De l’intégrisme religieux à l’intégrisme linguistique : l’Algérie séquestrée (II)
Une contribution de Kamel Bouslama – Dans la communication humaine qui implique tant le devoir de rationalité que le droit de sentiment, il va sans dire qu’on ne peut continuer d’ignorer, ou de feindre d’ignorer, cette vérité devenue axiomatique, incontournable : il y a belle lurette que l’avantage ou la supériorité ne se trouvent pas, ne se trouvent plus du côté de celui chez qui on emprunte la langue pour se faire comprendre de lui, mais du côté de celui qui connaît, voire maîtrise la langue de l’autre. Et, par conséquent, comprend sa manière d’être, de penser, de sentir ; en un mot sa psychologie. Il n’y a d’équilibre que lorsque les deux interlocuteurs connaissent réciproquement la langue de l’autre et ce, quelle que soit celle de ces langues adoptées par consentement mutuel, précisément pour leur échange mutuellement bénéfique. Sous cet angle d’ailleurs, les études historiques ont largement démontré que durant des siècles, la langue arabe a eu l’honneur d’être une langue prêteuse. Soyons donc honnêtes et acceptons à notre tour, aujourd’hui, ce qu’il convient de désigner par un retournement de tendance qui la met dans une situation d’emprunteuse. Il n’y a là, me semble-t-il, aucune honte ! Bien au contraire…
Dans une situation d’emprunteuse, disions-nous. Et pour quelle principale raison ? Pour n’avoir rien entrepris entre-temps, mais absolument rien entrepris de sérieux, et cela, depuis 1962 pour ce qui nous concerne en tant qu’Algériens, afin de mettre un tant soit peu cette langue au diapason des autres langues, dominantes il est vrai. Et qui sont les véritables responsables de ce chou blanc, pour ne pas dire ce bide ? Eh bien, figurez-vous que ce sont ceux-là mêmes qui sont censés la défendre et qui hurlent de façon hystérique, aujourd’hui, qu’il n’est pas question de toucher à la langue arabe classique, non sans surenchérir, tenez-vous bien, que c’est «la langue… du Coran» !
Contrairement donc aux grotesques idées reçues et contre-vérités de mauvais aloi, ce ne sont pas les francophones, ainsi qu’on s’est toujours acharné à les désigner, qui ont «pratiqué», voire manipulé idéologiquement cette langue officielle comme ils l’ont voulu, eux qui ne sont impliqués ni de près ni de loin dans ce ratage monumental, historique. A bien s’en souvenir, ce sont précisément ceux qui ont toujours été désignés par le qualificatif «d’arabisants», autrement dit les seuls à avoir «trituré» à leur guise la langue arabe enseignée alors dans les établissements scolaires depuis 1962, année de l’indépendance du pays.
L’urgence d’enseigner dès le primaire au moins une langue étrangère
Il serait par conséquent tout à fait irréaliste et, du reste, cela ne servirait à rien de continuer de crier haro sur les journalistes, les linguistes, les pédagogues et autres locuteurs francophones qui, non seulement n’ont pas «trituré», encore moins idéologiquement cette langue pour en faire ce qu’elle est devenue aujourd’hui, mais, pour grand nombre d’entre eux, se sont avérés plus des «dispensateurs» de solutions de survie pour cette langue à travers leurs conseils, que des forcenés «linguicides» d’un autre âge qui, à ce jour, ne comptent céder pour rien au monde sur leurs idées reçues, leurs préjugés tenaces et leurs vues de l’esprit suicidaires à volonté.
Cela dit, la possibilité de pratiquer un enseignement efficace et rentable de langues étrangères ayant déjà fait ses preuves de par le monde, il est grand temps de se dessiller le regard et de s’employer sérieusement à dédiaboliser le «mal» dit francophone tel qu’appréhendé par ces esprits tortueux, et à le dédramatiser. En clair, il s’agit d’admettre une bonne fois pour toutes, non pas l’impérieuse nécessité, mais désormais l’urgence d’enseigner dans notre pays, dès le primaire, au moins une langue étrangère courante. Tout en confortant, cela devrait aller de soi, la place qu’occupe déjà la langue française. C’est indubitablement à cette condition, et seulement à cette condition-là, qu’on parviendra peu à peu à extirper la langue arabe classique et, par incidence notre pays, de l’ornière chauvine et de l’intégrisme linguistique dans lesquels, pour son grand malheur, elle a été précipitée par de piètres avocaillons islamo-baathistes.
