste du politique en Algérie. Mais évoquer la réalité sociale algérienne, qu’est-ce à dire ? Nous constatons tout d’abord qu’aujourd’hui, les structures coloniales persistent à marquer les comportements violents des dirigeants qui semblent impuissants à quitter les carcans de la colonisation non par choix idéologique (le phare de l’indépendance éclaire de toute sa puissance), mais à cause de ces sillons profonds et anciens du système économique qui empêchent encore toute sortie paisible et salutaire. Il existe des dispositions d’esprit aux conséquences politiques diffuses que les politiciens algériens auraient peine à circonvenir par de simples interventions populistes, comme la violence plus ou moins larvée, sensible à tous les niveaux de la société. L’Algérie n’est pas encore sortie de son histoire violente qui atteint désormais des niveaux inquiétants (violence politique, routière, sportive…), soit entre administrés et administration (viol quotidien des consciences), soit encore entre institutions politiques, partis et associations diverses (dirigisme au FLN, au RCD) et même au sein des institutions régaliennes, et ce, quelle qu’en soit l’idéologie sous-jacente. Conscience populaire violentée dans la Constitution, violence sociale, violence culturelle, violence politique, l’Algérie ne parvient pas à contrecarrer les effets d’une histoire récente douloureuse, cauchemardesque, et continue donc de perpétuer les effets néfastes de ce même système de domination coloniale qu’avaient instauré les Français. L’Algérie, bien que juridiquement indépendante, présente tous les stigmates d’une société et d’une économie imprégnées des réflexes coloniaux, nourris de rapports de force violents, injustes, arbitraires : encore une fois, ce mimétisme n’est pas voulu, mais s’impose dès lors que les politiques engagées par les divers gouvernements ne prennent pas en compte cette lourdeur du temps culturel colonial, pour l’amoindrir et l’annihiler définitivement : remplacer la violence par la puissance. Niché au cœur de la réalité sociale et politique algérienne, le phénomène multiforme de la violence dicte également ses principes d’organisation économique qui reste en Algérie largement d’essence coloniale, tant dans la gestion des biens que dans leur redistribution finale. Colonial parce qu’il est fait défaut au droit, et que la fameuse hogra (déni de droit) se propage comme un mode de régulation des rapports socioéconomiques, au point où on rend licite la corruption injurieuse. L’Algérie marche donc encore sur les pas du colonisateur, non parce qu’elle l’aurait voulu, mais par négligence et méconnaissance envers un phénomène insidieux qui s’est emparé de toutes les strates sociales du pays. On devrait marquer une pause et s’interroger sur cette fuite en avant où chacun cherche à se faire justice et use de violence symbolique dans tous ses rapports sociaux. Or, il est avéré que le peuple algérien ressent encore au plus profond de ses entrailles le mal qu’il a subi lors de la nuit coloniale, et qu’il valorise à l’extrême le besoin d’une véritable implication dans la justice sociale. L’Algérien n’aime vraiment pas la moindre injustice, haine qu’il manifeste intérieurement peut-être plus qu’ailleurs. C’est ce qu’il déteste le plus, un trait psychologique qui lui ferait soulever des montagnes pour rétablir plus sa dignité que son droit. Car de la violence minant les rapports sociaux, il est une part irréductible manifestant peut-être un aspect profond inverse de la personnalité algérienne, et qu’une cité radieuse fantasmée par les politiciens islamistes ou socio-capitalistes ne saurait révéler, le besoin vital de ressentir physiquement la justice comme l’on hume le cœur d’une fleur.
Dr Arab Kennouche

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