Didouche Mourad : le fin stratège et l’ange gardien de la Révolution (VII)

5-Juillet
L’Algérie devrait s’estimer chanceuse d’avoir engendré Didouche Mourad. D. R.

Par Abdelaziz Boucherit – Le 25 juillet 1954, Didouche Mourad décida de son propre chef d’organiser une réunion qui sera ancrée pour l’éternité dans la mémoire collective, avec l’aide logistique de Zoubir Bouadjadj : la rencontre des 22 militants de l’OS dans une villa à Clos-Salembier, sur les hauteurs d’Alger. Didouche était conscient du danger que couraient les dix-sept chefs de groupes recrutés par chacun des chefs de zones dans toutes les régions du pays et dont la plupart étaient recherchés et traqués par la police. D’autant que les indicateurs, messalistes et centralistes, occupaient toutes les places d’Alger.

Lucide de l’impact dévastateur d’une descente de police sur le futur de la Révolution, Zoubir Bouadjadj se démena en veillant de s’armer d’une vigilance particulière pour assurer une sécurité maximale à la rencontre. Didouche, pressé par l’urgence de l’action et le risque de voir les militants sombrer dans le découragement par le manque de moyens et d’actions, osa défier le destin. Les objectifs de cette réunion étaient multiples : les hommes représentant toutes les régions d’Algérie vont se connaître et chacun fera le point sur sa région, ce qui ne peut être que bénéfique pour le moral des troupes. Aussi, leur apprendre l’engagement des Kabyles aux côtés du CRUA et essayer de les galvaniser autour de ce ralliement. Et enfin, les cinq historiques, présents – excepté Ben Boulaïd, car ses hommes n’étaient pas présents – devaient être élus dans les fonctions qu’ils s’étaient attribué.

Didouche évita délibérément de faire participer les Kabyles ; d’une part, les hommes de Krim étaient tous derrière lui et donc le problème de sa légitimité ne se posait pas, autant que celle de Ben Boulaïd par ses hommes, d’autre part, il serait plus facile de convaincre les membres du CRUA présents de la décision des Kabyles. D’autant que dans l’esprit de chacun, les Kabyles restaient encore très attachés à Messali. Cette suspicion n’était pas le fait du prince Didouche. Elle était partagée par la plupart des anciens militants de l’OS. Les chefs des régions du Nord-Constantinois, accompagnant Didouche, étaient au nombre de huit : Benaouda, Bentobbal représentant la région de la Kabylie Orientale El-Milia, Collo et Mila, Zighoud Youcef la région Condé Smendou, Badji la région de Souk-Ahras et quatre hommes de Constantine : Mechati région de Constantine, Habachi, Saïd et Rachid.

Certains des membres se connaissaient depuis l’époque de l’OS et se retrouvèrent après s’être perdus de vue. L’ambiance était cordiale et chaleureuse ; certains se laissèrent aller à la plaisanterie devant Didouche, se comparant à des anciens combattants. Didouche leur répliqua avec une lucidité étonnante, sans perdre son sourire, pour ne pas gâcher l’ambiance, mais avec une vérité crue : «On devrait dire de futurs combattants.» «Car ça ne fait que commencer. Et l’OS n’était rien à côté de ce qu’il va falloir mettre au point37.» Puis, Didouche saisit l’opportunité de rappeler les difficultés de la tâche qui les attendait. Il se leva, et avec une voix sourde et enflammée qui résonnait encore dans les oreilles des survivants qui avaient échappé à la mort lors de la guerre de Libération, tels que Zoubir Bouadjadj, se lança dans un discours qui resta dans les annales de l’histoire, pour faire comprendre aux représentants des régions, et devant les chefs historiques qui buvaient ses paroles : «Nous devons être prêts à tout sacrifier, y compris et surtout notre vie. Nous n’avons que très peu de chances de nous en sortir, de voir la révolution aboutir. Mais d’autres nous relaieront, nous remplaceront. Il faut que nous en donnions le départ, que l’on sache que notre pays n’est plus amorphe, qu’il bouge. Les premières actions ne seront pas grand-chose. Il ne faut pas se faire d’illusions, nous démarrons avec très peu de moyens, mais elles doivent avoir une grande importance psychologique. Il faut que les Français se disent : ils ont osé ! C’est cela l’important. Il faut allumer la mèche. Pour cela, il ne faut pas beaucoup d’armes ni de moyens. Il faut que nous le voulions38.» Et conclut sa prise de parole avec une image émouvante qui voulait dire clairement dans l’esprit des combattants qu’ils allaient à la Révolution les mains nues : «Si tu as deux cartouches dans ton fusil. C’est suffisant. C’est à toi de prendre l’arme de ton ennemi.»