Outre ces arguments d’ordre économique et politique autant que sociologique et psychologique, la nécessité de l’enseignement et pratique d’au moins une langue étrangère s’impose, ne serait-ce que pour des raisons de nature tout à fait désintéressée. Raisons qui, faut-il le souligner, tiennent avant tout aux objectifs permanents d’un humanisme bien compris et d’une culture individuelle et collective bien équilibrée. Autrement dit et, encore une fois, contrairement aux préjugés et idées reçues, l’accès à une langue étrangère, ou la consolidation de sa pratique lorsque celle-ci est déjà acquise, ne représente absolument aucun danger ni menace pour l’unité ou la souveraineté nationale d’un pays donné, dût-il être l’Algérie. Bien au contraire, cet accès ou cette consolidation, précisément pour ce qui nous concerne, peut et doit se pratiquer sans inhibition ni complexe, sans arrière-pensée frileuse ou crainte d’aliénation linguistique et/ou culturelle, étant donné que l’on est assuré de réussir à y prendre une juste vue de la valeur relative de sa propre langue nationale, de ses limites comme de ses qualités particulières.
Sinon, comment expliquer qu’il y ait danger ou menace à ce que des Algériens soient bilingues, voire multilingues ? N’est-ce pas déjà le cas pour nombre d’entre eux ? Et parce que tel est leur statut, le pays a-t-il pour autant basculé dans la division ? Sont-ce ces Algériens-là qui ont mis l’Algérie à feu et sang et ont failli la faire rayer, en tant que telle, de la carte du monde ? Bien sûr que non ! Alors ?
Le multilinguisme, un puissant levier d’ouverture sur le monde
Allons donc, personne n’ignore que le fait d’être bilingue ou multilingue ne devrait aucunement inquiéter, mais plutôt servir comme un puissant levier d’ouverture sur le reste du monde. A commencer par cette ouverture que nous avons déjà sur l’économie de marché et à la logique de laquelle nos gouvernants n’ont de cesse, depuis quelques années, de réitérer la volonté d’adhésion de notre pays. Mais qu’en sera-t-il de cette ouverture à l’avenir, maintenant que la tendance lourde à l’échelle de la société prône plutôt l’enfermement linguistique, pour ne pas dire le repli sur soi identitaire ? Les échanges multiformes avec l’étranger vont-ils continuer de s’effectuer vraiment selon ce qui est requis par les usages internationaux ?
Ou alors, est-ce à dire que la maîtrise d’une ou plusieurs langue(s) étrangère(s), en l’occurrence le français, l’anglais et/ou l’espagnol, n’est pas le meilleur atout, synonyme de gage d’ouverture sur la mondialité, que chaque Algérien puisse avoir sur lui-même et sur les autres ? Accéder, par l’usage satisfaisant d’une autre langue, à une autre culture, à une autre manière de voir, de sentir et de penser… bref, accéder à l’universalité, n’est-il pas un moyen efficient de saisir, tout en la réduisant, la distance immatérielle qui sépare la langue de la pensée ? N’est-ce pas acquérir le sens du relatif et de la nuance dans la traduction des idées et des sentiments, dans la vision du monde extériorisé de la réalité concrète, et intériorisée des notions abstraites ?
N’est-ce pas tout simplement comprendre l’autre, comprendre autrui ? Et, par extension, comprendre aussi cette universalité qui nous interpelle à chaque instant, jusque dans notre for intérieur ; une universalité à laquelle non seulement les Algériens sont naturellement portés, mais au rayonnement de laquelle notre pays, quelle que soit la parade ultra-conservatrice déployée de nos jours, ne saurait longtemps échapper ? Pour cause, l’Algérie, avec une superficie de près de 2 millions et demi de km2, occupe une position géographique on ne peut plus centrale, et possède huit frontières (maritime comprise) qui totalisent quelque 7 000 km, ce qui est loin d’être un facteur d’enclavement ou d’enfermement. Comment, dès lors, peut-on vouloir brider, bâillonner, voire briser l’inclination de tout un peuple au multilinguisme, à son épanouissement culturel, alors que ce même peuple vit dans un pays qui, de par ses caractéristiques géographiques, a pour vocation incontestable et pour équilibre génétique une ouverture sans pareille sur ses voisins et au-delà, aux quatre points cardinaux ?
