Hommage à Mohamed Lemkami – L’homme de l’ombre mort l’Algérie au cœur (II)
Le défunt Mohamed Lemkami est l’exemple même de l’Algérien pour qui la patrie passe avant tout. Sa vie, il l’a passée à défendre les causes justes. Décoré de la médaille Athir – la plus haute distinction – pour son passé révolutionnaire, Mohamed Lemkami a consacré sa retraite à l’écriture de ses mémoires dont nous publions des passages choisis qui retracent le parcours de ce grand moudjahid qui a donné son nom de guerre à son fils pour que la flamme patriotique jamais ne s’éteigne après sa disparition.
Au cours du mois de janvier 1958, j’avais reçu une lettre signée du colonel Boumediene qui annonçait l’arrivée d’un groupe de cadres dont il fallait prendre soin et qui devaient arriver sains et saufs à leurs destinations. Il s’agissait de 20 jeunes qui avaient été mobilisés avec d’autres à travers le Maroc en août 1957 et qui avaient subi une formation politico-administrative et militaire par des professeurs qualifiés dans la première Ecole des cadres de la Révolution créée par le colonel Si-Mabrouk, alors encore commandant de la Wilaya V. Cette promotion d’environ 70 éléments avait été baptisée au nom du chahid Larbi Ben-M’hidi. C’était cette école dont nous avait parlé Jaber lors de la réunion des capitaines en octobre.
Effectivement, quelques jours après cette annonce, ils étaient arrivés, tous jeunes, avec chacun son arme et dans une tenue militaire toute neuve. Parmi eux, j’avais été agréablement surpris de retrouver deux que je connaissais : Mahrez Hocine surnommé Ouassini, que j’avais laissé à Rabat en attente, et Abderrahim Settouti dit Bouzid, que j’avais connu au collège de Slane, à Tlemcen. Il était bien plus jeune que moi, et lorsque j’étais en terminale en 1954, il devait être en classe de 4e ou de 3e.
Je n’avais jamais pensé que j’allais le revoir en plein maquis, lui que je voyais tous les matins à l’entrée du collège de Slane la main dans la main avec ce qui devait être probablement son grand-père, avec son pantalon marron golfe, des chaussures bien cirées et des chaussettes à carreaux qui montaient jusqu’au genoux. Il était très blanc et d’apparence très fragile. Il ressemblait plus à un européen citadin qu’à un campagnard comme moi. Je ne m’y attendais pas du tout à le revoir et encore moins à le voir dans sa belle tenue militaire, prêt à affronter la vie dure des maquis. Lui aussi s’était souvenu un peu de moi. On avait très vite sympathisé. Il allait jouer un rôle important en Zone 6, jusqu’à son arrestation au cours d’un accrochage non loin de Zemmora.
Quant à Mahrez Hocine, il tomba au champ d’honneur en Zone 5, près de Bedeau (Ras El-Ma). Il était en compagnie d’un groupe de moudjahidine quand cinq chars les avaient encerclés et bombardés dans une tente. Mahrez Hocine faisait aussi partie des jeunes de ma génération, originaires de Khémis. Son père était le chef du douar des Ouled Farès de la partie supérieure du village où j’habitais avec mes parents. Lui aussi avait suivi les cycles de l’école coranique de Si-Ahmed Dekhi, un autre taleb, et l’école publique de Si-Kada. Nous avions été ensemble en France dans le cadre du scoutisme. Il avait été interne à la médersa franco-musulmane de Tlemcen et était de la même promotion que Dghine Bénali, Hocine Senoussi, Djamel Brixi, Dib Mohammed et Rebib Ali. Il avait suivi la grève de l’Ugema et avait rejoint l’ALN en juillet 1957.
Ces jeunes officiers étaient répartis et affectés par groupes de 4 à destination des Zones 1, 4, 5, 6 et 7. J’avais appris que Hocine Mahrez devait se rendre en zone 5 et Abderrahim Settouti en Zone 6. Pour la Zone 1, nous devions garder Djamal (Chérif Belkacem), Omar (Noureddine Chiali), Rzine (Sid-Ahmed Osmane) et Sbaa (?). A leur arrivée, lorsque je les saluais un à un, j’avais remarqué que Djamal ne saluait qu’avec la main gauche, semblant souffrir de la droite. Il m’avait raconté que lorsque Boumediene l’avait salué à leur départ, il lui avait provoqué une déchirure musculaire au niveau de l’épaule droite en secouant très vigoureusement son bras.
Conformément aux directives très strictes de la Wilaya, il fallait donc trouver le moyen le plus sûr pour leur acheminement vers leurs zones avec le maximum de sécurité. J’avais désigné un groupe très expérimenté pour leur protection et demandé à l’aspirant Lazreg dit Salah (El-Oued Boucetla), qui était responsable de la base de Berguent, de préparer une liaison très sûre à travers la région qui n’était pas encore atteinte par le barrage frontalier. Pour détourner l’attention de l’ennemi sur une autre direction, j’avais durant plusieurs nuits de suite fait harceler les postes de Ravel, Perré, Sintas, Zouia, Deglen, Bouihi et Sidi Aïssa, plus au nord par rapport au point prévu pour la traversée vers l’Algérie.