Mais, arrêtons-nous un moment sur le cas des représentants de Constantine et faisant partie de l’équipe de Didouche. Mechati et son équipe s’étaient retirés finalement à la dernière minute, quelques jours avant le jour de l’insurrection du 1er novembre 1954. Lahouel, le responsable des centralistes, cherchait à débaucher du CRUA les éléments de l’ex-OS peu sûrs et influençables. Il trouva une oreille attentive chez Mechati et Habachi. Il leur tenait un langage attentiste et préconisait la solution politique avec un succès certain. «Mener le peuple à l’abattoir», de vouloir déclencher une révolution, alors «que rien n’était prêt», qu’il manquait des armes, des moyens financiers et surtout une aide extérieure importante. Mechati et Habachi se désistèrent en soutenant que «nous n’avons aucune chance, on n’a même pas la population avec nous».

Didouche n’avait plus aucune nouvelle de ses hommes de confiance. Il n’a pas réussi à les joindre. Leur abandon laissa la région de Constantine silencieuse, sans aucune action d’attaque ni de sabotage le 1er novembre 1954.

Les militants et les quatre chefs présents reconnaissaient la qualité de stratège en politique et en organisation de Didouche et le félicitèrent de la bonne préparation de sa conférence et la réussite de la réunion.

Préparation du déclenchement de la Révolution

C’était Didouche encore, l’infatigable organisateur, qui avait mis sur pied la réunion du 10 octobre 1954. L’ordre du jour établi était chargé et devait être soumis aux chefs historiques pour se prononcer sur deux importantes résolutions : le changement du nom du mouvement initial, le CRUA, et fixer la date du déclenchement de la Révolution. Cette réunion, comme d’habitude, avait été préparée avec toutes les précautions de sécurité, dans une petite maison de la Casbah dont d’ailleurs personne ne se souvint de son emplacement exact. Les six s’installèrent sur des matelas par terre. Une courte discussion s’engagea où chacun des six historiques était venu avec ses propres suggestions pour le nouveau nom du mouvement. Le débat était cordial et sans animosité.

On s’arrêta, dans un premier temps, au nom de «mouvement de libération». Krim Belkacem opta pour l’appellation «Front de l’indépendance nationale» pour finalement se mettre tous d’accord autour de la proposition commune de Boudiaf, Didouche et Ben Boulaïd avec le nom de «Front de libération nationale». Les six venaient d’envoyer aux archives de l’histoire le nom de CRUA qui avait fait son temps. Ben Boulaïd n’avait pas eu beaucoup de mal à convaincre ses compagnons pour créer un mouvement militaire parallèle au front et lui attribuer un nom. Didouche, devenu le pilier de la préparation de la Révolution, annonça avec sérénité, sans sa fougue habituelle : «Nous devons présenter un mouvement pur qui naisse avec la Révolution et qui grandisse avec elle.» Boudiaf et Didouche avaient déjà engagé des discussions, au préalable, avec les trois nouveaux chefs de l’extérieur, au Caire, de cette nécessité. Et ils suggérèrent le nom d’ALN (Armée de libération nationale). Le Conseil de la révolution fut élargi à Ben Bella, Hocine Aït-Ahmed et Khider. La matinée s’était terminée par un couscous où tout avait été préparé par avance et que les six devaient se servir eux-mêmes.