La langue française, bouc émissaire idéal du système
C’est, pour tout dire, de l’étude et de la pratique d’une ou plusieurs langue(s) étrangère(s) quelles qu’elles soient, que l’on attend justement cet épanouissement individuel et collectif. De nombreux hommes d’appareil et hauts commis de l’Etat en savent déjà quelque chose, eux qui, sans complexe, sans gêne et toute honte bue, ne se sont pas privés et ne se privent toujours pas d’inscrire leurs enfants dans des établissements scolaires secondaires et universitaires d’outre-mer. Non pas, tenez-vous bien, pour leur faire donner des cours d’arabe, mais pour leur faire apprendre des spécialités, dans des langues dominantes comme l’anglais, le français, l’espagnol, etc.
Et ne voilà-t-il pas que ce sont pratiquement ces mêmes commis de l’Etat, ces mêmes apparatchiks, ces mêmes «députés» non élus, bref, ces mêmes membres du sérail politique qui continuent de vouloir dénier, dans divers cénacles nationaux, le droit de n’importe quel citoyen algérien de pratiquer telle ou telle langue étrangère ? Ne sont-ce pas ces mêmes «directeurs de conscience» autoproclamés qui osent encore nier le rôle positif de telle ou telle langue étrangère dans le comportement non seulement verbal, mais global de tout citoyen algérien de quelque condition sociale qui soit ? Dans le même ordre d’idées, pourquoi ces «nomenklaturistes» de la 25e heure persistent-ils à maintenir des restrictions d’ordre linguistique dont tout le monde sait pertinemment qu’elles ne sont contraignantes, dans la réalité des faits, que pour le petit peuple, et pas pour tous ?
Dès lors que la finalité pédagogique d’apprentissage de la langue arabe a failli, en raison de sa diabolique et criminelle instrumentation à des fins idéologiques, à sa mission d’intérêt national, nos décideurs politiques ne devraient-ils pas plutôt s’interroger, voire méditer objectivement sur le pourquoi des échecs répétés depuis plus de cinquante ans, pour élaborer enfin les vrais remèdes ?
«Si tu veux qu’on te respecte, commence par respecter les autres»
L’analyse des faits de langue passant obligatoirement par une observation scientifique et une analyse objective, ces responsables du désastre linguistique algérien ne devraient-ils pas rechercher sur le terrain même de sa manipulation les véritables causes de la déchéance de notre langue nationale, plutôt que de s’évertuer à faire pointer un doigt accusateur à l’endroit d’une autre langue, la langue française et ses pratiquants algériens en l’occurrence, pour en faire, avec une confortable et effarante facilité, un bouc émissaire idéal ? Au fait, ne faudrait-il pas au reconnaître au moins un mérite, et non des moindres, à cette langue française ? Celui non seulement d’avoir permis à des millions d’Algériens d’avoir déjà œuvré, mais de continuer de le faire dans l’anonymat, afin que leur pays garde un contact efficient avec le reste du monde ? Et, par la même, soit encore debout contre vents et marées obscurantistes ?
Mais jusqu’à quand ? Nos éminents «douktours» auront, décidément, déjà fourni la réponse : en brandissant chaque fois que l’occasion s’en présente, leurs sempiternelles revendications frappées pourtant du retard d’au moins une guerre : l’arabisation à outrance, quel qu’en soit le prix. Une revendication suicidaire de plus, une de trop qui, telle une circonstance aggravante, n’améliorera pas pour autant les piètres conditions de survie quotidienne des Algériens. Bien au contraire…
Quoi qu’il en soit, et face à une telle problématique, les solutions idoines, dont certaines peuvent paraître paradoxales, existent et sont connues depuis des lustres. Au risque de me répéter, il s’agit sans plus ni moins de :
– favoriser le développement des langues maternelles, soient-elles le tamazight ou l’arabe algérien ;
– moderniser l’arabe classique sur des bases scientifiques et techniques et non politiques et idéologiques ;
– respecter et développer les langues étrangères, sans doute selon le bon principe : «Si tu veux qu’on te respecte, commence par respecter les autres».
Le reste, c’est-à-dire la réconciliation de l’Algérien avec lui-même en tant qu’Algérien – et non en tant qu’ersatz saoudien ou qatari –, ira de soi, mais cela demandera du temps ; car on en a déjà trop perdu depuis l’indépendance, trois générations au moins, pour penser pouvoir le rattraper en quelques années à peine.
(Suite et fin)
Kamel Bouslama
Journaliste et psychopédagogue
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