L’expert en télécommunications Ali Kahlane : «L’Algérie n’aurait pas dû lancer la 4G maintenant»

La question que se posent certains médias quant à l'opportunité du lancement de la 4G avant qu'une industrie des contenus soit développée m’en suggère plein d’autres. Etait-il opportun de lancer la 4G maintenant ? N’est-on pas en train de confondre vitesse et précipitation ? Qu’en est-il des retombées économiques d’une part et stratégiques d’autre part, pour notre pays ? Ne peut-on faire autrement tout en gagnant au change ?

La question que se posent certains médias quant à l'opportunité du lancement de la 4G avant qu'une industrie des contenus soit développée m’en suggère plein d’autres. Etait-il opportun de lancer la 4G maintenant ? N’est-on pas en train de confondre vitesse et précipitation ? Qu’en est-il des retombées économiques d’une part et stratégiques d’autre part, pour notre pays ? Ne peut-on faire autrement tout en gagnant au change ?
La 3G a été lancée il y a plus de deux ans et est toujours en phase de déploiement. Pour preuve, ces deux opérateurs qui sont toujours en train de finaliser leur déploiement à travers les dernières wilayas qui leur ont été allouées. Cela d’une part. D’autre part, en termes d’investissement, les trois opérateurs en ont consenti d’importants pour s’embarquer dans la 3G. Un retour sur investissement ne pourrait être sérieusement envisageable pour eux que dans trois ou quatre ans au mieux.
Une crise économique multidimensionnelle est en train de s’installer et tout porte à croire qu’elle est là pour durer. La 4G est technologiquement différente de la 3G. La quasi-totalité des unités mobiles (téléphones, tablettes, clés…) actuellement en circulation ou sur le marché ne pourrait pas s’y connecter. Sans compter qu’une fois disponible, le coût de passage à la génération suivante serait prohibitif pour une grande partie de citoyens.
En ces temps de vaches maigres pour les uns alors que tout augmente pour tous les autres, on est en droit de s’interroger sur l’opportunité aussi bien sociale qu’économique de cette décision ? En plus d’être problématique pour le citoyen, elle l’est aussi pour les opérateurs, même s’ils ne le confessent qu’à demi-mot. Sans oublier qu’elle l’est encore plus pour les fabricants nationaux qui doivent se poser les bonnes questions quant à l’avenir et la viabilité économique de leur investissement dans les produits 4G et leur écoulement.
La ministre de la Poste et des TIC a récemment déclaré : «Osons le saut technologique !» La 3G va prendre un temps pour être largement déployée et profitable au plus grand nombre. C’est le temps que prendrait une 4G qui aurait été déployée dans un autre pays à la même époque que notre 3G, pour arriver à la même maturité. Autrement dit, la majorité des pays comparables au nôtre serait en train de penser à lancer la 5G alors que nous serions en train d’entrevoir la 4G, à un moment où la 3G aurait encore plein de secrets pour nous. Serions-nous condamnés à toujours être en retard d’une génération ?
Nous n’avons pas osé le faire en 2013, sautons le pas maintenant et commettons ce saut technologique en décidant d’un moratoire de quelques années qui correspondrait à une non-4G tout en préparant sereinement le lancement de la 5G qui viendrait à bon escient ! En effet, c’est ce que préconisait la première responsable du secteur dernièrement. Elle a même suggéré un important saut qu’elle a recommandé spécifiquement dans le domaine du paiement numérique. Oserait-on un autre saut tout aussi structurant ?
La 4G mobile et l’internet utile en Algérie
Selon l’UIT et la Banque mondiale, un emploi dans le haut débit fixe crée jusqu’à trois emplois dans le reste de l’économie et une augmentation de 10% dans la pénétration du haut débit fixe, ce qui fait augmenter le PIB de 1,4%. Pour aboutir à ces résultats, ces institutions classent l’internet en deux catégories : l’internet des réseaux sociaux et l’internet utile. Il faut savoir que l’internet utile ou physique concourt d’une manière directe et pérenne à l’aménagement numérique des territoires ainsi qu’au développement des connaissances à travers tout le tissu social d’un pays. Il permet tout particulièrement l’interconnexion, ordonnée et organisée, des entreprises à leur environnement extérieur. Il permet au citoyen d’utiliser les services du e-gouvernement et à l’étudiant d’accéder aux portails de e-éducation ou e-learning, tout en contribuant fortement à sa formation. Il permet à tout à un chacun d’utiliser ou d’échanger du courrier et du contenu, d’utiliser la téléphonie sur internet (VoIP) ainsi que l’accès aux sites de détente, tels que le streaming télévision et radio (YouTube et les centaines de vidéothèques de par le monde). Tout cela se fait d’une manière stable – tout le monde sait que rien ne vaut une connexion filaire – et surtout à moindre coût : imaginez le coût d’un film HD avec ADSL à comparer à la 3G ! Contrairement à l’internet «coûteux» qui est essentiellement accessible via des écrans portables tels que tablette et/ou téléphone et qui utilisent des réseaux mobiles !
Autrement dit, l’internet utile, en plus de représenter le moyen d’accès à des services et contenus utiles à la vie sociale et économique en général, est le seul capable de mettre en place une colonne vertébrale, aux sens propre et figuré, de l’économie numérique d’un pays. La nature de l’internet utilisé pourrait influer sur la performance économique de notre pays ainsi que sur sa gouvernance.
Le Forum économique mondial (WEF) a établi que notre NRI (Network Readiness Index) s’est ostensiblement amélioré. Nous avons gagné onze places en trois ans. Nous sommes passés de la 131e place en 2013 à la 120e en 2015, après une 129e en 2014.
