Les incivilités des jeunes enfants
Par Mesloub Khider – Enonçons une banalité : dans les sciences humaines en général, un sujet n’est jamais choisi au hasard. Pour notre part, nous n’échappons pas à la règle. Confronté depuis des années, dans le cadre de notre profession d’éducateur spécialisé, à la violence des jeunes enfants, nous avons été amenés régulièrement, comme tant de professionnels, chercheurs ou parents, à nous interroger sur les causes de ces comportements déviants.
De multiples analyses ont été avancées pour expliquer le phénomène de la violence des jeunes enfants. Certains chercheurs ont privilégié l’approche sociologique ou psychologique, d’autres plutôt une approche socio-économique, voire politique. Les uns mettent en cause directement les parents accusés de laxisme, les autres montrent du doigt la société, coupable des inégalités sociales propices au déferlement de la violence. Ainsi, une interminable série de facteurs est avancée pour expliquer de tels comportements violents des jeunes enfants : on invoque l’absence d’éducation, le manque de socialisation, l’individualisme tout puissant, la perte générale des valeurs, de l’autorité, etc.
Comment aborder les nouveaux aspects de cette délinquance juvénile, dont l’expression, les causes ont évolué ces dernières années ? Précisons d’emblée que la délinquance juvénile était longtemps considérée comme le fait de jeunes traités de marginaux. Elle traduisait plutôt les symptômes d’une délinquance initiatrice inhérente à l’adolescence, qui s’estompait avec le temps. Il s’agissait essentiellement d’une délinquance liée à la recherche identitaire.
A l’inverse, depuis les années 1980, la délinquance juvénile s’est métamorphosée. En effet, c’est là une donnée essentielle sur laquelle chacun s’accorde : la violence juvénile a non seulement considérablement augmenté, mais surtout elle s’est accompagnée de nouvelles formes de violences que l’on désigne sous le terme d’incivilités. Plus que la violence délictuelle, ce à quoi la société est en effet confrontée, c’est la montée des incivilités.
La notion d’incivilité qualifie un ensemble hétéroclite de comportements de violence, œuvres de jeunes de plus en plus jeunes et de plus en plus violents face auxquels les adultes sont désemparés. Etymologiquement, le vocable d’incivilité désigne l’inobservation des convenances ou des bonnes manières. L’incivilité, c’est l’impolitesse, le non-respect des personnes et des lieux. Aujourd’hui, la notion est souvent utilisée dans un sens plus large pour désigner les faits de violence des jeunes enfants, exercés entre eux, mais surtout à l’encontre des adultes, institutions (parents, enseignants, etc.). La gamme des comportements désignés comme des incivilités comprend à la fois des atteintes contre les personnes, contre les biens, ou des atteintes à la tranquillité publique. Les plus fréquemment citées sont :
- Les violences verbales : insultes, injures, grossièretés, réflexions malveillantes…
- Les violences physiques : coups et blessures, menaces et intimidations, attitude arrogante, gestes obscènes…
- Les rassemblements de jeunes dans les halls d’immeubles et parties communes, les dégradations d’équipements publics…
- Les dépôts d’ordures, jets de détritus, crachats, urine dans les rues et escaliers, les tags et graffitis, les nuisances sonores, les chahuts, les jeux bruyants et violents, etc.
- Dans les établissements scolaires : absentéisme chronique, retards, refus des punitions, agressions, racket, agressions sexuelles, etc.
Les incivilités traduisent ainsi une perte des repères et une désorganisation de la société qui expriment un affaiblissement général du lien social. Cependant, contrairement à la délinquance traditionnelle, la presque totalité de ces incivilités constitue des actes non pénalement punissables. Effectivement, l’incivilité n’est pas une notion juridique, la loi ne parlant que de crime, de délit et de contravention.
Les incivilités ne relèvent que du «code du savoir-vivre» et sont incriminées et condamnées, aujourd’hui, seulement socialement et moralement.
En termes sociologiques, les incivilités sont définies comme des inconduites sociales, actes asociaux, inciviques, désignés sous le terme générique de déviance. Elles sont donc décrites comme le non-respect d’usages, de règles de la vie en communauté, caractéristique d’un comportement anomique.