La reprise des travaux s’était concentrée sur les suggestions de chacun. Boudiaf nota les points qui devaient, de l’avis de tous, figurer dans la proclamation. Après plus d’une heure de discussion, au cours de laquelle Boudiaf et Didouche vérifièrent que toutes les positions de toutes les tendances aient été notées, ils énumérèrent, une dernière fois, la liste des points retenus devant l’assemblée des chefs conciliants. Didouche et Boudiaf furent chargés de mettre en forme les termes de la proclamation et de la rédiger. Les deux hommes auraient cinq jours devant eux pour ce travail. Ils devraient également rédiger une autre plus courte, touchant plus facilement le peuple en l’invitant à l’action directe. Cette proclamation serait plus largement diffusée et porterait l’en-tête de l’ALN.

Puis on passa à la date du déclenchement de la Révolution. On proposa la date du 15 octobre 1954. Certains trouvèrent la date très proche et ne laissait plus beaucoup de temps pour s’organiser. Boudiaf proposa alors la date du 25 octobre. Sans laisser le temps aux autres de commenter la date suggérée par Boudiaf, Didouche se leva et apporta ses commentaires sur la date du 25 et proposa en même temps la date qui lui semblait adéquate. «Le 25 octobre, disait-il, cela ne frappe pas l’imagination. Si tout va bien, la date que nous fixons sera une date historique. Nous devons penser à l’exploitation psychologique. Je propose le 1er novembre. Ça marque. C’est le début du mois. On prend date !» Mais on lui fit remarquer que c’était la fête des morts. Didouche répliqua sans sourciller : «La fête des morts, c’est le 2 novembre. Le 1er novembre, c’est la Toussaint pour les catholiques.» Et il enchaîna : «Ainsi, le déclenchement se fera entre la nuit du 31 octobre et celle du 1er novembre.» La date du 1er novembre 1954 fut adoptée à l’unanimité et ne pouvait être divulguée aux troupes que vingt-quatre heures avant la date fatidique. Un silence intense occupa un moment l’espace du salon. Certains chefs envahis par l’émotion détournèrent le regard. Didouche Mourad laissa chacun à son intimité profonde vivre cet instant historique pendant de longues secondes avant de proclamer la levée de la séance.

Dans le secret d’une petite maison de la Casbah, isolée des curiosités des regards, six hommes, dont un jeune de 26 ans comme animateur, venaient de sceller le destin du futur d’une Algérie libre et moderne. Que l’éternité, tant que les hommes vivront, retiendra le nom de Didouche Mourad comme une flamme vivante dans la mémoire des jeunes Algériens et servir d’exemple pour pousser plus haut encore l’idéal de construire avec toute la richesse de sa diversité une Algérie prospère, libre et fraternelle. L’Algérie devrait s’estimer chanceuse d’avoir engendré le glorieux Didouche Mourad.

Le dimanche 24 octobre 1954, très tôt dans la matinée, pour des raisons de sécurité, Didouche organisa l’ultime réunion des six avant le jour J de l’insurrection. Dans une maison à Pointe-Pescade (actuellement Raïs-Hamidou) appartenant à un ami et fidèle militant de Didouche, une connaissance des années 1946, les six s’installèrent ; après les beignets au miel du petit-déjeuner, ils passèrent en revue les derniers préparatifs de chacun. Puis Boudiaf et Didouche soumirent les proclamations du 1er novembre et de l’ALN à leurs compagnons. Ben M’hidi, Ben Boulaïd, Bitat et enfin Krim se déclarèrent satisfaits de la formulation des deux documents et félicitèrent Boudiaf et Didouche. Ce fut à travers ces deux documents que le monde apprit l’insurrection du 1er novembre 1954, annoncée par Ben Bella à la radio du Caire en Egypte.

Didouche distribua à chacun des exemplaires pour une grande diffusion la nuit même de l’insurrection. La réunion terminée, Boudiaf se prépara pour prendre l’avion pour Le Caire le lendemain matin avec les deux textes écrits en citron entre les lignes d’une lettre anodine. Et Didouche se prépara pour prendre le train Alger-Constantine pour apporter les derniers correctifs dans la préparation du jour de l’insurrection à partir de son fief de Mechatt, une contrée très boisée et difficile d’accès entre El-Milia et Collo.

A. B.

(Suivra)

37 Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, éditions Fayard, p 203

38 Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, éditions Fayard, p 206

L’Algérie devrait s’estimer chanceuse d’avoir engendré Didouche Mourad. D. R.

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