Ce classement utilisé par le Doing Business se base sur des données factuelles. Il montre pourtant que notre pays accuse toujours un retard ou est, du moins, mal classé. En effet, en termes d’utilisation de l’internet «utile», notamment dans la sphère économique et sociale ainsi que dans la gouvernance et la régulation, comparativement aux indicateurs de l’autre internet, celui des «réseaux sociaux», nous sommes classés parmi les 15 derniers.
C’est ainsi que dans la catégorie «usage gouvernemental» qui classe les services gouvernementaux en ligne, la promotion des TIC et leur importance dans la vision du gouvernement, l’Algérie se classe 125e sur 143 pays. Quant à leur impact économique, en particulier sur les nouveaux services et produits ainsi que sur les nouveaux modèles organisationnels, notre pays occupe la 133e place.
Pour l’impact social, tel que l’accès aux services de base, l’accès dans les écoles, l’utilisation efficiente au sein du gouvernement et, surtout, l’aide à l’inclusion sociale, l’Algérie est à la 129e place. Enfin, quant à l’utilisation de cet internet utile dans les entreprises, nous dégringolons à la 137e place. Le pire des scores est celui que nous avons obtenu pour l’instabilité de notre environnement régulatoire et notre incapacité à appliquer les lois relatives aux TIC. Dans ce registre, l’Algérie est 138e.
L'Algérie gagne onze places dans le NRI dans la catégorie de l'utilisation du mobile : une couverture de 99.2% et une bonne disponibilité de la bande passante internationale.
En fait, tout n’est pas aussi noir. Il existe quand même un poste qui peut nous rendre le sourire, où nous nous distinguons avec une 67e place dans le classement mondial. Ceci est atteint dans la catégorie «infrastructure hors fixe» où nous excellons avec une couverture en réseaux mobiles de 99.2 % de la population, couplée avec une très bonne disponibilité de la bande passante internationale. Grâce aux opérateurs mobiles pour le premier et à Algérie Télécom pour le second.
Malheureusement, nous sourirons moins en lisant que c’est justement ce poste que le NRI désigne par l’«internet de divertissement» ou l’internet des réseaux sociaux qui est en quasi-totalité fourni par les mobiles.
Tant du point de vue de l’importance du marché que de l’attractivité générale d’un pays, pour les IDE ainsi que pour l’exportation de notre savoir-faire, il y a une raison pour laquelle ces indicateurs socioéconomiques nous classent aussi mal. Le corollaire naturel est que d’un point de vue macroéconomique, cela démontre que le développement du marché du mobile génère beaucoup moins de dividendes pour l’Etat que celui du fixe. Ce qui va manifestement à l’encontre de l’émergence d’une économie numérique réelle et durable.
Concrètement, le lancement de la 4G mobile, s’il est fait avant le développement des autres moyens d’accès fixes, aurait comme conséquence de bloquer ou grandement retarder le développement de la chaîne de valeur et le développement des usages utiles de l’internet. Cela se ferait au détriment de l’aménagement numérique des territoires, respectueux de l’environnement et plus global.
Cela retarderait l’exportation de nos services et la diversification des moyens d’accès. Sans compter que cela finirait immanquablement par menacer l’existence même d’Algérie Télécom en confinant notamment l’accès à internet entre les mains des seuls opérateurs mobiles.
Que doit-on faire pour être plus dans l’internet utile et moins dans celui des réseaux sociaux ou, du moins, comment balancer les deux et espérer ainsi monter dans les classements internationaux ?
La période transitoire mentionnée plus haut devrait être mise à profit pour rattraper nos retards. Elle fera, par exemple, émerger un maximum d’acteurs. Elle diversifiera immanquablement l’assiette de collecte des taxes et redevances, ce qui ne serait pas superflu par les temps qui courent.
Trois années devraient être largement suffisantes pour développer nos capacités nationales plurielles, aussi bien dans l’internet que dans le stockage et le traitement de données, en permettant l’installation et le développement de Data Centers en Algérie.
Nous avons besoin désormais d’un internet utile que permette la connectivité fixe en plus du xDSL ou du FTTH, aussi bien pour l’urbain que pour les populations rurales, pour lesquelles l’utilisation des technologies alternatives – technologies satellitaires, Wifi Outdoor et 4G fixe – serait la bienvenue pour réduire la fracture numérique et aider à colmater les nombreuses zones blanches que comporte notre grand pays.
Cette démarche serait forcément créatrice d’emplois indirects et viendrait en renforcement à une économie durable. Les retombées seraient nombreuses, dont un PIB qui devrait enregistrer une croissance annuelle régulière, car les habitudes de travail et de consommation se transformeraient et une capitalisation notoire gagnée dans l’aménagement d’une infrastructure numérique de qualité.
L’internet des réseaux sociaux sollicite essentiellement du contenu extérieur. Bien que nécessaire, il est important et utile de balancer cet effet de consommation de devises par un équilibre en consommation locale qui ne peut être possible qu’au moyen de l’internet utile que seul permettra l’internet fixe.
Il est de loin plus structurant à long terme. Il est économiquement plus rentable à moyen terme et socialement plus bénéfique à court terme. Cela créera mécaniquement plus de PME pour la fourniture d’accès, pour la production de contenu et de services numériques, notamment.
L’investissement dans les technologies de l’internet des objets, une autre révolution dans la révolution, qui ne demande qu’à être prise en charge par nos jeunes start-ups où le potentiel est immense et les résultats rapides, est une autre réponse positive à la sinistrose économique actuelle.
Ali Kahlane
Président de l'Association des opérateurs des télécoms alternatifs (AOTA), ancien professeur de l'Ecole polytechnique militaire (ex-Enita)
 

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