De manière générale, personne ne conteste aujourd’hui que de nombreux pays connaissent de graves difficultés avec leurs jeunes enfants. La violence verbale et, souvent, physique de nombre d’enfants est préoccupante. Si, jusqu’à la fin des années 1980, les incivilités, les violences étaient l’apanage des enfants des banlieues, à l’inverse, depuis quelques années, ces comportements ont largement débordé et se sont généralisées aux centres villes, touchant de nouvelles populations jusque-là relativement épargnées.
Ainsi, les conduites violentes des jeunes enfants ne sont plus strictement circonscrites aux espaces réservés aux catégories populaires, mais elles touchent, également, une bonne partie de jeunes enfants issus des catégories moyennes. La violence des jeunes enfants s’est installée au cœur de la société, de la Cité. Cette violence tend à se banaliser, comme si la vie elle-même devenait violente. L’agressivité marque de plus en plus les relations personnelles et sociales. Les incivilités, souvent gratuites, font partie désormais des moyens d’expression des jeunes enfants.
Paradoxalement, ces dernières années, alors qu’on n’a jamais autant parlé de la violence des jeunes enfants, au même moment, ces enfants n’ont jamais été autant glorifiés, protégés, mythifiés, transformés en «enfants rois».
Comment rendre compte de la signification des incivilités ?
Dans les représentations courantes, les incivilités se distinguent mal de la délinquance, sans cesse croissante, pratiquée par des jeunes très jeunes, des adolescents à peine sortis de l’enfance. Or, comme nous l’avons souligné plus haut, les incivilités ne constituent pas des délits car elles ne relèvent pas du code pénal, contrairement à la délinquance. Cette distinction est essentielle pour la compréhension du concept d’incivilité. Si la délinquance constitue une transgression de la loi, les incivilités représentent, selon nous, une violation de la civilité, une véritable négation de la vie en société. D’autant plus grave que les incivilités se développent et se généralisent dans toutes les relations personnelles et sociales, que ce soit entre pairs (jeunes enfants eux-mêmes) soit entre ces derniers et le monde des adultes, parents et institutions dont l’autorité est contestée.
C’est l’existence même de la vie en société qui se trouve ainsi ébranlée. C’est le fondement de l’éducation, de l’autorité, qui est bouleversé. Aujourd’hui, la désobéissance généralisée des jeunes enfants est devenue la règle ; l’autorité des adultes et institutions, effondrée, l’exception.
Cet éclaircissent entre les deux notions de délinquance et d’incivilité est capital. En effet, il nous permet de souligner, d’emblée, que notre travail de recherche portera sur les «incivilités des jeunes enfants». Ce qui exclut de notre champ le phénomène de la délinquance défini plus haut comme relevant du registre de l’ordre public pénalement punissable.
Le concept-clé de notre travail est donc celui des incivilités (ou conflits de civilité qu’on observe dans les relations personnelles et sociales entre les jeunes enfants et le monde des adultes, parents, institutions). Ces violations des conventions sociales de civilité se manifestent sous de multiples formes décrites ci-dessus. Et, à travers cette montée des incivilités, ce sont l’existence et la pérennité même de l’éducation et de l’autorité qui sont posées. Cette dévalorisation de l’autorité traduit un «malaise dans la civilisation».
C’est un truisme de dire que les parents (et autres institutions) dans la plupart des sociétés humaines, ont une tâche éducative fondamentale qui consiste à transmettre à l’enfant des normes et des valeurs indispensables à la civilité, à faire assimiler par l’enfant les principes d’autorité et de loi, à canaliser ses forces vers des valeurs sociales et morale.
La civilité est définie comme l’attachement des individus à un ensemble de codes et de normes du vivre-ensemble au quotidien, dans un espace public, basé sur des rapports de cohabitation pacifique et de confiance.
A contrario, les comportements incivils illustrent le délitement des instances de socialisation et d’éducation, comme la famille, l’école, etc. Ces conduites déviantes posent la question de la cohabitation entre les jeunes enfants et les adultes.
De prime abord, posons les bornes de notre étude. Il s’agit pour nous de tenter de comprendre et d’expliquer le phénomène des incivilités par une analyse historique. Nos questionnements sont les suivants :
- Pour ce qui est de notre époque, qu’est-ce qui explique ces manifestations d’incivilités des jeunes enfants (entre eux, et surtout) à l’encontre de l’autorité personnifiée par les parents, l’enseignant, etc. ?