C’était par une nuit sombre sans lune de début février 1958 que je les avais fait entrer ensemble par Khorchfia en camion tous feux éteints sur au moins 200 kilomètres à l’intérieur, pour arriver jusqu’au sud de Sebdou, au douar Laouedj. C’était risqué, mais ils étaient le lendemain matin très en forme, entre de bonnes mains chez l’habitant. Ma mission était terminée. Cette fournée de jeunes cadres qui allaient donner un sang neuf aux zones avait été suivie par un groupe de quatre retardataires affectés à l’ancienne Zone 3 d’Aïn Témouchent qui venait juste de perdre son capitaine Si-Merbah accompagné du commandant Chaâbane, de son vrai nom Taouti, tombés au champ d’honneur au pont des Issers au cours d’un accrochage avec l’ennemi.
Ces quatre retardataires n’avaient pas pu traverser du côté de Msirda, en Zone 2. En arrivant à la frontière, ils avaient, par peur, refusé de traverser. Tous les soirs, c’était le même manège. Je ne savais que faire avec eux. L’un d’eux, à chaque fois que je lui demandais de se préparer pour traverser, il se mettait à me chanter la chanson de Mouloudji, Le déserteur. Il la chantait très bien. D’ailleurs, il était impensable de les faire traverser en camion, comme leurs collègues. L’ennemi avait déjà repéré les traces de pneus sur la frontière et bouclé très rapidement toute cette région, en installant un autre tronçon du barrage frontalier avec ses projecteurs à longue portée, ses lignes électrifiées et ses champs de mines. Les lignes Morice et Challe allaient très bientôt arriver en Zone 8, du côté de Djebel Mzi, proche d’Aïn Sefra.
Ces jeunes cadres étaient certainement découragés depuis leurs nombreuses tentatives avortées via la Zone 2. Par la Zone 1, la situation avait empiré et il était difficile d’arriver sain et sauf jusqu’en Zone 3. J’avais alors posé la question à la Wilaya de me fixer sur leur sort. Boumediene m’avait donné ordre de les faire exécuter pour refus et indiscipline. J’avais préféré les éloigner dans la région de Tiouli, bien gardés par un groupe de djounoud dépendants de Salah avec instruction de ne les laisser prendre contact avec personne. Ils étaient restés là durant plus de trois mois. J’avais alors reposé la question à Boumediene qui était de passage chez nous pour inspecter les brigades spéciales. Il était très étonné de les voir encore en vie et m’avait donné ordre de les évacuer sur Oujda sous bonne garde.
Un soir très tard, c’était le 13 février 1958, Boumediene, plus triste et renfrogné plus que d’habitude, était revenu au PC alors qu’il n’était parti que la veille. Je ne l’avais jamais vu dans cet état. Il avait mis le capuchon de sa djellaba pour ne pas montrer qu’il pleurait. Sans rien dire, il m’avait tendu un message d’écoute des transmissions nationales, dans lequel il était annoncé la mort d’un grand chef de l’ALN dit Jaber, d’un autre dit Gherbi et la capture de deux autres. Il s’agissait d’El-Ghazi Boumediene, chef de région, et d’Ali Rebib, secrétaire zonal attaché à Jaber.
C’était un terrible coup dur pour tout le monde. Ce jour-là, Boumediene m’avait appris que Jaber venait tout juste d’être promu commandant, en remplacement de Chaâbane, mort au combat quelques jours seulement auparavant. Ainsi, Jaber était tombé au champ d’honneur sans prendre connaissance de sa nouvelle promotion. Tout de suite, Boumediene s’était repris, et en me chargeant d’assurer l’intérim zonal jusqu’à nouvel ordre, il m’avait demandé de lui suggérer des noms pour prendre des responsabilités au niveau de notre zone. J’avais cité les noms d’Ahmed Djelad, Djilali Guezzen, Ali Settaouti, Seddik Belkheir et d’autres dont je ne me rappelle plus.
La mort de Jaber avait ébranlé toute la zone. J’avais appris par l’un des témoins de l’époque que Jaber avait donné ordre à Ali Rebib de détruire les cachets, tous les documents et l’argent en sa possession, puis de sortir de la cache sans tirer pour sauvegarder sa vie. El-Ghazi Boumediene avait été blessé et Gherbi tué sur le coup. Avant de se donner la mort avec la dernière balle de son chargeur, Jaber avait tiré sur l’ennemi jusqu’à l’épuisement des munitions. Cela m’avait rappelé ce qu’il m’avait toujours répété, qu’il ne tomberait jamais vivant entre les mains de l’ennemi.
Sa disparition prématurée allait mettre, malheureusement, un point final aux deux importantes opérations qui étaient programmées, l’une contre le chef de la SAS de Khémis et l’autre contre le poste Ras Asfour. Au lendemain de l’indépendance, sa famille, durant des années, était simplement hébergée à Tlemcen dans un deux-pièces chez une famille bienfaitrice. Malgré mes nombreuses interventions auprès de plusieurs walis et de plusieurs ministres de l’Habitat, et jusqu’en 1993-94, elle n’avait encore rien obtenu.
Extrait du livre Les hommes de l’ombre
(Suivra)
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