- Ces incivilités sont-elles inhérentes à notre société moderne ou les rencontre-t-on également dans les anciennes sociétés occidentales et au-delà, à l’époque antique (grecque et romaine), au Moyen Age ?
Notre interrogation sur les incivilités dépassera donc le cadre de notre société contemporaine pour s’attacher à l’étude de ce phénomène dans les anciennes sociétés, occidentales en général, la France en particulier.
L’approche historique nous permettra de déterminer si, à l’époque antique comme au Moyen Age et aux périodes postérieures, nous relevons, dans les relations personnelles et sociales, les mêmes phénomènes d’incivilités manifestées par les jeunes enfants à l’encontre des adultes, parents, et toute autre autorité. Ou si c’est une forme complètement inédite de violence juvénile spécifique à notre société moderne, cette société capitaliste génératrice d’un individualisme exacerbé et d’un narcissisme outrancier. Auquel cas, pourquoi était-elle absente dans les anciennes civilisations ? Pourquoi envahit-elle et investit-elle la société moderne ? Comment interpréter cette dégradation des relations sociales entre les jeunes enfants et les adultes, les institutions ? Toujours est-il qu’elle reflète le non-respect de règles (normes) nécessaires à la vie en société.
L’objectif de notre recherche historique n’est pas de faire une historiographie chronologique et exhaustive. Mais de montrer à grands traits les caractéristiques des rapports existant entre les jeunes enfants et le monde des adultes (parents, institutions, l’autorité en général); et, par suite, déterminer l’existence ou l’absence des incivilités des jeunes enfants dans leurs relations avec les adultes et les institutions.
Il s’agit de faire de «l’histoire de l’éducation» mais pas au sens restreint et scolaire du terme. L’institution scolaire ne sera pas notre champ prioritaire de recherche. Nous nous intéresserons plutôt à l’éducation dans sa dimension collective et sociale. Nous étudierons les formes de socialisation et d’éducation en vigueur dans les familles entre autres, afin d’appréhender les relations nouées entre les adultes et leurs enfants.
- Quels étaient les rapports de l’enfant avec sa famille et avec la cité ?
- Ces relations étaient-elles marquées par des rapports conflictuels ou pacifiques ?
- Les jeunes enfants posaient-ils des problèmes d’incivilités dans ces sociétés ?
- Défiaient-ils et déniaient-ils l’autorité des adultes (parents, institutions)
- Comment se faisait la transmission des normes et des valeurs dans ces sociétés?
Enfin, nous formulons malgré tout les hypothèses suivantes qui nous serviront de fil directeur pour notre problématique : pour nous, nous conjecturons, car bien évidemment nous avouons notre totale ignorance historique sur le thème de notre recherche, que les incivilités des jeunes enfants devaient être absentes dans leurs relations avec le monde des adultes dans les anciennes sociétés à étudier. Ce faisant, nous en déduisons qu’elles sont inédites et intrinsèques à notre société moderne capitaliste.
Aussi notre démonstration, fondée sur une recherche documentaire historique, s’attachera-t-elle à confirmer ou infirmer nos hypothèses de départ. De surcroît, par notre approche théorique sur l’histoire des incivilités des jeunes enfants, nous espérons contribuer, par ce détour historique, à l’analyse de la problématique des incivilités dans notre société moderne. En effet, l’analyse des incivilités dans une optique historique sera également, pour nous, l’occasion d’interroger la pertinence des études explicatives réalisées par les multiples théories contemporaines sur les incivilités actuelles, à la lumière des données recueillies par nos recherches.
Par ailleurs, on a pu constater que nous employons le terme de «jeune enfant». Expliquons-nous : la terminologie actuelle, déterminant les classes d’âge de la population à étudier, les a tant fragmentées sous des termes variés (enfance, préadolescence, adolescence, post-adolescence, jeune, etc.) que nous avons opté, par commodité pour notre objet d’étude portant sur des «citoyens» âgés entre 8-10 ans et 15-17 ans pour le choix du vocable «jeune enfant». Car les auteurs des incivilités sont à la fois encore enfants ou à peine sortis de l’enfance, adolescents ou jeunes. Le terme jeune enfant nous semble plus approprié pour analyser le comportement déviant de cette tranche d’âge.
M. K.
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